En sourdine par Adrian Rifkin*
(pour A.Z. et A.M.)
On m’avait averti que ce serait une conversation imaginaire. Ça fait rêver. Au début il est tout seul devant nous et il raconte des histoires attachantes de guerre, de chanteuses défendues par ses parents un brin trop rigoureux. Puis une autre voix, d‘homme, qui s’impose, qui prend le câble pour brancher son propre ordinateur, pour raconter des histoires qui ne peuvent que nous faire entendre le conquérant dans toute sa gloire, sa culpabilité, son envie d’aller au delà de tout ça?
C’est quoi, l’imaginaire alors ? Aurais-je pu tout imaginer, la scène devant moi toute vide?
J’aurais tellement voulu qu’Akram et Avi se mettent d’accord, et qu’ils s’emparent d’un àvenir. Je les traite familièrement, vous voyez, tant qu’ils ont tissé autour de nous une toile d’intimité, de complicité; d’un passé drôlement commun de cinéaste et de vidéaste, de l’oppresseur et de l’opprimé, d’artistes qui ont de quoi raconter dans les laboratoires d’art;
Sauf que tous comptes faits, ils m’ont laissé tomber dans le creux, le creux d’une conversation inachevée, inachevée pour moi autant que j’en reconnaisse les motifs dans mon moi aussi... intimement. Or c’est là, dans ma déception même, qu’éclorait leur accord possible. On verra bien.
Un rêve, tu me diras; mais oui, justement, qu’un tel accord serait une question de moi plutôt que d’une vaste globalisation de ce conflit-là, impardonnable guerre d’un État contre les Autres. Ce serait bien un rêve, pénétré de cette sensualité fugace de chanteuses et de freedom fighters, vague parfum de ces mots d’Akram;
Vers la fin, j’ai bien rêvé, si bien que je me trouvais en voyage, en voiture, sur un terrain raide, aride, beau et, pour moi, ailleurs, inconnaissable; pourtant je me souviens en rêvant que ma grand-mère m’avait parlé un peu de ça, de cette terre du Liban, de l’avoir traversée en route pour un mariage de famille à Damas vers 1900... En ce temps-là, le compositeur Gustav Mahler n’avait pas encore écrit son Chant de la Terre, mais dans mon rêve je l’entends qui résonne au fond de cette terre si autre que celle où il coule vers son ultime tristesse, mais ici sèche, trop éclairée. «Du mein Freund», pas facile de citer un rêve, mais je cite quand même: «Mir war auf dieser Welt das Gluck nicht hold». Histoire d’une amitié inachevée, ratée, ma dérive s’achève dans l’esseulement. «Heimat» et la bleue montagne à jamais confondus dans la perte, le rendez-vous manqué, le soupir répété jusque dans l’évanouissement. «Ewig, ewig...», it will never happen.
Rêve entre parenthèses (dans tout cela il était question de femmes qui n’étaient que des chanteuses lointaines ; les voix de toutes ces femmes, chanteuses ou autres artistes s’entremêlant aux odeurs entêtantes des freedom fighters aux uniformes en sueur, pour donner lieu à un possible être-gai ou polymorphe comme épistème. En même temps de la reconnaissance entre ces deux hommes-ci et de notre émancipation de l’impérialisme et de ses haines ; fantasme sexuel, queering préalable de ma vision de cet homme-là, qui se dit aussi Arabe, qui me mal conduit à la fin avec son «ewig, ewig» tournant dans la voiture, qui me refoule dans mes désirs inassouvis, que l’autre tentait si légèrement d’éveiller...)
