SEMINAIRE
Pratiques de soin et collectifs
sur une proposition de Josep Rafanell i Orra
« Sutty s’en fût, et s’abîma dans
ses réflexions. (…). On en revenait
toujours aux mots : les Grecs et
leur Logos, les Hébreux et leur
Verbe qui était Dieu. Mais, ici, il
s’agissait de mots. Pas de Logos,
pas de Verbe, mais des mots. Pas
un seul mot, mais beaucoup… une
multitude. Personne ne faisait le
monde, ne gouvernait le monde,
ne disait le monde. Il était. Il
agissait. »
Ursula Le Guin. Les dits d’Aka.
La gestion sociale du système de santé suppose des institutions qui opèrent la séparation entre ceux qui soignent et ceux qui sont soignés, entre ceux qui savent et ceux qui font l’objet d’un savoir. Dans les temps dystopiques que nous vivons, le vieux monde disciplinaire semble renaître avec ses logiques punitives, s’hybridant avec des dispositifs de contrôle qui suscitent des expériences normées et des identités déterminées par la maladie.
Un chômeur ne saurait être qu’un demandeur d’emploi, incompétent ou asocial, soupçonné de « profiter du système ». Quelqu’un qui dit entendre des voix « dans sa tête », et qui parfois dialogue avec elles, ne saurait être qu’un psychotique qui tente de s’ignorer. Un drogué attaché aux substances psychoactives est forcément un pervers narcissiste, ou alors un déréglé neuronal, prêt aux pires forfaits pour assouvir « sa relation fétichiste d’objet ». Un mal-logé ne peut-être que quelqu’un qui résiste à s’engager dans un travail d’insertion sociale et un Rrom, bien sur, « quelqu’un qui ne souhaite pas s’intégrer ». Et un « sans-papier » ? Il reste l’aporie absolue : le clandestin sans monde ni qualités, catégorie taxinomique d’une sous-humanité qui doit rester invisible même lorsqu’il travaille dans la construction du tram parisien. Nous savons que la singulière étrangeté de l’étranger, jugée d’abord comme une forme d’anomie, puis comme une déviance à normaliser, finit souvent par se transformer en ennemi à neutraliser.
A la pathologisation de l’expérience nous ne pouvons répondre que par des formes collectives d’expérimentation du partage, par l’attention portée à ce qui dans des relations singulières nous rend en commun des inadaptés. Nous ne voulons plus déléguer aux supposés savoirs des spécialistes nos manières d’habiter le monde. Nous ne voulons pas être «représentés ». Ni par des statistiques, ni par des classifications sociales, ni par des nosographies. Nous ne sommes ni des êtres étiologiques, ni un pronostic, ni un calcul de probabilités. Nous ne voulons pas que nos vies deviennent des pratiques prévisionnelles. La vie ne saurait être réduite à un projet de valorisation de nos compétences ni à l’évaluation de notre capital humain. Contre le probable, et le probable c’est aujourd’hui le pire, il faut faire émerger le possible.
Prendre soin de nos relations, c’est alors se laisser transformer par des rencontres. Autrement dit, s’engager dans des devenirs autres. Il n’y a pas de rencontre dans l’univers du même des identités. Celui-ci n’est habité que par la peur du désordre, la passion de la maitrise, par l’homogénéisation du contrôle. Dans une rencontre, prélude d’une nouvelle communauté, on a toujours affaire à la différence.
Nous avons plus que jamais besoin de faire exister des lieux d’hospitalité pour que la fabrication commune d’expériences sensibles puisse avoir lieu. Car que sont les gestes et les paroles d’hospitalité sinon les rencontres qui scandent le devenir de la communauté ? L’hospitalité est l’ensemble de gestes, les mots avec lesquels on accueille ce qui nous est étranger. Comme le dit Ivan Illich, il aura fallu un long forçage historique pour que l’hospitalité d’abord vouée à l’étranger inattendu, rendant possibles les liens avec d’autres mondes, ne devienne l’hospitalisme de nos contrées ocidentées. Et qu’avec ce dernier ne s’instaurent la maladie, la déviance, l’anormalité sur le dos de l’étrangeté.
