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ENTRETIEN /  Pauline Simon  Mathilde Villeneuve

 

16 août 2016, 16h30. Ascension de l’Etna par Mathilde et Pauline.
Elles sont parties de Syracuse à 10h du matin ; depuis midi la chaleur s’est progressivement atténuée, grâce à la végétation fertile du volcan qui rafraîchit son environnement. En arrivant au sommet, elles parcourent l’horizon brièvement, sortent deux sièges pliables en toile beige, posent leur sac à dos. Pauline et Mathilde ont une casquette, une gourde d’un litre pour deux et un livre : Les Techniciens du sacré, anthologie établie par Jérôme Rothenberg (l’anthologie regroupe un ensemble de poèmes, chants et textes « traditionnels » de toutes provenances géographiques et temporelles). Mathilde sort un cahier de notes et un enregistreur.




Mathilde : Ça faisait longtemps qu’on n'avait pas marché ensemble. J’adore me mettre au rythme de ton déplacement, tout en pointillé, concentré, désaccordé ; gravir un volcan avec toi, c’est comme faire du crochet.
Bon, tu es prête ?

Pauline : Oui, allons-y.

Mathilde : Avant que nous parvenions au sommet, tu me racontais, au sujet de ta pièce Postérieurs (le futur n’existe pas mais des futurs insistent), que tu étais passée d’un désir initial d’étudier notre relation au futur à un travail sur l’Apocalypse. Pourquoi et comment s’est opéré ce glissement ?

Pauline : Par des textes, et des événements sans doute. Nous avons entamé les répétitions avec toute l’équipe des interprètes de Postérieurs le 15 novembre 2015 à Paris, soit deux jours après les attentats. Je pense que cela a laissé une empreinte, parce qu’on ne pouvait faire autrement que de parler du futur, tout en prenant en compte les catastrophes du présent. Mais ce thème, il m’est tombé assez étrangement entre les mains, car je suis habituellement plutôt de nature optimiste, je peux rester d’ailleurs complètement hermétique à beaucoup de traitements (cinématographiques, notamment) de l’Apocalypse, bien plus hermétique encore aux théories de l’Apocalypse.

L’Apocalypse qui m’intéressait était celle que d’autres ont décrite ou vue (dans la mythologie), celle qui n’est qu’action, mouvement, métamorphose. Celle qui ne crée pas de commentaire dans sa forme (la narration) mais peut quand même mener à une parabole indirecte, ouverte, sur un niveau politique ou intime. [ Pauline pense : il faut quitter le vieux monde ]. C’est celle-ci qui me touche, je ne la supporte que poétiquement. [ Et nous sommes sur un Volcan. ]

Mathilde :  Tu me rappelais, quand nous commencions à manquer un peu d’oxygène tout à l’heure, que l’Apocalypse c’était aussi un moment de révélation ?

Pauline : L’Apocalypse, chez les catholiques, c’est « le livre de la révélation », mais, en grec, la traduction, c’est d’abord le « dévoilement ». Le terme s’est chargé, au fil des siècles, d’une série de connotations qui l’ont éloigné de son sens d’origine pour finir par évoquer une catastrophe massive et violente, il est devenu populaire pour de mauvaises raisons.
Les récits d’Apocalypse constituent pour moi un genre littéraire déroutant, en plus d’être à l’origine sans auteur (on présume Jean de Patmos, mais on ne sait pas très bien qui il était).
Un « dévoilement sans auteur», tout ça concourt vite à la mystique... mais si la mystique est un lieu capable de révéler le caché parce qu’il fait confiance aux champs de forces et aux intuitions, et si c’est un espace capable d’accueillir les contraires (à l’inverse d’un discours d’autorité figé et univoque) alors, oui, sans doute, il faut lui dérouler le tapis rouge, politiquement et individuellement.

Mathilde : Comme dit Charles Peguy, la politique nait de la mystique, la mystique est le jaillissement de tout civisme, c’est la force invincible des faibles. [ Et ça c’est merveilleux, pense Mathilde. ]

Pauline : Dans l’anthologie de Jérôme Rothenberg, le fait que l’on ne connaisse d’emblée ni l’auteur, ni véritablement la culture à laquelle le texte appartient, laisse beaucoup de place pour s’y sentir curieusement inclus.
Dans la pièce, il y a un jeu de mise en abîme constante de l’Apocalypse, par l’élégie, la disparition et le dévoilement, des collections de fins, des au revoir. Cette mise en abîme est une sorte de prestidigitation artisanale, un processus. On côtoie aussi un « langage primitif », même si c’est beaucoup plus abstrait, souvent, et que cela se manifeste surtout par un travail sur le rythme, le chant, la présence d’une créature au milieu des autres figures qui se ressemblent, la relation groupe-soliste.

