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Le catalogue raisonné de l’oeuvre de Jérôme Bel donne à voir et à entendre chacun de ses nouveaux spectacles comme une réponse à la question «que faire après ça?», comme si une limite remettant en question la représentation elle-même avait été à chaque fois franchie. Pourtant le spectacle continue, et se poursuit aussi la quête définitionnelle du «médium» que Bel travaille au corps: le spectacle, encore. Cette finalité constante n’empêche pas l’artiste de se lancer dans un aggiornamento quant aux moyens mis en oeuvre.

Dans un récent entretien (1), Jérôme Bel fait état, au sein de son oeuvre, d’un virage qu’il qualifie de «rupture épistémologique». S’agissant de danse contemporaine, l’emploi de pareille expression peut étonner. Il nous faut néanmoins comprendre que Jérôme Bel l’utilise à dessein. L’épistémologie, c’est, en quelque sorte, une métathéorie, théorie de la science, étude critique de la méthode scientifique, devenue, plus généralement, théorie de la connaissance. Quand, dans un mouvement auto-réflexif, le chercheur, le philosophe, sont amenés à considérer et à qualifier leur propre système de pensée dans son rapport au monde, ils se font épistémologues. Le plus souvent, néanmoins, l’épistémologie porte sur un domaine tiers et n’est pas auto-réflexive. Jérôme Bel mentionne, au nombre de ses influences, la pensée de Gaston Bachelard, le philosophe français qui forge l’expression «rupture épistémologique» avant qu’un autre penseur, Louis Althusser, ne vienne la redéfinir. Pour Bachelard, le chercheur doit dépasser les «obstacles épistémologiques» qui empêchent ses connaissances de prétendre au statut scientifique. Il lui faut prioritairement rompre avec ses opinions et les opinions communes, rompre, par un questionnement permanent, avec l’inertie qui guetterait en permanence l’esprit scientifique. «Accéder à la science, c’est spirituellement rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé (2).»
C’est à un semblable affranchissement qu’en appelle pour lui-même Jérôme Bel qui se propose désormais, au sein de ses spectacles, non plus de représenter, mais de transmettre un savoir. Pareille visée donne un tour non plus seulement métaphorique, mais presque littéral à l’ambition épistémologique du chorégraphe français. Et ceci, d’autant plus que l’accession de Jérôme Bel à la «science» n’est pour lui, jusqu’à présent, qu’un nouveau moyen de poursuivre son entreprise de définition de sa discipline d’élection, la danse et, plus généralement, le spectacle. Le repentir intellectuel, le constat des erreurs passées sont, selon Bachelard, ce qui a permis à de nombreuses disciplines de se faire sciences, de se définir comme nouvelles disciplines à mesure qu’elles redéfinissaient leur rapport à leur objet d’étude, leur rapport au réel.
Chez Jérôme Bel, la discipline est artistique mais le discours paratextuel tient par maints aspects de l’épistémologie bachelardienne. Dès lors, il paraîtra naturel de retrouver cette raison là dans le catalogue raisonné actuellement progressivement mis en ligne sur un site internet dédié, conçu par Yvane Chapuis, Rebecca Lee et l’artiste lui-même. Par ailleurs, l’instructif entretien avec Rebecca Lee donne encore quelques utiles explications sur cet objet rétrospec- tif. Pourquoi, déjà, une rétrospective? Pour dresser une archive au moment de tourner la page. Parce que la page est déjà tournée, les erreurs ont conduit à la rupture («épistémologique»), puisque depuis deux spectacles (3) Jérôme Bel tente de changer de paradigme (pour emprunter, cette fois, le terme plus récent et qui serait sans doute déjà plus approprié, de Thomas Kuhn) en essayant de remplacer la représentation par des procédures documentaires (là où il s’agit en fait plus précisément de témoignages donnés en représentation), en cherchant à remplacer l’interprétation incontrôlable du spectateur par son assimilation d’un savoir.
Il était donc légitime d’envisager la constitution par Jérôme Bel d’un catalogue raisonné comme une nouvelle oeuvre répondant à ce nouveau cahier des charges artistique. Pourtant, l’artiste s’y refuse, sa réponse à la question de Rebecca Lee est nette: il ne faut voir là qu’une archive, un constat, un état des lieux. Mais de quoi s’agit-il? D’un «catalogue raisonné»? Connaissant la science des titres de Jérôme Bel (lui qui se réclame de Marcel Duchamp) pareil titre ne saurait être choisi avec légèreté. Nommer, poser par le nom l’existence des choses, est un des moyens de l’approche «littéraliste» de Jérôme Bel, c’est l’occasion d’une dé-hiérarchisation c’est-à-dire, souvent, l’ambition d’aplanir les différences.
Si «épistémologie» renvoyait à quelque forme de pensée non artistique, «catalogue raisonné» renvoie à quelque type d’ouvrage non chorégraphique. On entend habituellement par catalogue raisonné un ouvrage rétrospectif consacré à l’oeuvre d’un artiste plasticien, qui dresse l’inventaire exhaustif des items de la production dudit artiste et qui est accompagné d’un discours extérieur, d’un «discours d’expert» (historien ou critique d’art) qui vient encore asseoir l’autorité de l’oeuvre en en énonçant la raison. Pour son catalogue raisonné, Jérôme Bel décide de donner de chacun de ses spectacles un aperçu fragmentaire et d’en énoncer lui-même la raison. Des entretiens filmés permettent à l’auteur de présenter le processus de création qui précède et qui vient ensuite nourrir chaque spectacle. Ces entretiens sont périodiquement interrompus par des extraits des captations vidéographiques des spectacles. Chaque spectacle de Jérôme Bel donne ainsi lieu à un film et les interlocuteurs de l’artiste – Christophe Wavelet, Xavier Le Roy, Yvane Chapuis ou encore Jan Ritsema – changent d’un film à l’autre. Malgré la participation de ces personnalités fortes, le catalogue raisonné donne lieu à une appropriation par l’artiste du discours sur son oeuvre. Si l’on ne sent pas particulièrement de connivence dans la plupart des questions posées par ses interlocuteurs, seul Bel lui-même se permet quelques critiques explicites sur son propre travail, son regard rétrospectif(4) lui octroyant une distance temporelle propice au doute ou à l’auto-critique.
