Manières de voir, de raconter et de transmettre. À propos de la Conversation avec un cinéaste israélien imaginé : Avi Mograbi, d’Akram Zaatari. par Nataša Petrešin-Bachelez (traduit par Clémentine Bobin)
«Mes motivations pour la recherche, telles que je les vois, sont moins celles d’un historien que celles d’un artiste que l’histoire intéresse; moins celles d’un sociologue ou d’un urbaniste que d’un artiste qu’intéressent les questions socio-urbaines.»¹
Dans le cadre de sa résidence aux Laboratoires d’Aubervilliers en Avril 2010, Akram Zaatari, artiste libanais, cinéaste documentaire et cofondateur de la Fondation Arabe pour l’Image², a organisé un mini-festival de projections et de débats préparant le terrain pour une unique conférence-performance. Akram Zaatari s’y est attaché à écrire, improviser et présenter une conversation avec un cinéaste israélien inventé, qu’il a baptisé Avi Mograbi. Dans cette longue conversation, Zaatari revisite des enregistrements datant de son enfance, qu’il a réalisés, ou avec lesquels il a grandi, pendant l’occupation israélienne de sa ville d’origine, Saida (1982-1985), et imagine ce qu’un cinéaste israélien aurait pu vivre ces mêmes années. Akram Zaatari approfondit une idée qu’Avi Mograbi avait envisagée dans son film Happy Birthday M. Mograbi (1999) en inventant le personnage d’un producteur palestinien, qu’interprétait lui-même le producteur palestinien Daoud Kuttab. Dans le cas de Conversation…, Akram Zaatari a attribué à Avi Mograbi un rôle que celui-ci va jouer.
La mise en relation de l’intime avec les «évènements », par le biais du document photographique et de l’archive, semble être devenu la forme la plus interrogée et la plus répandue parmi les artistes originaires du Liban. Kaelen Wilson-Goldie retrouve certaines typologies dans l’usage du document dans la sphère artistique libanaise contemporaine, et étudie les différentes manières «dont [les artistes] considèrent les traces matérielles de la guerre comme des symptômes, comme des fragments d’information visuelle qui dérivent sans avoir de signification établie»³. Comme Akram Zaatari l’explique souvent lui-même, rechercher et réunir des «documents» pouvant potentiellement être incorporés à ses projets fait partie intégrante de son travail en tant qu’artiste. Intéressé par les documents qui trouvent leur origine hors des pratiques artistiques, produits souvent dans un but commercial ou pour des raisons personnelles ou autres, Akram Zaatari s’est depuis 1990 concentré sur la recherche et la compilation de documents existants l’aidant à évaluer les situations politiques complexes du «Moyen-Orient», et «qui [lui] fournissent des clés pour la compréhension des relations complexes qui lient la société à ses images»⁴. Dans la vidéo Tout va bien à la frontière (1997), il explore ainsi le conflit libano-israélien à travers ses images médiatiques et télévisées. Pour une vidéo ultérieure, Aujourd'hui (2000-03), il a réuni toutes sortes de documents, photographies, carnets de notes, photos jointes à des emails et témoignages issus de zones de conflit, en particulier l’Irak et la Palestine. Dans le contexte de son travail, ces documents étaient mis en rapport avec un cheminement psychologique et géographique entre le Liban, la Syrie et la Jordanie, afin d’étudier les possibilités de représentation des paysages et paysages urbains chargés d’histoire(s) des guerres passées. Dans cette même œuvre, Akram Zaatari utilise des documents personnels propres remontant aux années de son adolescence, alors qu’il vivait avec sa famille l’invasion israélienne du Sud-Liban en 1982.⁵