Mathilde : Qu’entends-tu pas « langage primitif » ?

Pauline : Si tu me permets de citer, il y a une belle définition, toujours dans ce livre, qui m’éviterait de dire trop de bêtises. [ Elle cherche une page, puis lit à voix haute ]

« Primitif équivaut à complexe. Il n’y a pas de langues dites "primitives" inférieures, ou sous-développées. De toutes parts sur terre, l’évolution des langues a engendré des structures d’une grande complexité. [...] Un simple changement d’intonation dans la langue hopi permet des nuances d’une subtilité infinie dans l’usage des verbes qui désignent les différentes sortes de mouvements. »

Par quoi on remplace primitif, alors, pour la suite de notre entretien ?



Mathilde
: Par rien pour le moment.
[ Silence. Bruit d’insectes. Pauline. Mathilde. Premier rêve partagé. Voir la lave sans être brûlé. Geste de dépôt de fleurs. Pauline ne parvient désormais plus à dire « primitif » à voix haute, mais continue de lire le poème en silence. ]

« Un son, un rythme, un nom, un rêve, un geste, une action, un silence, chacun des éléments pris séparément (mais aussi dans leur ensemble) peut ainsi servir de "clé". En dehors de ça, la logique, n’y est pas plus de mise qu’un sens trop figé, ou abstrait. Un objet se transforme (peu importe en quoi) sous l’impulsion d’un contexte, tel qu’il se présente. Les formes sont souvent "ouvertes". La causalité est souvent négligée, le poète (qui peut aussi être le danseur, chanteur, magicien, etc., en fonction de ce que requiert l’évènement) maîtrise un ensemble de techniques susceptibles de "résoudre" (et de fondre en un tout) les propositions apparemment les plus contradictoires. Mais par-dessus tout, il y a un sens-de-l’unité qui environne le poème, une conception de la réalité agissant comme un ciment et unifiant la perspective qui relie

le poète et l’homme
l’homme et le monde
le monde et l’image
l’image et le mot
le mot et la musique
la musique et la danse
la danse et le danseur
le danseur et l’homme
l’homme et le monde. »

Mathilde : Ça me rappelle l’Islande. Je crois que c’est là que j’ai pris conscience pour la première fois que j’étais reliée, vraiment reliée, que mon corps s’incrustait dans son environnement, faisait craqueler de son poids la glace ou les rochers anthropomorphes, se réchauffait dans les geysers, que chacun de mes pas déposait sur la mousse épaisse et humide une empreinte indélébile, j’étais connectée à la tectonique des plaques, au vent qui déboulonne les pierres et balaie les herbes rases.

Pauline : Tu es peut-être un peu comme Charlotte King alors ?        
Elle pouvait ressentir les mouvements de la Terre, mais encore plus que
toi !

Apparemment, une condition physique permettrait à certaines personnes de ressentir dans leurs corps les changements telluriques imminents. Il s’agit de prédiction sismique biologique, de « géosensibilité »1. Charlotte King pouvait prévoir les tremblements de terre, car son corps émettait  “des signes”. à vrai dire d’énormes migraines.
Cette faculté permettant d’être à l’écoute de la Terre et de pouvoir prédire les signes annonciateurs, ça concerne aussi d’une certaine façon ce que nous faisons dans la pièce. Par moments les corps se font capteurs, ou signaux du monde extérieur,  témoins d’une échelle qui les dépasse complètement.

Paula, par exemple (une des interprètes), traduit en dansant une vision du futur qu’elle re-élabore chaque soir. Il y a donc quelques moments volontairement pensés comme des expériences de réception, et où l’écriture est instantanée. Ou, inversement, des expériences de signalisation, lorsque Aude (une autre interprète) décrit les corps au public en tant que phénomènes climatiques... Le statut des corps est très mobile, et c’est pour moi le propre de la danse de Postérieurs, un corps d’arlequin composite tentant de prendre en compte la complexité d’une catastrophe, ou d’une crise.

