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Compression| Opération dans la parole qui fait gagner du temps. Des stratégies de réduction à différentes échelles contractent la parole, précipitent le discours et créent des effets particuliers.


En 1985, dans un entretien télévisé, Françoise Sagan décrit ainsi ses habitudes d’écriture: elle rédige d’abord un premier jet à la main dans un cahier, puis elle lit ses brouillons dans un dictaphone à destination de la personne qui sera chargée de les dactylographier. Elle explique que sa diction est si rapide et si confuse que la dactylographe est obligée de ralentir la vitesse de défilement du magnétophone pour étirer sa parole et comprendre le sens des mots. Françoise Sagan est en effet célèbre pour son débit caractéristique: une manière inarticulée de suivre la vitesse de sa pensée, parfois au détriment de l’intelligibilité du discours. La phonation littéralement mange les syllabes, les mots se fondent les uns dans les autres, les intonations se couchent, la parole crépite et semble sans cesse en avance sur elle-même: si on peut la qualifier de comprimée ou de compressée, c’est au sens où le discours lui est contenu dans un organe trop étroit. On entend comme une pression de la pensée contre (ou dans) la parole, qui demande en retour une opération de décompression de la part de l’auditeur ou de l’interlocuteur pour rétablir le texte du discours et recevoir l’information.

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Dans le domaine informatique, le terme de compression désigne la compression de données (encodage mp3, mpeg, divX, FLAC...): on compresse un fichier numérique au sens où on en supprime une partie des informations (les redondances ainsi que les informations les moins «nécessaires», par exemple les aigus d’un fichier son). L’objectif d’une telle opération est de réduction: le fichier compressé occupe tout simplement moins d’espace de disque dur. 
On distingue habituellement compression avec perte et compression sans perte. Même s’il y a toujours perte dans la mesure où certaines informations sont bel et bien retirées du fichier, cette perte affectera plus ou moins la transmission selon que l’on considère pertinent tel ou tel type d’information: la compression utilisée pour le téléphone, par exemple, altère fortement le timbre de la voix, mais elle est conçue de manière à garantir l’intelligibilité du message verbal, soit une transmission sans perte problématique; en revanche, on peut être sûr que le même procédé appliqué à une composition de Salvatore Sciarrino en ferait manquer les informations les plus essentielles.
Par ailleurs, comme souvent, la perte ne va pas sans occasionner du gain à un autre endroit: dans la compression du son, l’élision des fréquences aiguës produit certains artefacts très particuliers (qui relèvent de l’ajout d’informations dans le spectre), lesquels sont très souvent utilisés en tant que tels par les musiciens électroniques (cf. le «glitch» ou la musique 8-bit).

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Si on applique métaphoriquement cette notion à la parole, comment identifier les procédés qui, mis en œuvre au cours d’une production verbale, compressent des segments de parole? Ces compressions correspondent-elles à des intentions? à des accidents? à un répertoire verbal particulier?
On ne parlera ici de compression que comme opération, c’est-à-dire phénomène observable. Il ne s’agit pas de répertorier les réductions inscrites dans l’histoire de la langue, mais de les repérer en acte. De ce point de vue, l’usage de l’acronyme UNESCO, par exemple, ne constituera pas une compression car il ne vise pas à remplacer, pour celui qui parle, l’expression «Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture»: le mot est lexicalisé. En revanche, si dans le fil du discours, un locuteur passe de «les deux sont souvent liés» à «L.D.S.S.L.» comme dans cet extrait de Grand Magasin, il opère bel et bien une compression.
La compression de la parole comprend donc toujours deux termes: un segment de référence (l’énoncé tel qu’il serait normalement attendu) et un segment compressé (résultat de l’opération). Le segment de référence peut être immanent à la compression, c’est-à-dire présent dans le même événement de parole: on assiste alors à l’opération qui va progressivement remplacer l’expression extensive par sa forme réduite, comme dans l’exemple de Grand Magasin. Mais le plus souvent, ce référent est contextuel, c’est-à-dire qu’il est donné par une norme ou un étalon en vertu duquel la compression apparaît à l’auditeur comme remarquable ou saillante. Ce sont donc les participants, les locuteurs eux-mêmes qui, d’une certaine façon, rendent intelligible une opération de compression, et, corrélativement, la nécessité de sa décompression. C’est le cas par exemple de la suite d’extraits de MC Jean Gab’1: la compréhension de l’information passe par une décompression lexicale qui requiert une connaissance contextuelle particulière, celle à la fois de l’argot d’Audiard et de la langue de Booba.