En écho aux préceptes bachelardiens (la rupture comme remède à des erreurs qui font office de stimuli), s’élabore alors une dynamique de l’échec qui, si l’on veut faire image, ressemble bien plus à un jeu de saute-mouton qu’à une spirale. Chez Bel l’échec est stimulant, il est attendu, fabriqué, thématisé. Car Jérôme Bel n’a de cesse de scander comme leitmotiv de son oeuvre ses tentatives scrupuleuses, mais toujours fatalement vouées à l’échec, de faire de la danse. Il y a toujours, chez Bel, ce jeu chafouin avec la danse, ce prétendu complexe qui vient compliquer la réception de ses spectacles. Que les spectacles échouent (comme toute oeuvre) par certains aspects, c’est banal de le dire, qu’ils échouent à faire de la danse, c’est moins sûr. Mais cela fait partie de l’autorité hagiographique de l’artiste lui-même que de jouer, hors-scène, cette comédie-là.
Sortir de la danse pour toujours mieux y revenir, faire de la danse par d’autres moyens que la danse, faire de la danse un sujet bien plus qu’un moyen d’expression. Pour Bel, les moyens d’expression ressortissent au théâtre, au mime, à l’art contemporain, au sens habituel de la multidisciplinarité, mais ils se montrent aussi disposés à convoquer (à l’instar, d’ailleurs, de l’art contemporain) les procédures les plus diverses, procédures documentaires, procédures scientifiques (ainsi que tend à le suggérer la référence à l’épistémologie bachelardienne), autant de procédures exogènes à l’art. Cette volonté de sortir de sa «discipline» artistique tout en se situant aussi dans un en-dehors par rapport aux autres disciplines (non artistiques) sollicitées, pourrait relever du tropisme décelé dans certaines pratiques contemporaines par Brian Holmes: le mode extradisciplinaire (5). Et ceci, d’autant plus que selon Holmes, ce recours à des regards ou à des compétences croisés sert souvent une logique réflexive qui «indique le retour critique au point de départ, qui cherche à transformer la discipline initiale, à la désenclaver (6) (...) ». Cette démarche, s’originerait chez Bel dans la «rupture» qu’il voudrait établir par ses deux derniers spectacles, mais elle n’est cependant pas encore tout à fait patente. L’extradisciplinarité, pour Holmes, ce n’est pas seulement l’emprunt de procédures exogènes, c’est aussi l’intérêt pour des contenus extérieurs à l’art mais aussi le travail avec des membres de ces autres champs de recherche. Or Jérôme Bel semble désormais privilégier un mode de relation du réel, le témoignage, qui a pu avoir son heure de gloire dans la sociologie bourdieusienne ainsi que dans le cinéma documentaire, mais qui est aussi très prisé dans le monde médiatique. Par cette dernière parenté, Bel contribuerait finalement plus à étendre le spectacle scénique au spectacle médiatique et social, au spectacle global, qu’à se situer aux frontières entre des domaines hétérogènes. Si bien que le retour critique consisterait surtout à mettre en crise une discipline d’élection –la danse– en important des moyens relativement inusités mais sans se départir d’une sorte de téléologie narcissique qui rappelle, sous cet aspect, l’ambition moderniste.
Nous voulons parler ici de certaines obsessions essentialistes de ce modernisme qui tendent à découvrir puis à exalter les éléments définitoires d’un medium. Redéfinir la danse, chercher à en détailler, par soustraction, les éléments substantiels pour trouver là le fondement, la vérité du medium. Déceler puis déjouer les déterminations internes du médium ne sont pas, par elles-mêmes, les opérations qui permettent de s’en échapper. Lorsque une discipline artistique devient le sujet obsessionnel de tout un corpus (avant et après la «rupture»), l’autoréférentialité s’érige en dogme et l’auto-critique elle-même (qui favorise cette redéfinition permanente) vient conforter la part moderniste de l’entreprise. Encore que, chez Bel, ce n’est pas tant la danse que le spectacle, le medium interrogé. La danse, art de la scène, emprunte au théâtre les moyens de sa propre définition, les deux ont trop en commun pour qu’il ne soit pas juste ridicule de tenter d’en faire le partage. Et Jérôme Bel ne cherche pas à échapper à cette intrication historique entre les deux disciplines. En donnant la parole aux danseurs, dans ses derniers spectacles, il s’engage plus franchement encore sur le terrain d’une hybridation des manières de concevoir un spectacle. Tout en faisant toujours plus de la danse son sujet, Bel semble assumer le nécessaire (mais originel) élargissement de ce champ. La danse l’intéresse comme sujet bien plus encore que comme outil de la performance scénique. Et c’est encore là où le modernisme de Bel se fait refouler, ou bien, là où Jérôme Bel vient confondre le modernisme greenbergien dans l’un de ses propres doutes (ici la tentation de correspondances entre les arts (7)) puisque le spectacle, comme creuset de disciplines diverses, était nécessairement considéré par Greenberg comme un lieu impur. 

