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Idéographie¹ par Noé Soulier


Le contexte dans lequel on approche la théorie à l'université est très spécifique. Il existe des formats définis auxquels on doit se plier : conférences, cours, mémoires, essais… Ces formats conditionnent le type de discours que l'on peut produire. Les échanges se font entre des interlocuteurs spécialisés et selon des protocoles définis. Naturellement, ces formats ont leur raison d'être au sein de l'académie. J'aimerais utiliser le contexte du théâtre, qui implique des contraintes très différentes, pour transformer les conditions mêmes du travail théorique. Le contexte dans lequel on se place détermine pour beaucoup ce qu'il est possible de penser. En transformant le contexte, j'espère donc transformer ce possible. Les règles en place dans un contexte universitaire n'ont pas cours au théâtre et vice-versa. L'enjeu est donc double: qu'arrive-t-il à la théorie lorsqu'on change le contexte de son élaboration ? Mais aussi : comment l'utilisation du théâtre comme contexte de production théorique affecte-t-elle notre perception du théâtre lui-même ?

I.    Contexte et interprétations
Je ne citerai pas directement les textes, et je ne mentionnerai pas l'auteur, le titre et la période à laquelle ils ont été écrits. Chaque texte sera analysé en suivant précisément la manière dont il est construit : axiomes, inférences, exemples… C'est le contenu extrait de cette analyse qui formera le matériel de la composition. Il ne s'agit donc pas d'une lecture directe de textes existants, mais d'une reformulation. Ce n'est pas un travail d'acteur où l'on essaierait de donner vie à des textes existants, mais une pensée qui s'élabore oralement sur un plan structuré. Le travail d'analyse des textes fournira pour chacun d'entre eux des plans très précis qui seront les matériaux de base de la composition.
Lorsque l'on approche des textes théoriques, on est souvent confronté à une interprétation établie qui délimite la lecture que l'on peut en faire. Le fait de présenter ces idées hors de leur contexte permet de contourner cette lecture établie, et d'offrir de nouvelles possibilités de compréhension. Il s'agit d'élargir et d'ouvrir le champ des interprétations possibles, mais aussi de conférer à ces textes une urgence que l'approche habituelle tend parfois à émousser. L'interprétation établie rend souvent plus acceptables les idées et les positions que l'on trouve dans les textes. Elle nous offre une distance et un regard critique qui nous protège de la force perturbatrice de ces idées et qui nous empêche de réellement nous y confronter. Sans dénier toute la pertinence de la prise en compte du contexte dans lequel sont produits les textes, j'aimerai profiter de la liberté qu'offre l'espace artistique du théâtre pour conduire une autre lecture de ces textes où leur violence, leur incompatibilité possible avec nos positions actuelles, et leur capacité à nous interpeller seraient soulignées et non adoucies².

II.    Auteurs et œuvres
Les différentes théories seront entremêlées, et des théories appartenant à des domaines très différents seront juxtaposées. Ainsi, je pourrai analyser l'augmentation de la productivité générée par la mise en place de la division du travail dans une usine de clous (Adam Smith, La Richesse des Nations), puis la variabilité chez les pigeons domestiques (Darwin, L'Origine des Espèces) sans que l'on perçoive nécessairement que je passe d'un texte fondateur du capitalisme et du libéralisme à la théorie de l'évolution.
Dans La Mort de l'Auteur, Barthes remet en question l'autorité du point de vue de l'auteur dans l'interprétation des textes, et Foucault, dans Qu'est-ce qu'un Auteur?, pousse la critique encore plus loin, en s'interrogeant sur la pertinence de l'unité de l'œuvre dans l'analyse théorique. J'essaye ici de mettre en pratique cette émancipation de l'interprétation de l'autorité de l'auteur et de l'œuvre. En juxtaposant et en entremêlant les théories, j'espère susciter des liens, des correspondances, ou des oppositions entre des constructions théoriques qui n'ont à première vue aucun rapport. Je n'articulerai pas moi-même ces liens, j'essayerai plutôt d'offrir cette possibilité au spectateur. La simple juxtaposition des idées, sans commentaires particuliers de ma part, peut permettre au public de développer sa propre interprétation. Je propose un travail mental: comparer, distinguer, revenir sur ce qui a été dit, relever les contradictions, créer de nouveaux découpages, donner sens aux discours… Je ne détiens pas la signification de ce collage théorique. Il ne s'agit pas de développer une thèse en s'appuyant sur différents auteurs, mais de juxtaposer des éléments théoriques dans un ensemble dont le sens n'est pas évident de prime abord. Je n'essaierai pas de construire une conférence en choisissant des textes dont je peux analyser les liens à l'avance, mais au contraire de confronter ces textes sans préjuger de ce que produira cette confrontation. La plupart des discours théoriques sont orientés par une thèse. Il s'agit de proposer une certaine interprétation des choses, et de montrer toute la pertinence de cette interprétation. Ici, j'essaierai de construire un réseau d'idées sans l'organiser ou l'orienter vers une thèse que je défendrais. C'est peut être là ce qui constitue la spécificité de ce projet, et ce en quoi on peut parler d'un type de discours artistique et non simplement théorique.