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On peut distinguer différentes échelles ou plans de compression:
— Une séquence de mots est prononcée de manière si précipitée que la phonation compresse les mots et les syllabes (plan phonétique ou articulatoire): c’est ce qu’on entend dans l’interview de Françoise Sagan évoquée plus haut. Dans un extrait tiré du film L’Esquive, la compression phonétique est d’autant plus remarquable qu’elle s’applique à un texte écrit, en l’occurrence une scène de Marivaux dite à toute vitesse: l’injonction scolaire de respecter littéralement le texte interdit au locuteur de modifier les paramètres syntaxiques ou morphologiques, ce qui produit un effet d’emboutissement des syllabes les unes dans les autres. Ce genre de compression se voit stylisée de manière exemplaire par Jaap Blonk dans son poème sonore Der Minister: en expurgeant progressivement les voyelles et diphtongues d’une expression donnée, Jaap Blonk vide progressivement l’énoncé aussi bien de sa mélodie que de son sens, et le concasse en une suite de contoïdes purement percussifs:

der minister bedauert derartige äusserungen
der minister bedauert derartige äusserungen
der minister bedauert derartige äusserungen
der minister bedauert derartige äusserungen
der minister bedauert derartige äusserung n
der minister bedauert derartige äusser ng n
der minister bedauert derartige äuss r ng n
der minister bedauert derartige ss r ng n
der minister bedauert derartig ss r ng n
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der minister bedauert der rt g ss r ng n
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der minister bedau rt d r rt g ss r ng n
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der minist r b d rt d r rt g ss r ng n
der min st r b d rt d r rt g ss r ng n
der m n st r b d rt d r rt g ss r ng n
d r m n st r b d rt d r rt g ss r ng n
usw.

— Des mots ou des locutions sont littéralement transformés (plan morphologique). Les abréviations sont des opérations très courantes en français, où la réitération d’expressions in extenso peut s’avérer vite fastidieuse à l’oral. Le but de cette opération est d’éviter la redondance: soit on omet de prononcer fastidieusement chacun des mots d’une expression assez chargée, soit on se dispense de prononcer en entier un mot long dont la seule mention de la première ou des deux premières syllabes permettront la compréhension. On distingue les syncopes (suppression d’une syllabe complète au milieu d’un mot ou d’une locution), les apocopes (suppression de la fin du mot), et les aphérèses (suppression du début d’un mot, comme dans «bus»). Dans un extrait de rap de Seth Gueko, on entend ainsi une syncope («qu’est») et des apocopes («keb’» et «mif’»). Dans les lectures du poète Jérôme Game, les énoncés sont arbitrairement coupés, souvent au milieu de mots, obligeant l’auditeur à reconstituer mentalement les moitiés manquantes, avec toutes les équivoques qui en découlent. D’autres types d’abréviations, très courantes dans la langue usuelle, relèvent de l’usage d’acronymes ou de sigles. Sans parler même des noms propres qui subissent très fréquemment ce sort, il arrive souvent, comme dans l’extrait de Grand Magasin cité plus haut, que l’on se mette dans un contexte donné à remplacer une locution par les initiales des mots qui la composent: «PPJ» pour «Projet pour une jurisprudence» ou «NTO» pour «Nature Theater of Oklahoma». L’écrivain David Foster Wallace (DFW) était un grand amateur de ce procédé, qui par exemple au fil d’une nouvelle lui faisait substituer l’acronyme COC à la locution «compulsion onaniste clandestine», cette compression créant artificiellement un effet de hâte en même temps que de cryptage (voir plus bas les «effets de jargon»).
— Des énoncés subissent des élagages dans leur structure (plan syntaxique): suppression des articles et des «constituants gouverneurs» (pronoms, prépositions), jusqu’à des pans entiers de l’énoncé. L’asyndète par exemple est ainsi une figure qui réduit une phrase en en supprimant les liens logiques et les conjonctions. Le langage dit «télégraphique» tel qu’il est utilisé dans le télégramme, supprime pour sa part les éléments contingents de l’information: articles, pronoms, conjugaisons, etc. Ce genre de compression syntaxique peut aussi relever du procédé poétique: dans le poème Cheval-Mouvement d’Olivier Cadiot, on remarque ainsi, en plus d’abréviations sur le plan morphologique («demi-ar» pour «demi-arrêt»), l’usage d’infinitifs sans sujet ni auxiliaires verbaux (on attendrait «il faut»/«je vais»/«est-ce que tu peux le» [ralentir]), sans parler du procédé principal du poème qui consiste à accoler un sujet et une action, compressant en deux mots le cheval (ses fonctions et ses allures, l’équitation et l’écart, la ritournelle et le galop) et tout mouvement (oiseaux, vents, voitures, soleil, planètes).
— Un mot, une expression ou une phrase vient remplacer des pans entiers de discours (plan rhétorique). La langue est pleine de stratégies de substitution visant à éviter les répétitions; ainsi les pronoms (personnels, démontratifs, relatifs) compressent les énoncés pour lesquels ils valent: ils peuvent être systématiquement décompressés à condition d’avoir connaissance du contexte. De nombreuses stratégies rhétoriques pourraient ici être répertoriées.
Un autre extrait d’une lecture d’Olivier Cadiot montre par exemple l’usage ironique qu’il fait du «etc.»: compression de tout un implicite donné comme obvie mais ouvrant en réalité sur une multiplicité d’interprétations laissées à la fantaisie de l’auditeur. À l’inverse, il arrive que dans un mot ou deux soit contenu tout un implicite très formalisé: c’est le cas du «oui» du mariage, compression de tout le contrat matrimonial tel qu’il vient d’être énoncé par l’autorité étatique ou religieuse. Dans l’extrait de la cérémonie de mariage de Diana Spencer et du Prince Charles, on entend bien en quoi le «I will» prononcé par les époux est lourd de tout ce qu’il représente pour l’État britannique, la Royauté anglaise, l’Église anglicane, la famille des Windsor, et sans doute aussi l’amour du couple princier. On peut comparer ce moment à celui qui suit, où les contractants sont tenus de répéter mot à mot les termes de l’engagement.
Un autre exemple de compression rhétorique nous est donné par certaines formules ou certains slogans: ainsi «Oui Papa, oui Chéri, oui Patron, y’en a marre!». Dans la désignation ironique de l’autorité patriarcale c’est tout un discours féministe des années 1960 et 1970 qui se voit compressé.
À une autre échelle, il arrive souvent qu’on reprenne en la nommant une argumentation ou une référence que l’on a précédemment avancée, de manière à ne pas avoir à la répéter. On notera également les raccourcis qui s’appuient sur une connaissance commune d’un déroulement logique, d’une voie de causalité, etc. Cela se fait parfois simplement en citant le nom d’un auteur qui par métonymie compresse l’ensemble d’une théorie déjà évoquée ou bien donnée comme connue par l’ensemble des participants.