Ainsi qu’en atteste le catalogue raisonné, Jérôme Bel a une relation très paradoxale aux notions qu’il convoque (en en mentionnant le plus souvent l’auteur).
Auteur. «Mort de l’auteur»... Bel en joue de cette mort-là (mort éminemment moderniste), elle n’est qu’une pelote de laine dans ses pattes de chat. L’auteur est bien plus vif encore, chez Jérôme Bel que la danse elle-même! L’auteur est omnipotent! Le premier titre dit «titre» en disant «auteur» (Nom donné par l’auteur), le dernier titre désigne encore l’auteur (Pichet Klunchun and myself), trois autres spectacles (8) ménagent, notamment par leurs titres patronymiques, le paradoxal surgissement de l’auteur par-delà son effacement apparent. Si l’on en doute, le catalogue raisonné vient le confirmer: Jérôme Bel est habité par un désir de contrôle de la réception de son œuvre. Le discours officialisé par le raisonnement du catalogue est celui de la chronologie des choix qui donnent à l’oeuvre son originalité, au sens (désuet) du droit d’auteur...
Jérôme Bel est aujourd’hui dans une position qui lui fait redouter toute interprétation de ses spectacles. Se détournant de la perception du spectateur, il ne prise pas plus sa propre interprétation, c’est le fait interprétatif qui semble par lui incriminé. À cet égard, les propos qu’il délivre dans le catalogue raisonné voudraient accorder à l’énonciation des faits un pouvoir testimonial en même temps qu’une vertu didactique. En témoignant lui-même des faits et des intentions, l’artiste donne à ses spectacles les atours d’une simple mécanique dont il livrerait après-coup le mode d’emploi. Avec en annexe mention explicite de ne pas faire de ces objets artistiques d’usages inadéquats.
Pourtant le témoignage lui-même est toujours empli de fiction et ne peut prétendre, pas plus que n’importe quel autre document à un accès au réel plus immédiat, plus «pur». Les documents ont toujours un rapport imparfait au réel, ils n’en sont, au mieux, qu’un indice, ils sont partiels, ils sont parfois faux. Surtout, les documents donnent toujours lieu à un montage, à une manipulation (même volontairement restreinte) de celui qui les présente et qui opère ce faisant, des agencements de sens. Faire signifier les documents c’est aussi toujours prendre le risque d’interprétations multiples à la réception. De ce point de vue, la «rupture épistémologique» de Jérôme Bel paraît vouée, elle aussi, à l’échec: il n’y a pas de raison qu’une démarche que Bel voudrait désormais documentaire s’affranchisse du surcroît de fiction qu’échafaude tout spectateur dans le processus actif de la réception. D’ailleurs les témoignages – mis en scène par Bel – de Véronique Doisneau et de Pichet Klunchun ou de Bel lui-même sont bien plus riches de fictions possibles (et donc d’interprétations) que le littéralisme de pièces comme Shirtologie (1997). Seuls leurs titres gardent encore trace du goût de Bel pour la littéralité. Le rapport de Jérôme Bel au langage semble s’être infléchi. Donner l’occasion à une danseuse de l’Opéra de Paris (Véronique Doisneau) d’un long monologue témoignant des difficultés de sa carrière de danseuse n’est plus du tout la même opération langagière que de dire (ou de laisser entendre) «ceci est un T-shirt bleu», «ceci est un T-shirt bleu plus foncé»... Le déictique impersonnel laisse place à l’épaisseur humaine, sentimentale, d’un «je». Jérôme Bel est toujours là, auteur, à parler de la danse, il continue, aussi, à mettre en spectacle la singularité de chacun, mais il le fait désormais en donnant la part belle au déploiement généreux du langage. Face au long témoignage de Véronique Doisneau ou face à celui de Pichet Klunchun, son emprise n’est plus la même, mais surtout, face au flot de mots et à leur agencement subjectif, son contrôle du langage et de sa polysémie intrinsèque s’amoindrit considérablement.
Il est dès lors étonnant que tous les « nouveaux langages» (une expression qui place bien Bel au carrefour de la quête moderniste du «nouveau» et de la dérive structuraliste tendant à voir du langage partout) que Bel a voulu inventer (avant comme après sa «coupure») se soient délibérément orientés vers la monosémie comme absolu. Sa crainte des mésinterprétations est d’autant plus étonnante qu’il orchestre lui-même la pluralité des subjectivités (notamment dans Le Dernier spectacle où cela est thématisé). Son désir de donner accès au savoir, au réel, à une certaine forme d’objectivité est d’autant plus paradoxal qu’il le fait en restituant sur scène des formats documentaires propres aux émissions des chaînes télévisuelles thématiques. Comment croire, par exemple qu’un entretien d’une heure et demie avec un danseur venu d’ailleurs nous donnera une connaissance satisfaisante de la danse exotique qu’il pratique? Comment croire que ce même entretien pourrait délivrer undiscours de vérité sur ce qu’est l’altérité ou sur ce qu’est la danse?