Au début de la conversation qu’il met en scène, Akram Zaatari a tout d’abord mis le public face à son intention de fictionnaliser non seulement Avi Mograbi, cinéaste documentaire et dissident israélien, mais aussi lui-même: «Nous jouons tous les deux des rôles pré-écrits pour nous par une situation, comme les personnages d’une pièce ou d’un film, et comme deux individus nés dans deux états ennemis. Tout comme en prison on rêve de liberté, en temps de guerre, il est inévitable de penser à la paix. Mais nous sommes bien conscients que ce n’est pas si simple de défaire l’histoire, de revenir dans le temps et de défaire l’injustice, la violence, l’occupation et la guerre. C’est pourquoi nous ne pouvions faire entendre que des voix individuelles, fictives parce que nous ne représentons rien ; d’une certaine façon, nous présentons une image inexacte. Fictives parce que nous ne sommes pas en phase avec les entités nationales. La voix que nous faisons entendre est celle de l’imaginaire – ou des imaginaires – de nos nations, par opposition à leurs réalités»⁶. Avi Mograbi a d’abord rejoint la conversation sur Skype avant d’entrer sur scène et s’asseoir à la table à coté d’Akram Zaatari, en prétendant défaire son sac-à-dos comme s’il arrivait d’un long voyage. En raison de leur intention de fictionnaliser cette conversation, les échanges qu’avaient Avi Mograbi et Akram Zaatari à propos de photos, de films, de leur propres notes tirées d’archives personnelles ou publiques, et concernant les années de conflit entre leurs pays respectifs, étaient entrecoupées d’anecdotes autobiographiques et à plusieurs reprise de questions laissées sans réponse, à la frontière dans l’esprit du spectateur curieux entre le hautement probable et le potentiellement inventé. Il est intéressant de noter que ce mode de communication d’un savoir fragmenté et de simples hypothèses fait écho à ce qu’Akram Zaatari décrivait il y a plusieurs années dans sa conférence The Singular of Seeing («Al Marra min Nazar», 2003) à propos de la photographie (ou du document au sens large) et de son contexte : «Les photographies se trouvent souvent séparées des récits qui leur sont attachés, alors que les films ‒ à leur avantage ou à leur détriment ‒ portent leurs propres récits, souvent sous des formats édités et conventionnels tels que le long ou court-métrage, le documentaire ou le reportage. Lorsqu’il y a séparation entre l’image et le récit, le récit ou l’information illustrée dans un fragment particulier est réduit(e) au strict minimum observé dans ce fragment. Ce qui est intéressant, à cet instant, est cet état de cognition initiale avant toute production ou synthétisation de sens par le public, et avant toute mise en relation des fragments entre eux»⁷. Ont également été présentées au cours de la performance certaines missions accomplies par Avi Mograbi à la demande d’Akram Zaatari depuis la dernière invasion d’Israël au Liban en 2006. À la toute fin de la performance et en guise de point culminant, d’un point de vue dramaturgique, les spectateurs ont pu voir la toute dernière mission, la documentation du désir qu’a Akram Zaatari de pouvoir filmer côté israélien la frontière avec le Liban, qu’il peut imaginer, mais pas voir.
Il est intéressant de souligner que le format de la conférence-performance est un format utilisé fréquemment en relation avec les récits semi-fictionnels et semi-autobiographiques, et qui accompagne de nombreuses positions artistiques libanaises contemporaines. Pour ne citer qu’eux: Walid Raad et son précédent projet The Atlas Group, Rabih Mroué (qui appelle ses performances du «théâtre semi-documentaire»), Joana Hadjithomas et Khalil Joreige emploient tous des moyens rhétoriques et/ou chorégraphiques pour partager et faire partager de l’information linguistiquement, mise en valeur par la projection d’images dans le dispositif classique du conférencier et de ses auditeurs.
La conférence-performance désigne une forme performative de discours public qui s’est établie cette dernière décennie comme un mode d’action et de communication aux caractéristiques spécifiques. Ses débuts remontent à des artistes dont les méthodes éducatives représentaient une partie intégrante et vivace de leur pratique artistique: Joseph Beuys et John Cage étant les plus connus, et Robert Morris plus spécifiquement. A la différence d’un dispositif théorique, la conférence-performance teste les doutes que peut avoir le spectateur face aux méthodes théoriques de communication et de transmission du savoir. Ce sont le savoir parcellaire, l’invention et la fiction qui en deviennent les éléments les plus productifs.
