L'horizon du projet: de la temporalité de la création
par Bojana Kunst
(traduit par Clémentine Bobin)


L'un des termes les plus largement utilisés ces dernières décennies entre les artistes, producteurs/trices et autres acteurs/trices du monde de la culture est sans doute celui de projet. Nous sommes tous  et toutes impliqué/es dans différents projets, probablement plusieurs à la fois, finalisant les anciens, en lançant de nouveaux, prenant continuellement part à cet implacable mouvement projectif de production. Le projet implique l'idée que nous sommes en mouvement vers l'achèvement de quelque chose; de l'invention à la finalisation, du lancement d'un processus à sa mise en oeuvre, tout cela d'une manière cependant spécifique: celle d'une progression vers une finalité prévue. Le mot projet est aujourd'hui tellement galvaudé dans la culture et l'art contemporain que la fréquence à laquelle il est prononcé est en soi une raison de s'en méfier. Cette dénomination, à laquelle il est impossible d'échapper, utilisée en référence à toute sorte de produits culturels et d'oeuvres d'art, contient une dimension temporelle particulière qui n'a jamais été abordée ni étudiée en tant que telle. Dans ce court essai, je souhaite donc réfléchir à la façon dont cette temporalité particulière encadre les processus artistiques actuels de réalisation, de collaboration et de création: le projet est devenu l'horizon ultime de la création contemporaine. Il y a quelque chose de déroutant dans la temporalité projective du projet: quelle que soit la myriade de possibilités offertes, il projette son propre achèvement comme horizon absolu du processus de travail. Le problème tient donc dans le fait que, indépendemment des ouvertures et transformations qui s'opèrent dans cette temporalité projective, le temps futur est envisagé comme une chronologie continue avec le passé, le sens émerge d'une continuité progressive.

Notons néanmoins que la banalité et la quotidienneté de l'usage du terme projet reflètent le fait qu'il est souvent utilisé comme un signifiant vide de sens, un concept qui n'implique rien de précis, ne dénomine rien, n'ajoute rien à ce qui se déroule dans la réalité. Le terme est, d'une certaine façon, un recours pragmatique pouvant couvrir un nombre infini d'actions et de créations. On pourrait par conséquent suggérer que je fais trop de cas ici de ce qui n'est qu'une utilisation pragmatique de ce terme particulier au travail artistique. Mais je ne crois pas. Je me souviens de ce qu'a écrit Myriam Van Imschoot à propos d'un autre mot «vide» que nous utilisons pour décrire le travail artistique dans la communication quotidienne. Elle parle du mot «intéressant», souvent utilisé aujourd'hui comme une description, un adjectif, sans que référence soit faite à l'objet ou à l'oeuvre - qui sont pourtant ce qui présente de l'intérêt. Une même abstraction du langage est à l'oeuvre dans le mot projet, la référence à la temporalité du travail n'étant jamais remise en question. La fonction de dénomination de «projet» n'est pas seulement celle d'une notion spécifique, c'est aussi celle d'une attitude temporelle ou d'une forme temporelle, qui attachent à la projection vers l'avant l'idée d'un achèvement. Une grande partie de ce que font les artistes aujourd'hui semble être prise au piège de ce temps projectif, jamais approché ni remis en question. Ce que l'on risque finalement d'obtenir, ironiquement, est une abstraction absolue (un «projet intéressant»), qui pourrait même être utilisée comme valeur spéculative indéfinie au sein de la communauté des producteurs/trices culturel/les et des artistes: le «projet» se dote instantanément d'une certaine qualité, dès qu'on le dit «intéressant».

L'abstraction douteuse du mot projet est une première raison pour laquelle il est nécessaire de remettre en question et de démanteler le terme: il doit être travaillé au corps, du fait de son indépendance dangereuse et de l'effet centrifuge de sa dynamique temporelle. Une deuxième raison tient dans le fait que la temporalité projective du travail a des conséquences multiples et aberrantes pour les individus impliqués dans le flot continu de la création de projets, en particulier dans les domaines culturel et artistique. Son omniprésence abstraite semble absorber littéralement l'expérience du travail artistique et de la création, modelant la temporalité particulière de la subjectivité qui se charge de le mener à bien. La temporalité projective est étroitement liée à la perception subjective du temps; on pourrait avancer que les subjectivités contemporaines sont vécues de plus en plus souvent sous la forme d'une simultanéité de projets, publics, privés, sociaux, intimes, etc. La temporalité du projet semble donc infuencer également le rythme de la transformation de la subjectivité, qui doit tout en restant flexible tendre vers un accomplissement, une réalisation, une mise en oeuvre. La temporalité projective du travail et de l'activité est indissociable de l'accélération de cette même activité; l'inattendu ne peut alors surgir que de la crise, de l'épuisement et du retrait. Ce mouvement perpétuel vers l'achèvement et la consommation s'avère donc être également une dynamique rigide et destructrice de progression, sa flexibilité étant elle-même destructrice pour la subjectivité et son environnement collaboratif. La subjectivité est abstraite des contextes de travail particuliers, tendant vers l'uniformité, effaçant les différences entre les communautés de travail et désamorçant en cela leur force politique.