Je ne pourrais jamais, moi, jamais assumer le droit de dire que je suis aussi arabe, (peut-être); pourtant je partage ses origines, sauf qu’il s’agit du bord égyptien. Mais je ne crois pas en mon ethnie. Ethniquement parlant je suis athée, donc je dois rester britannique, tout cru et ma multiplicité sera ailleurs. Mais dans le cas où je dirais à l’autre que, peut-être, moi aussi je suis arabe, qu’est ce-que justement je lui dis – en fait? En fait que lui, il n’est que l’Arabe, et moi je suis «aussi»; que lui il est un, et moi je serais deux, sans qu’il soit possédé en tout cas par la multiplicité autant que moi ? Á la limite, un peu comme ça a déjà été dit avec une force immense et émouvante par Sasson Somekh, j’aurais le droit de dire que ce monde là, de la moitié maternelle de ma famille, a été détruit alors même que la Naqba avait lieu, donc il n’y a plus de juifs-arabes (comme un) et «un plus un», cet «aussi», n’est qu’un mauvais rêve. On partage le désastre, disons-le tout haut, hors du rêve, hors même du couplet «Israël-Palestine».
Cauchemar: je racontais ça après – mon rêve que la terre avait été si tristement chantée – à l’un des deux, leur conversation terminée. Et il m’a répondu ainsi: «Oh, mais ça ne peut rien signifier. C’était juste la musique qui jouait dans la voiture, choix aléatoire, et rien d’autre». Donc moi aussi, avais-je tout raté dans mon sommeil? Ou avais-je bien rêvé cette non-coïncidence de deux êtres lors de ce «rien signifier»? À travers cette proximité si intime de leur
table sur scène, leur prise d’écran partagée en cordon ombilical, se regardaient-ils vraiment, ou simplement en se leurrant entre eux par cet immense lapsus. Ce «rien d’autre», ne serait-il, par hasard, le tout, une méconnaissance au-delà de laquelle même l’être-artiste ne saurait jamais franchir les lisières?
Je ne somnole pas, mais je rêve, un peu de cet autre couple qu’était Said-Barenboim. Si Akram avait voulu faire connaissance d’Avi à travers sa personne de cinéaste qui l’émerveillait, que devient le ça dans leur rapport de l’un à l’autre? La vidéo comme forme d’art ou la méfiance, telle qu’Akram la ressent au moment où Avi se met en voyage? Une méfiance qui ne serait pas rendue non plus, parce qu’Avi ne l’écoute pas en filmant. Pas dans mon rêve. Il n’entend rien. Et Akram, lui, il ne poursuit pas ce rien, en tout cas pas vers la rupture. Donc cette méfiance n’est pour rien dans leur ça; ni l’appareil non plus. Chez Said-Barenboim, il y a la musique, par exemple, ou même des musiciens : les Furtwängler, les Beethoven. Il y a aussi des rythmes, de multiples façons d’exécuter des performances, les choses foisonnent, vaste ça hors contrôle. Là justement où se subliment la politique et la différence et leurs histoires et leurs possibles futurs.
Ici je ne rêve même pas du prochain ; ni du prochain enjeu politique ou esthétique. Qu’est-ce pour deux artistes que de manquer même un seul de ces enjeux dans l’espace libre de l’imaginaire? Et ces histoires que l’on nous raconte, de rencontres au Festival de Spolète, de durs parents qui défendent, qui tuent, et dont ces deux là sont les héritiers involontaires. Quel est leur futur dans l’oeuvre achevée de ce travail-là, l’imaginaire de la conversation? Imaginaire?
Est-ce que c’était ça justement qui leur manquait en se mettant à nu à notre écoute, ou serait-ce moi plutôt qui ne veut rien voir dans mon rêve?
Une édition spéciale du Journal des Laboratoires, intitulée Earth of Endless Secrets, a été éditée en avril 2010 pour le projet d'Akram Zaatari.
Texte publié dans le Journal des Laboratoires, sept-déc. 2010
*Adrian Rifkin est Professor of Art Writing, au Goldsmiths College (University of London). Il est l'auteur de nombreux articles sur la culture et l'art contemporains, ainsi que sur la théorie de l'art et la gay theory. Voir le site internet www.gai-savoir.net.