«Je ne m’intéresse donc plus à l’interprétation du spectateur, je ne veux pas qu’il interprète, je veux qu’il comprenne, qu’il saisisse une réalité. Je suis intéressé aujourd’hui par un art qui donne des informations, un art qui est production et diffusion de connaissances. Ni mes spéculations, ni celles des spectateurs n’ont d’intérêt (9).»

Pourtant, l’appréhension du réel est toujours fictive, créative. La participation active de tout un chacun à la création de mondes passe par la création par chacun de son propre monde, par l’élaboration par chacun d’un système de valeur individuel qui s’applique à chaque nouvelle oeuvre appréhendée et que chaque nouvelle oeuvre vient modifier. L’artiste n’est pas plus souverain sur son oeuvre que ne l’est chacun de ses futurs interprètes ou interprétants. 

Peut-être ne faut-il jamais prendre Jérôme Bel au pied de la lettre, et se contenter d’apprécier les qualités de ses spectacles et les significations multiples que l’on y décèle.

 

 



 




 

 



 


 


1 – Jérôme Bel, entretien par écrit avec Rebecca Lee, Journal des Laboratoires, 7-8-9 mai 2007

2 – Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique. 1938. Paris, Librairie philosophique Vrin, 1999.

3 – Il s’agit de Véronique Doisneau (2004) et de Pichet Klunchun and myself (2005).

4 – Les entretiens, réalisés entre 2005 et 2008, se consacrent à des spectacles créés entre 1994 et 2005.

5 – Cf. Brian Holmes, «L’Extradisciplinaire», Traversées, MAMVP, Paris, 2001.

6 – Brian Holmes, «L’Extra-disciplinaire. Pour une nouvelle critique institutionnelle», Multitudes n°28, printemps 2007.

7 – Sur les doutes et aggiornamenti au sein même du modernisme et du néo-modernisme: cf. Jean-Claude Moineau, Retour du futur. À propos du livre «Design & Crime de Hal Foster» in Tina n°1, Paris, ère, 2008.

8 – Jérôme Bel (1995), Xavier Le Roy (2000), Véronique Doisneau (2004).

9 - Cf entretien avec Rebecca Lee, art. cit