Que peut la danse ? Ces femmes ? Que peuvent leur sensibilité ?
Je pense qu’elles peuvent beaucoup de choses ; les interprètes, pour moi, sont, chacune à leur manière, des visionnaires en puissance. Des Charlotte Queen, capable, à travers leur danse, d’opérations magiques.



Pauline : On pourrait laisser cet exemplaire de l’anthologie aux Laboratoires d’Aubervilliers en septembre, quand la pièce sera montrée ?

Mathilde : Oui, on peut même faire quelques marques-pages avec des fleurs pour ceux qui nous plaisent particulièrement. Par exemple, ça :



Pauline : J’achète !

Mathilde : Tu achètes quoi ?

Pauline : J’achète « l’idée de laisser le livre disponible marqué avec les fleurs du volcan. »
[ Mathilde et Pauline cueillent quelques plantes en dessinant des chemins circulaires. Mathilde se demande si elle ne commet pas d’erreur en prenant une grosse fleur jaune qu’elle ne connaît pas. La fleur s’affaisse une fois cueillie et dégorge un suc vermeil. ]




Mathilde : Qui est cette figure de Kinder, dans ta pièce ?

Pauline : C’est un demi-dieu inventé, moitié hooligan, moitié ouragan... un anarchiste plus ou moins éclairé. Les catastrophes naturelles portent des noms et des prénoms, El Niño, La Niña, Katarina... Ici, c’est Kinder. Il fait disparaître des créations tantôt magnifiques tantôt horribles ; le principe de l’ouragan, c’est qu’il agit sans distinction, ni système de valeurs.
Kinder, se rapproche aussi de la figure très ambiguë du « trickster » [2] appelé aussi « décepteur » ou « fripon divin » qui transforme la nature, créateur et pitre, impur mais délivrant la médecine, violateur de tabous au « profit » du groupe.

Si l’Apocalyspe est toujours plus ou moins reliée à la question du Salut, (la libération, délivrance des pêchés) dans mon esprit c’est surtout une forme de libération de la réalité, un renversement qui ouvre la voie.
Je n’ai pas construit cette parabole pour qu’une morale y figure comme point d’orgue. Souvent, les contes de l’anthologie de Rothenberg se terminent même en queue de poisson, sans résolution ou avec une résolution brutale... L’important, pour moi, est d’activer ces images, et d’évoquer ce mouvement de la disparition sans concession.

La perte est peut-être autant matérielle que culturelle ; quand je relisais les textes de l’anthologie, je me rendais compte que je ne suis qu’à peine une citoyenne du monde, et que je connais majoritairement l’histoire des puissants du XXIe siècle... la perte culturelle liée à la domination blanche est immense.



Mathilde
: Kinder est-il blanc ?

Pauline : Oui, je crois bien, même laiteux.
[ Une famille de scorpions et un gecko passent rapidement, à quelques mètres de Mathilde et Pauline. Ils semblent fuir. Le gecko s’arrête soudain et leur tire des grimaces jusqu’à la contorsion. On dirait qu’il danse un message, et ses petites pattes ventousées gonflent… ]

Mathilde [ sans détourner son regard du petit animal ] : Michaux rêve de plier les chutes les unes sur les autres jusqu’à les transformer en bouclier du rire [3]. Dans Postérieurs, il y a autant de chutes du monde que de chutes humoristiques ?

Pauline : Oui sans doute, il y a cette tentative de montrer « de l’humain », souvent... Je ne sais pas trop quoi dire sur l’humour. Mais je pense que je me suis beaucoup constituée avec des jeux, qu’ils soient éducatifs, chorégraphiques ou juste amicaux. C’est le début souvent idéal pour moi d’une interaction avec des inconnus. J’ai par moment besoin de poser ces codes, avec le public, qui sont aussi des codes d’accès dans le tumulte étrange de la pièce. Si Postérieurs est « drôle », c’est seulement parce que drôle est autant à prendre au sens d’« amusant » que de « très étrange ». Je voulais à un moment appeler cette pièce La Vallée de l’étrange, ou Uncanny Valley. Il faut peut-être chercher à changer de rire sur les choses...
[ Mathilde jette un œil sur ses notes et se souvient que ce n’est pas très bon signe quand même lorsqu’à l’abord d’un volcan les animaux fuient. ]

Mathilde : Quel est ce chant qui accompagne ce moment de l’Apocalypse ? On dirait un opéra...