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Si la compression est par définition une réduction, si elle s’accompagne nécessairement d’une certaine déformation ou d’une perte d’informations, elle produit aussi en retour toute une série d’effets de parole.
— Effet de vélocité. Par les procédés morphologiques et phoniques cités plus haut, la compression précipite le débit de l’élocution et du discours. En l’amputant d’éléments que l’auditeur est chargé de reconstituer par lui-même, le locuteur gagne en vélocité. Ainsi, dans une autre scène du film L’Esquive, une adolescente essaye de convaincre un ami de l’accompagner à une répétition de théâtre. Elle précipite ses arguments qui se bousculent et s’entrechoquent; elle a recours a des syncopes courantes voire admises («franch’ment» pour «franchement», «s’te plaît» pour «s’il te plaît», «y’aura» pour «il y aura», «j’te» pour «je te», «j’kif’» pour «je kiffe») et en crée de nouvelles à la volée; soit toujours par suppression de syllabe, de plus en plus hardie (du «t’as ‘u» pour «t’as vu» qui vient de «tu as vu», «t’t’ça» pour «tout ça» jusqu’aux singuliers «ac’pagne-moi» pour «accompagne-moi» et «n’veau c’stum’» pour «nouveau costume»); soit par suppression d’espace de ponctuation («franchement, tu vois» devient «franchementuvoi» (ici le «franchement» est complet)). D’autre part, hésitation et compression entraînent un bégaiement où le gain en vélocité est une perte en concision («Comme ça, t’as ‘u, ss ss! franch’ment t’as vu, si si... on joue bien», la pensée n’est pas déroulée, on passe directement à l’argument: «franch’ment si si... on joue bien»).
— Effet de bouillie. Le marmonnement appuyé et la manducation des mots aplatissent le texte et le réduisent à l’état de babil ou de presque- charabia, devenir-bruit de la parole. Dans Hibernatus, Louis de Funès mâche littéralement son récit et le recrache en une suite d’onomatopées plus ou moins explicites agrémentée de bouts de phrases («vous savez e’m dit», «monsieur», «chapeau», «qu’est-ce qu’è’ veut dire?»), ponctuée de conjonctions («et», «alors») pour parodie de structure. Quant à Michael Pitt, au début de Last Days, il mâchonne à vide jusqu’à faire apparaître une suite d’idiomes qui aussitôt s’évanouit remplacée par un nouveau mâchonnement et ainsi de suite : «......mmmh mh !.................. mh come because of you, choi...... mh......... choi’ gone tired...... mh... if you actually go there...............harder... because you......»