Nous voulons partager la fabrication de nouveaux modes d’intelligibilité de nos expériences singulières, accueillir d’autres régimes de sensibilité que ceux des dispositifs de soin qui nous rendent incapables d’expériences communes. Il nous faudra alors renoncer à la garantie des savoirs « légitimes », à leurs régimes de visibilité. La clinique médicale, la psychopathologie, les déterminations sociologiques ont entraîné une lente sédimentation de savoirs qui donnent à voir les expériences de l’anormalité tout en rendant pathologique la différence.
Les logiques de coproduction de savoirs collectifs sont à ce prix : se réapproprier ce qui singulièrement s’écarte de la norme, c’est prendre le risque de renoncer à l’évidence des savoirs de ceux qui sont censés savoir à notre place ce qu’est la pathologique. Contre les causalismes, les fondements, les structures universelles, contre tout déterminisme, il s’agira de « situer » nos savoirs, de rester au plus près de nos expériences, de s’attacher à ce qui, singulier, est la condition d’émergence du nouveau qui nous est donné en partage. La fabrication d’un monde commun est un processus de composition qui a lieu par hétérogénèse, par des transformations mutuelles qui convoquent des nouvelles sensibilités.
« Faire sentir », voilà la question qui sera première. Non pas pour instituer une logique compassionnelle mais pour rendre possibles la nouveauté d’une expérience et d’autres manières collectives de s’y engager.
Ceci suppose aussi de fabriquer de nouveaux problèmes : on dira alors des problèmes amis. Dans le soin en tant que pratique relationnelle, il est toujours question d’amitié.
Mais les pratiques de soin ne sauraient se soustraire à la création d’un champ polémique, au conflit avec les institutions de gestion de la santé. Si prendre soin, c’est toujours prendre soin d’une situation que nous habitons et qui nous transforme, il n’est plus question d’être représentés. Et il devient alors impossible de se laisser gouverner. Les logiques d’institution d’une asymétrie entre soignants et soignés, entre gouvernants et gouvernés peuvent enfin commencer à se défaire.
Nous avons programmé un certain nombre d’ateliers qui débuteront à partir de janvier 2016. Nous inviterons à chaque fois des personnes qui ont participé à l’expérimentation de formes collectives de soin ou de résistance face aux dispositifs d’assignation à un statut de malade ou de déviant. Lors de ces rencontres il ne s’agira pas de déterminer le caractère « exemplaire » de quelques expériences, mais seulement de proposer des « cas » collectifs. Un cas institue une puissance qui lui est propre, qui en spécifie sa singularité. Mais aussi des résonances possibles avec d’autres cas qui eux-mêmes, dans leur caractère situé, dans leur singulière composition collective, échappent à toute généralité. Ce dont il sera question c’est donc d’une logique s’association et donc d‘alliances possibles. Mais pour cela Il faut produire des nouveaux récits, accorder notre attention aux paroles de la transmission.
28 janvier 2016, 19h
« L’usage de drogues, hier et aujourd’hui. Quelles pratiques d’auto-support dans l’adversité de la prohibition ? »
25 février 2016, 19h
« Collectifs de personnes « expertes par expérience » : qu’est-ce que ça change dans les pratiques des professionnels de la psychiatrie ? »
31 mars 2016, 19h
« Communauté des corps transformés. Créations collectives autour de la maladie somatique »
28 avril 2016, 19h
« Prostitution : travail, stigmatisation et salut. Des collectifs de travailleurs du sexe contre les pratiques policières »
19 mai 2016, 19h
« Rendre la ville habitable : vivre et errer dans la rue »
A l’approche de chaque séance, on proposera la présentation des intervenants invités et d’un certain nombre de problématisations élaborées avec eux.