Pauline : Ça s’appelle War Song, c’est de Shin Ichiro Ikebe, qui a travaillé à partir de chants de guerre japonais anciens [ évite-t-elle le mot primitif ? ]. Je suis touchée par les chants qui ont une fonction pour un groupe. War Song est un hymne pour se donner du courage avant de partir combattre. Un autre, plus tard dans la pièce, est une lamentation funèbre pour le passage du défunt dans l’au-delà.
Nous avons aussi travaillé et inventé les danses dans cette idée, POUR quelque chose, POUR que quelque chose advienne (pour le ralentissement du monde, notamment). Ce POUR est une énonciation très dynamique pour mon imaginaire, qui formalise le fait que quelque chose se produit et transforme la réalité. Et nous tentons de partager cette croyance, bien sûr ; la magie et les miracles s’officialisent seulement s’il y a des témoins.
La musique de Ikebe me plaisait beaucoup car elle est à la fois très composée, subtile et tribale, directe et agissante. Elle m’évoquait immédiatement une narration de quelque chose de grandiose, de l’ordre du cataclysme, même si elle peut aussi être très drôle ou fantasque. Je n’ai jamais entendu une chose pareille en fait. Il faudrait que mes oreilles sortent plus souvent.

Mathilde : Et le Japon ?

Pauline : Le Japon.
[ Pauline se lève, et sort de son sac un masque en bois fin et chevelu et la gourde, puis danse comme pour imiter le gecko aperçu tout à l’heure. ]

Pauline : C’est une légende que j’ai rencontrée en vrai !
[ Mathilde reste interdite ; elle vient de boire dans la gourde que lui tendait Pauline. ]

Mathilde : Elle a un goût bizarre, ton eau, tu me dis ce que c’est ?
 
Pauline : [ Se dodelinant toujours avec son masque, prenant une voix aiguë. ]

C’est une drogue, Maaaaaathi Aaaamie,
elle rend labile, Maaaathi Aaaaaamie, elle fluidifie.
J’ai déjà dit tant de choses Maaathi Aaaamie, tant et tant !
Tu chauffes, et brûles ! Tu es tout proche.
Fais donc friiiiire les fleurs-marque-pages !
À toi de dire au Volcan
À toi de dire au Volcan
Postérieurs ! Postérieurs !
Ce que tu as vu vu vu vu
Ce que tu as vu vu vu vu.

[ Le regard de Mathilde se fige comme pour trouver l’équilibre. Elle avale plusieurs fois sa salive. ]

Mathilde : C’est le début. Se décrochent du noir quatre silhouettes aux gestes ralentis qui se rapprochent. Tu me dis une danse pour le ralentissement du monde, une danse comme un acte magique. Elles sont des apparitions qui fonctionnent ensemble et séparément, elles forment des figures, des figures animales, leurs déplacements entraînent leur métamorphose, elles se reconfigurent lentement. Androgynes, toutes de soies chatoyantes et de bretelles noires vêtues, elles dansent muettes avec leurs yeux exorbités, des yeux d’hippocampes démis de toute volonté, clignotants, agités par la seule force de leur milieu. Puis leurs mouvements s’accélèrent dans l’espace, dans l’accélération ils s’accordent sur un même tempo, leur corps devient support de joyeux claquements de doigts, mains et bottines au sol, des danses de claquettes de bon alois scandées par des épisodiques bonsoirs de chacune des convives comme pour dire bonsoir public nous sommes bien avec vous là ici maintenant tout ce qui va advenir vous concerne.

Et puis un geste se produit, un geste archaïque qui enclenche le récit : l’une d’entre elles  éventre un sac, un sac comme un bout d’intestin à qui on aurait fait un garrot pour éviter qu’il ne s’épanche, un sac plein à craquer, recouvert d’une brillance argentée pop, qu’elle écartèle calmement, s’apprêtant à lire dans ses entrailles pour l’haruspice, et en sort un œuf. Cet œuf, c’est la vision délivrée, c’est le trésor de l’enfant, l’enfant qui, avec une méticulosité clinique, vient de trancher la gorge de sa poupée pour vérifier qu’elle avait un dedans.