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— Effet d’hypotypose. Ce qui pourrait être décrit par des moyens verbaux extensifs se voit compressé en un mot ou en une onomatopée, produisant une expression aussi brute que frappante, qui s’applique à résumer toute une action en même temps qu’à forcer l’adhésion de l’interlocuteur. Dans son poème Battaglia di Adrianopoli, le poète futuriste Filippo Tommaso Marinetti exprime les rafales de mitraillettes, les explosions, les sabres qui s’entrechoquent ou les hennissements des chevaux par les onomatopées afférentes: «Ratatata! Boum Bim Bim! Tak Zing Zing! Hiii Hiii!» De Funès, pour son compte, utilise son célèbre «Paf!» à toutes les sauces. Si, dans le présent extrait d’Hibernatus, «Paf!» raconte l’explosion de l’épouse du personnage, il sera, ailleurs, l’irrévocabilité d’une interdiction, la disparition d’une maison, l’annulation d’un accord ou, plus intériorisée, la marque de l’étonnement du personnage de Funès racontant l’étonnement d’un autre personnage.
— Effet de brouillage. Quelle que soit sa cause ou son usage, la compression morphologique et syntaxique altère les mots eux-mêmes et brouille parfois leur compréhension. Quand Louis de Funès sépare, émonde, intervertit, mélange et recompose son texte («cet insigne de... paraît rosette, cet ce ruban de paraît indigne, ben moi... de conserver peu seu... ce déchute de m’lais’ré déchoir»), l’écriture de Pierre Guyotat, en revanche, compacte le récit, écrase et presse les idiomes et les phrases qui se régurgitent par bribes plus ou moins intelligibles: «... rope la glue d’une part marine ote droite ranifle l’j l’jus sein de gauche expulse le jus vénérien d’une part dieu gauche sans bulle d’un enculé sexterpe droite miroite d’un macalé gratte prat’sa chair d’anus à la gente publique...(2) »
— Effet de jargon. Dans la mesure où leur déchiffrement implique une communauté d’usages entre acteurs linguistiques, certaines compressions peuvent avoir pour effet de marquer nettement l’appartenance de ces acteurs au(x) collectif(s) avec le(s)quel(s) ils partagent des pratiques langagières, et par là même d’en renforcer plus globalement le caractère communautaire et relationnel. Dans ces cas, le langage compressé s’apparente à un langage codé qui n’est accessible dans le détail précis de ses sous-entendus et connotations qu’au seul collectif qui le produit, le partage et le reproduit.
Alors que dans un sketch, Les Inconnus parodient les comptes rendus de la Bourse avec une tirade truffée d’acronymes abscons, c’est sur un plateau de télévision que Michel Rocard propose «que nos amis téléspectateurs comprennent quelque chose» et, avec sa vélocité hors norme, explique à Nicolas Sarkozy: «Vous venez de reprendre mes chiffres, s’f [pour «sauf»] que vous avez repris en nominal au «jorjelour» [pour «jour le jour»], 36% de hausse des salaires en Europe sur 15 ans, 6% aux États-Unis, défalqués de la hausse du dollar et vous êtes sur ce que je disais. (Inspiration) Donc nous sommes d’accord.» Pendant ce temps, le rap compresse, compacte et comprime en recyclant et inventant (principe des argots et sabirs): ainsi RimK parle «pour ceux qui sont au hebs’ [en prison, d’après l’arabe], aux proxos [proxénètes, d’après l’argot des voyous], aux p’tits frelons [de frelot, frère en argot] qu’aiment boxer, mett’e des crochets, aux toxos [toxicomanes, d’après l’argot des voyous] qu’ont pas encore décroché [se désintoxiquer, d’après l’argot des drogués], mesure le taux d’risque, all 13 [équipe, expression générique américaine], y’a pas d’rouchette [?], vidéo amateur X, KX avec des gros pots d’compet’ , mon nom traîne dans les enquêtes (...)».