La raison derrière tout cela est le constant manque de temps, une privation de temps en quelque sorte, qui est bien entendu paradoxale si l'on considère le champ des possibilités futures que le projet implique. Il semblerait que plus il y a à projeter dans le futur, plus il existe de possibilités à mener à bien, et plus le temps vient à manquer pour se maintenir, pour durer, et pour rendre possible des relations sociales, discursives, politiques ou intimes. Le projet devient l'horizon ultime de notre expérience subjective. Non sans ironie, l'un des termes les plus utilisés dans le cadre de la production artistique, en référence à la finalisation du projet (en particulier dans la sphère académique, mais de plus en plus dans le domaine des arts), est celui de deadline - littéralement de «ligne mortelle». Á la fin du projet semble donc se trouver une limite mortelle, un achèvement pur, la consommation de la vie créative, sans expérience possible de l'après. En même temps, l'impression illusoire que le cycle continue pour l'éternité allège en partie cette tension - il y a tellement de projets à mener à terme. Le projet est l'horizon ultime de la création parce qu'il nous échappe tout autant que l'horizon réel, qui s'éloigne au fur et à mesure que nous essayons de l'approcher. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas, en chemin, une forme d'accomplissement et de consommation. Dans cet infini projectif, de nombreuses lignes mortelles restent au contraire à franchir, et il y a beaucoup à consommer: le futur semble radicalement fermé, avec ses multiples possibles. La privation de temps paralyse l'imagination et la création de mouvements radicaux, et désamorce toute expérimentation avec le temps présent.

La temporalité projective serait donc aujourd'hui un mode de production prédominant dans l'art et la culture en général. Elle influence également la façon dont la valeur culturelle et artistique est aujourd'hui exprimée, et dont par exemple l'art et la culture contemporains formulent leur droit à être soutenus, financés et présentés au public. Au lieu d'affirmer la valeur même de la création, le droit (humain) à l'imagination, la création de formes nouvelles et de déformations radicales, au lieu d'en affirmer la valeur propre par la seule association des potentialités humaines et de la communauté, sa valeur est le plus souvent réaffirmée à travers l'énumération évaluative des projets, à travers l'hyper-production. L'énumération des projets, leur efficacité statistique et leur succès, l'hyper-production des inventions et des interventions dans l'espace social - tout cela aboutit souvent à une revendication justificative qui voudrait que l'art et la culture soient importants parce qu'ils représentent une part vitale de l'économie contemporaine et de la production de valeur. Cependant, ce type de production induit une fragmentation de l'intérêt et des relations politiques et une abstraction de tout contexte: l'importance est mesurée et appliquée en référence à un modèle de plus en plus général, en référence au nombre et à la visibilité des projets. Une telle affirmation prive la création et les oeuvres d'art de leur potentiel, et jette le travail de l'artiste dans une compétition acharnée dont l'art ne peut sortir vainqueur. Le problème vient du fait que l'art ne peut déterminer la valeur spéculative du projet comme la spéculation financière le fait pour l'investissement; il appartient profondément au public et n'est donc «qu'attirance vers le néant», pour reprendre l'idée de Giorgio Agamben. Il appartient au public afin d'être rattrapé, réapproprié et reformulé à travers de muliples temporalités différentes. Quelque chose de fondamentalement différent est apporté à la pratique de la création dès lors que l'on met en relation cette pratique de travail au temps. Ce qui est en jeu dans la pratique artistique n'est pas une spéculation autour de sa valeur, une mise en vente constante ou une dissémination de ce qu'elle peut engendrer; il s'agit au contraire de la force pure de l'imagination, de la création de formes à travers lesquelles nos vies en commun peuvent être perçues et actualisées, de modes d'invention qui prennent part au potentiel d'action de l'être humain.