III.    Composition
Le projet se compose de deux parties distinctes. La première est la juxtaposition de théories hétérogènes dont j'ai parlé jusqu'ici. Le matériel n'est pas composé selon une logique discursive mais à partir de stratégies de composition appartenant à d'autres domaines, particulièrement la musique et la chorégraphie. Ces stratégies pourront être soit des structures existantes qui déterminent l'ordonnancement (durées, répétitions, ordre…) des matériaux théoriques, soit des principes de composition qui guident le développement du discours. Certains modèles seront sûrement abandonnés, d'autres apparaîtront durant le processus. J'utiliserai ces types de composition pour éviter l'organisation du discours selon une logique argumentative, et pour constituer un réseau de concepts dont le sens et la portée ne sont pas prédéterminés. Il s'agit de produire un discours qui est pour le public comme pour moi un objet d'étude, et d'interroger quelles perspectives produisent ces différents modes de composition importés de la musique et de la chorégraphie au sein d'une construction théorique.
La seconde partie consistera à appliquer ces modes de compositions non pas à un corpus de théories hétérogènes mais à un argument spécifique. Je choisirai un argument conduit selon une logique explicite, tel que l'on peut en trouver chez Spinoza et Kant, ou Carnap. J'analyserai les différentes phases de cet argument pour le décomposer dans ses plus petits éléments, et je le recomposerai selon les modes de composition que j'ai mentionnés. Je suis curieux de voir comment cette recomposition affecte l'argument: est-ce que le sens change? Est-il encore possible de comprendre l'argument? À quel point le comprend-on? Est-ce qu'il peut devenir plus facile à comprendre? Peut-il exister quelque chose comme un flashback logique? (Si les prémisses viennent après la conclusion, ou si un exemple vient appuyer une proposition développée auparavant.) Je présenterai les différentes recompositions en incluant l'original parmi elles.
Il existe un précédent à ce type de recomposition. Descartes et Spinoza ont des manières très différentes d'exposer leur doctrines. Descartes reparcourt le chemin qui l'a mené à sa conclusion avec le lecteur, tandis que Spinoza présente l'argument à partir d'un minimum d'axiomes dont il fait dériver la conclusion selon des règles d'inférences définies. Cela produit deux types de discours différents: le discours narratif des Méditations Métaphysiques, et l'exposition systématique de L'Éthique. Dans les réponses aux objections aux Méditations Métaphysiques, Descartes, à l'invitation du Père Mersenne, offre une exposition géométrique du contenu des Méditations Métaphysiques. Cela produit une traduction d'un type de discours à un autre, et on peut se demander si la signification des deux textes est la même. J'entreprendrai un processus de traduction comparable, mais selon des modes de compositions étrangers à la logique discursive elle-même.


Texte publié dans le Journal des Laboratoires janv.-avril 2011


¹ L'idéographie ("Begriffsschrift") est un langage entièrement formalisé inventé par Gottlob Frege.

² Hannah Arendt, dans La Crise de la Culture, insiste sur la nécessité de nouvelles modalités de lecture des textes (probablement très éloignées de celles que j'élabore ici): "the thread of tradition is broken, and we have to read its authors as though no one had ever read them before".