Manifeste pour un autre regard sur notre présent
par Ariane Leblanc, coordinatrice de La Semeuse



Aujourd'hui, le vivant est la nouvelle conquête du capital. L'enjeu est considérable puisque toutes les dimensions de l'humain sont concernées : santé, nutrition, éducation, reproduction.

Le capitalisme fait preuve d’une incroyable capacité à anticiper et à assimiler toutes formes d’idées afin qu’elles soient transformées ou détournées de leur objectif premier, tout en prenant soin de garder les populations dans une croyance aveugle grâce à la “bienveillance des lois du marché”.

Désormais, la course à la propriété passe par le dépôt de brevets qui définissent les droits nouvellement acquis et par des avocats qui les défendent. Encore a-t-il fallu pour cela que le vivant devienne brevetable. Jadis, seules les inventions pouvaient l'être, et non pas les découvertes. Aux États-Unis, le tournant date de l'année 1980 avec un arrêt de la Cour suprême qui a, pour la première fois, autorisé le dépôt d'un brevet sur un être vivant, en l'occurrence une bactérie transgénique. L'Europe a suivi. En juillet 1998, la directive européenne 98/44 sur les biotechnologies a rendu légale la brevetabilité des animaux, des végétaux et des éléments isolés du corps humain, comme les gènes, « toute matière biologique même préexistante à l'état naturel du moment qu'elle soit isolée de son environnement naturel ou produite à l'aide d'un procédé technique » peut être brevetable.

À supposer que le marché devienne une matrice d’organisation très étendue de la société, on déduirait que tout ce qui régirait notre environnement pourrait être considéré comme pouvant faire l’objet d’une transaction monétaire. Le bien commun de l’humanité qu’est la nature pourrait désormais être approprié à des fins de privatisation. Ces modes individuels ou collectifs d’appropriation ont une histoire, en particulier en lien avec les terres, les ressources en matières premières et en eau. Cela s’est développé avec les appropriations collectives des domaines afin d’en tirer un meilleur profil pour des certaines multinationales, comme Total par exemple qui investit dans le pétrole, les énergies renouvelables mais aussi dans la culture.

Il s'ensuit un déchaînement des luttes concurrentielles pour le contrôle de cette propriété, dont l'enjeu est l'expropriation du plus grand nombre de paysans et la constitution de chasses gardées des territoires par les multinationales. Les laboratoires occidentaux prospectent sur la génétique de la flore des pays en voie de développement et vendent à un coût dérisoire des brevets aux entreprises comme Monsanto ou encore Dupont-Pionner s’appropriant ainsi des plantes utilisées par les peuples indigènes depuis des siècles, les privant alors de la possibilité de les exploiter.

Fort de cette analyse, comment peut-on juger la situation contemporaine ?  Quelle confiance pouvons nous avoir en ce que nous consommons ? Comment peut-on penser notre société humaine sans valeurs humaines pour l’encadrer ? Faute de s’étendre sur le respect de la personne et de son environnement nous risquons de tout ramener à sa valeur productive, à celle d’un automate producteur et consommateur normalisé calculant en permanence l’optimisation de son bien matériel.

La diversité est une notion qui se réfère à la différence, à la variété. L’existence de la diversité du vivant est considérée comme un actif important pour l’humanité dans la mesure où cela a contribué et contribue à la connaissance que nous avons aujourd’hui de l’environnement dans lequel nous vivons. En effet la compréhension d’un objet de réflexion peut s’enrichir par la diversité des points de vue et l’ouverture du regard que nous portons sur lui.

La subjectivité inconsciente normalisée initiée par la culture capitaliste possède une fonction hégémonique qui produit des systèmes d’échanges unilatéraux. Proposée puis imposée, la culture de masse étouffe les dissemblances du vivant. Monsanto et Sygenta qui aujourd’hui forment la même entreprise contrôlent près de 50% des semences mondiales. Cela passe par une uniformisation des graines rendues stériles et vendues aux agriculteurs qui produisent à perte car ils sont obligés de racheter de quoi produire chaque année. L’objectif est la dépendance alimentaire car, il l’ont bien compris, le contrôle de la  production de la nourriture permet le contrôle des populations.

Entré en vigueur en 1995, l’accord sur l’agriculture de l’OMC vise à faciliter l’accès aux marchés, notamment par l’abaissement des droits de douane (de 36 % entre 1995 et 2000). Il a de fortes répercussions pour les pays pauvres, avec une hausse des importations au détriment de la production locale : selon la FAO, dès 2002 le Bangladesh avait doublé ses importations agricoles quand l’Afrique voyait sur ses étals l’arrivée massive de produits alimentaires de base importés. L’ouverture des marchés a en effet été réalisée dans des conditions très inégales : elle met en concurrence une agriculture intensive et spécialisée du Nord et de certains pays agro-exportateurs du Sud (Brésil, Thaïlande, Vietnam…) avec une agriculture familiale diversifiée et non aidée. C’est donc surtout l’agriculture industrielle qui sort gagnante : difficile d’en être concurrent quand les écarts de productivité entre agriculteurs africains et européens sont de 1 à 500.

La souveraineté alimentaire est un concept présenté par Via Campesina, réseau mondial d’organisations paysannes, lors du Sommet de l’alimentation de la FAO, qui s'est tenu à Rome en 1996. Il s’agit d’un droit international laissant la possibilité aux États ou aux groupes d’États de mettre en place des politiques agricoles les mieux adaptées à leurs populations sans impact négatif sur les populations d’autres pays. La souveraineté alimentaire s’oppose ainsi aux principes de l’OMC. Complémentaire de la sécurité alimentaire qui concerne la quantité d’aliments disponibles et l’accès des populations à ceux-ci, la souveraineté alimentaire accorde de surcroit une réelle importance aux conditions sociales et environnementales de production. Elle insiste sur le fait que les aliments ne sont pas que de simples biens de consommation car elle valorise les savoir faire traditionnels des paysans. Elle défend les systèmes alimentaires locaux afin de minimiser la distance entre producteur et agriculteur et de rendre la gouvernance au producteur.

Défendons nos producteurs locaux!
Reprenons le pouvoir sur ce que nous mangeons!
Rendons ses droits à la nature! 

Aujourd’hui, La Semeuse travaille à revaloriser le geste du troc. L’intention est de permettre à cette plateforme de recherche pour une biodiversité urbaine de devenir un lieu d’information et de réflexion sur les problématiques contemporaines des organismes génétiquement modifiés. La réappropriation de la production alimentaire passe par l’information de ce que les multinationales, liées aux politiques gouvernementales, imposent aux producteurs et par voies de conséquences aux consommateurs. Pour cela La Semeuse œuvre à mettre en place un réseau de troqueurs en île-de-France afin de favoriser l’échange des graines, des plantes, d’expériences. Ceci afin de générer entre et avec les participants du troc une indépendance de productions locales, mais aussi d’ouvrir à un public plus large ces questions afin de réaffirmer le pouvoir d’agir de tous. Des temps de réflexions et d’ateliers seront mis en place sur ces questions de la graine, de la plantation mais aussi de la nourriture, en s’appuyant sur les savoir-faire de chacun et en particulier des acteurs du quotidien d’Aubervilliers.


Paris, mai 2016