C’est alors qu’une deuxième séquence démarre. Celle des tableaux vivants qui se reconfigurent entre deux roulements de grosse caisse. Face à la pauvreté des tableaux vivants qui tentent d’esquisser quelque chose en trois gestes et deux objets, la fille, dans un effort d’exhaustivité, nous fait goûter à son délire interprétatif ou médiumnique, celui capable d’extraire d’une image toute sa puissance d’évocation. Son opiniâtreté à convoquer les éléments naturels (roche, montagne, mer) les fait apparaître. Dans son obstination à voir, elle ouvre le regard. Elle dit "C’est beau hein putain."
Au gré de son effort à nous persuader de l’incarnation réelle de ce qui nous est présenté elle se dit émue par ses propres mots, son émotion, elle la tourne en dérision, elle en fait des tonnes, elle aspire les h, comme pour ramener à sa bouche les mots d’un autre temps, elle dit "ça me rend très sentimentale." La nature se tient debout devant elle, vivante et foisonnante. Une nature permanente, mythique (Janus est là), il suffit désormais de l’énumérer pour la faire exister. Elle dit El Niño... le travail... un glissement de terrain... une tentative d’approche... un cœur.
Changement de vitesse, tout se renverse, annonce du déluge, crash musical entamé par le chant martial japonais. Si le monde est convoqué, c’est pour mieux le pulvériser.

C’est un enfant, Kinder, qui en est le responsable. Kinder va tuer futur. Kinder rentre dans la transe du chant guerrier et va tuer futur. Kinder dynamite le monde, fait advenir le chaos, dézingue à coups de rafales intérieures. Les éléments disparaissent en s’avalant, une cosmogonie sans frontière où tout est dans tout. Je lis ainsi les dauphins dans les arbres les arbres dans les voitures les voitures dans le goudron le goudron dans les sauterelles les sauterelles dans les lits. Que le monde aille à sa perte, c’est la seule politique... Elle dit quoi, encore, Duras ? Elle dit tout est dans tout partout tout le temps.

Tout se désintègre, dans le discours, se désintègre en fusionnant, les temporalités fuient, se transpercent les unes les autres, tout s’accélère sur le plateau, les phrases à l’écran se percutent au point de ne plus pouvoir s’inscrire sur ma rétine, elles deviennent des pulsations, les pulsations d’un cœur qui s’apprête à exploser. Tu me dis c’est l’orgie mondiale des éléments. La tornade vitalise tout sur son passage, c’est tout sauf la mort, elle est orgasmique. Le système est grippé, les échelles inversées, l’ordre cosmique est mis en suspension, l’espace verbal est mystique, il cueille les contraires, tu notes épuisement des sensations.
Alors que la musique tourne en boucle jusqu’à l’étouffement, les corps reprennent possession de l’espace par des tentatives d’échafaudage de châteaux de sable qui n’en finissent plus de s’effondrer et de se reformer. Puis, c’est la ronde désarticulée, la danse macabre des pantomimes qui retournent à l’obscurité.

Pauline : Mathilde ?

Mathilde : Oui.

Pauline : Où sommes-nous ?

Mathilde : Au sommet de l’Etna.
J’y suis venue il y a six ans, je dévalais la pente de sable noir avec mon enfant dans les bras. À gauche à droite rien que des touffes arides vertes fluorescentes qui déployaient leur brindilles en éventail comme des coraux marins. J’avais l’impression qu’à chaque foulée je m’enfonçais dans le magma du monde, un magma séché qui pouvait désormais supporter notre poids et nous faire rebondir sans nous engloutir. L’étendue était immense, elle me rendait immense par son immensité, l’inclinaison de la montagne accélérait notre mouvement, j’étais un caribou, une chèvre, un kangourou avec son gosse accroché à sa poche et je riais de tout mon estomac.

[ Pauline retire son masque et termine la gourde. Les deux restent encore là quelques heures pour assister à la suite des phénomènes étranges que le volcan leur offre. En se quittant le lendemain, elles se donnent rendez-vous sur la faille de San Andreas, proche de Los Angeles. Là-bas, elles pourront continuer de parler d’art, du monde et des catastrophes en adoptant un point de vue différent sur l’art, le monde et les catastrophes, tout en se nichant sur les plus belles catastrophes en puissance du monde. ]




 

Toutes les citations non précisées sont issues de Les Techniciens du sacré, une anthologie établie par Jérôme Rothenberg, version française Yves di Manno, Paris, Les éditions José Corti, «Merveilleux» n°35, 2007.

 

 

1. Mot emprunté à la brochure publiée à l’occasion de l’exposition de Gaëlle Cintré, Géopoétique d’une catastrophe, galerie La Box, Bourges, 2015.

2.  http://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1969_num_175_1_9394

3. Propos de Boris Wolowiec: voir le site: <http://www.boriswolowiec.fr/>.