Comme dans la conférence-performance, Jenny Dirksen observe cette qualité hybride entre «l’intérêt pragmatique et esthétique… entre la communication d’un contenu et la mise en forme de cette communication»⁸ dans le genre littéraire de l’essai. Dirksen montre comment la méthode (auto-)réflexive présente tant dans l’écriture à la première personne que dans la présence physique du conférencier permet au sujet qui écrit ou qui parle de devenir visible, et non pas uniquement de vérifier les thèses et les affirmations exposées dans les deux formats. Cependant, pour dialoguer avec l’hypothèse émise par Dirksen sur cette pratique artistique élargie qui revalorise aujourd’hui le droit qu’a l’artiste de s’exprimer et de prendre le contrôle de la distribution du sens, en relation avec son travail, il serait également intéressant de la comparer à la stratégie artistique qu’on appelle auto-historicisation – soit une démarche artistique qui consiste à écrire sa propre histoire (artistique). L’auto-historicisation est un terme largement mis en avant en ex-Europe de l’Est par un certain nombre d’artistes (Irwin, Ilya Kabakov, Zofia Kulik, entre autres), et en particulier par Zdenka Badovinac, directrice de la Moderna galerija à Ljubljana et curatrice de plusieurs expositions cruciales en lien avec la région. «Parce que les institutions locales qui auraient dû systématiser la néo-avant-garde en art et sa tradition, soit n’existaient pas, soit traitaient cet art avec dédain», écrit Badovinac, «les artistes eux-mêmes étaient obligés d’être leurs propres historiens d’art et archivistes, une situation qui existe toujours aujourd’hui à certains endroits. Cette auto-historicisation comprend le regroupement et l’archivage de documents, relatifs soit aux propres actions de l’artiste, soit, dans certains espaces, à des mouvements plus larges, de ceux qui étaient généralement marginalisés par les politiques locales et invisibles sur la scène artistique internationale»⁹. Alors que le cœur de l’auto-historicisation comme stratégie artistique en ex-Europe de l’Est était la production artistique elle-même, dans la plupart des cas (sauf la série récente d’œuvres réalisées par Walid Raad) l’auto-historicisation dans l’art contemporain libanais, et plus spécifiquement dans Conversation…, semble se concentrer sur l’histoire de la guerre, non-écrite, fragmentée, déchirée et personnalisée à travers tant de narrations différentes.
Texte publié dans le Journal des Laboratoires janv-avril 2011
¹ Akram Zaatari: «Photographic Documents / Excavation as Art», in Charles Merewether (ed.), The Archive, London: Whitechapel Gallery/Cambridge, Massachusetts: The MIT Press, 2006, p.183. L’écriture du texte précède la guerre de juillet 2006.
² Une organisation à but non-lucratif qui s’attache à collecter et étudier la photographie au Moyen-Orient.
http://www.fai.org.lb
³ Kaelen Wilson-Goldie : «Contemporary Art Practices in Post-War Lebanon : An Introduction», in : Suzanne Cotter (ed.), Out of Beirut, Oxford:Modern Art Oxford, p.89.
⁴ Cf. note 1, p.181.
⁵ Zaatari écrit: «Lors de la création de This Day, j’ai travaillé sur les premières photographies que j’ai prises dans ma vie, avec l’appareil photo Kiev de mon père: six images d’explosions après un raid aérien israélien sur la colline de Mar Elias à Saida, le 6 juin 1982. Les photos ont été prises en l’espace de cinq minutes. Dans mon carnet de notes j’ai écrit que j’avais pris ce jour-là des photos importantes.», ibid, p.183.
⁶ Extrait du scénario de la performance, sous presse chez les coéditeurs Blackjack éditions/Paris et Sternberg Press, Berlin/New York.
⁷ Akram Zaatari, « The Singular of Seeing (Al Marra min Nazar) », in: Christine Tohme, Mona Abu Rayyan (eds.), Homeworks. A Forum on Cultural Practices in the Region. Egypt, Iran, Iraq, Lebanon, Palestine and Syria, Beirut: The Lebanese Association for Plastic Arts, Ashkal Alwan, 2002, p.103.
⁸ Jenny Dirksen, «Ars Academica – The Lecture between Artistic and Academic Discourse», in: Kathrin Jentjens, Radmila Joksimović, Anja Nathan-Dorn, Jelena Vesić (eds.), Lecture Performance, Berlin: Revolver Publishing, 2009, p.9.
⁹ Zdenka Badovinac, «Interrupted Histories» in: Zdenka Badovinac et al. (ed.), Prekinjene zgodovine / Interrupted Histories, Ljubljana: Museum of Modern Art, 2006), non-paginé. Cf. Nataša Petrešin-Bachelez, «Innovative Forms of Archives: Exhibitions, Events, Books, Museums», in: e-flux journal nr.13, 2010 and e-flux journal nr.16, 2010, www.e-flux.com/journal/view/111, www.e-flux.com/journal/view/138.