Les tensions et l'impression de fragilité dans la production culturelle contemporaine trouvent leur source dans la contradiction profonde qui existe entre la pratique artistique et la temporalité projective: une contradiction profonde entre le travail et son horizon projectif (ce qui ne vaut d'ailleurs pas seulement pour le travail artistique, mais est vrai du travail en général). Le temps entre l'idée et l'achèvement du travail est entendu comme une progression (un mouvement vers quelque chose à terminer, un mouvement vers la finalisation). Cette progression peut prendre des tours inattendus, être pleine d'expérimentation, donner lieu à une grande variété de situations créatives et de dynamiques. Malgré cela, le projet doit projeter dès le départ son propre épuisement, il doit anticiper et évaluer son achèvement dès ses débuts, et travailler à son propre aboutissement. Notons que notre action, quelle qu'elle soit, est toujours conjuguée au futur, ne serait-ce que parce que toute activité s'envisage dans la durée; il y a toujours une temporalité du faire. Mais la vraie question n'est pas là: le travail est-il réellement immédiatement inséparable de son aboutissement, de l'accomplissement de l'acte? L'invention n'ouvre-t-elle pas plutôt la voie à différentes relations de coexistence, à une pratique de réarticulation du langage et de déplacement de l'activité, à un espace d'imagination et d'actualisation humaine, différant en cela d'une fuite en avant vers sa finalisation?

Malgré l'impression de flexibilité et de dynamisme créatif que donne la création constante de projets, celle-ci est en réalité facteur d'immobilisme et non de changement - mieux encore, elle épuise cette immobilité. Il faut également mentionner le futur rétrospectif spécifique à la notion de projet: celui-ci ouvre de nombreuses possibilités, mais tout doit en même temps être planifié à l'avance dans le but d'atteindre un futur pré-envisagé. Le projet agit comme un horizon prévisionnel, offrant un large champ de possibles mais pas de réel changement. Le temps du projet n'est pas celui de l'évènement, qui ouvrirait la brèche de l'inattendu, avec une disjonction du temps. Il s'agit plutôt d'un temps administratif, au sein duquel certaines possibilités sont mises en oeuvres, d'autres pas, sur cette ligne progressive qui va de l'idée à l'achèvement. Il est particulièrement intéressant d'observer que le temps administratif du projet entraîne une augmentation de la charge du travail administratif, et exige de l'artiste et autres travailleurs des compétences de gestion specifiques (d'évaluation, d'autoévaluation, de présentation et de candidature, etc.). Ce n'est pas sans raison que l'artiste a été élevé en modèle du travailleur créatif précaire ces dernières décennies - au moins en partie parce qu'elle/il est profondément impliqué/e dans le temps projectif. Le rôle social et public de l'artiste se voit également modifié en profondeur: la dimension publique du travail est aujourd'hui imaginée comme projetée, comme l'arrivée à ses fins, et non comme le dénouement de la pratique inverse, celle du travail et de la création. L'élément public est donc perçu comme une conséquence du fait que l'art soit devenu une part importante de l'économie, et non comme la conséquence de l'activité créative elle-même.

Je voudrais conclure cet essai introductif à ma résidence au sein des Laboratoires d'Aubervilliers par cette affirmation: il n'existe pas d'utilisation neutre ou anodine du terme projet, le simple fait de le prononcer implique une temporalité particulière du travail artistique, et le projet est en cela une mise en forme dangereuse et envahissante du travail contemporain. Tout travail et toute activité sont bien sûr temporels, tout ce que nous faisons est systématiquement lié à un temps à venir, ne serait-ce que parce que notre activité elle-même s'inscrit dans le temps. Cependant, il existe une différence très nette entre le travail considéré comme durationnel parce que l'activité de travail elle-même s'inscrit dans la durée; et le travail projectif, qui dure en raison d'une progression vers son propre achèvement. Cette différence peut être comparée à ce qui sépare l'aventure de la quête: le projet pencherait plutôt du côté de l'aventure (de nombreuses possibilités sont ouvertes, mais toutes doivent mener à une fin qui les épuise, si l'aventure en est bien une) que de la quête - au sein de laquelle le temps se consume dans l'activité elle-même, dans sa seule endurance. Une façon d'approcher et d'étudier de façon critique la conception projective problématique du travail artistique est précisément d'évoquer la nature durable et permanente du travail, de se confronter à la relation particulière que le travail entretetient avec le temps. On a pu l'observer dans diverses tentatives d'artistes qui, ces dernières décennies, ont abordé la durée comme une stratégie puissante pour renverser la forme dominante de temporalité. Une autre façon de se confronter à la temporalité projective dominante serait d'intervenir directement dans le rythme de production, et, de fait, produire de manière continue et excessive, de façon à ce que chaque moment «(in)signifiant» du projet produise une myriade de traces, de preuves, de suggestions, de discours, etc.; de cette façon, le projet lui-même se verrait dépassé par la force pure de l'activité. Enfin, il est peut-être possible d'affirmer subversivement la nature projective du travail contemporain dans les domaines de l'art et de la culture, en postulant littéralement la projection comme condition sine qua non du travail. Par cette approche, le projet est entendu d'une façon tellement absolue que la libre possibilité de sa mise en oeuvre apparaît finalement comme sa limite ultime et incontournable.


Texte publié dans Le Journal des Laboratoires, sept-déc. 2011