Enfin ensemble en même temps par Bojana Kunst et Ivana Müller
(traduction : Aurélie Foisil)
Enfin ensemble en même temps est une conversation scénarisée entre Bojana Kunst et Ivana Müller autour de l’idée du partage du Temps. Ce «pas de deux» performé est une réflexion sur la collaboration nouée entre la philosophe et l’artiste depuis 2003 et l’apparition de Bojana Kunst dans la vidéo How Heavy Are My Thoughts d’Ivana Müller. Leur travail en commun s’est ensuite prolongé sur plusieurs années jusqu’à la conférence Prognosis on Collaboration de Bojana Kunst, qui s’est tenue à Berlin en 2010. Ivana Müller y participait avec une lettre qu’elle lui avait écrite et qui a été lue pendant la conférence.
Cette rencontre entre la présence physique de Bojana Kunst et la présence virtuelle d’Ivana Müller fait du Temps quelque chose d’à la fois inévitable, dont on peut manquer et qu’on peut donc réactiver. La discussion jongle avec l’idée que travailler ensemble est un processus au cours duquel on apprend à moduler le temps différemment, où on «se donne» à la collaboration non seulement pendant le temps du «projet» mais surtout en dehors de ce temps.
Cette conférence performée propose différentes manières non institutionnelles selon lesquelles une collaboration peut être menée grâce à l’absence de cadre temps/espace à l’intérieur d’un projet. Les deux collaboratrices peuvent ainsi partager différents modes de réunion fortuite, des pause-café, de longues discussions sur skype, la commande de textes, des messages vidéo, des conversations par e-mail. Bien que la conférence se base sur une expérience personnelle, elle aborde le «problème» universel du temps, de sa «capitalisation» dans la société contemporaine et de la mise en œuvre de différentes stratégies, selon lesquelles le temps dans lequel nous ne sommes pas ensemble mais voudrions l’être peut produire des cadres «(in)temporels» autrement créatifs.
La conférence a été créée lors d'une résidence aux Laboratoires d’Aubervilliers en novembre 2011 à Paris et a été présentée pendant la Performing Studies International Conference à Athènes en novembre 2011 et au colloque To Do As If à Giessen (Allemagne, juillet 2012). Elle fera partie des Rencontres de Frascati à Amsterdam en novembre 2012.
Crédit: Ouidade Soussi-Chiadmi
[entrent en scène: comptent leurs pas: s’assoient simultanément: règlent l’horloge de leur téléphone portable]
Bojana 2 heures?
Ivana Non, on va être réaliste. Disons 45 minutes.
Bojana Mais on avait promis que ce serait plus long.
Ivana Voyons. Si ce n’est pas assez, tu peux toujours repasser les moments où j’apparais sur la vidéo.
Bojana & Ivana Bonjour. Bonjour.
Ivana Parlons de la promesse
Bojana C’est une longue histoire. Je crois que notre promesse de réunion a commencé il y a 8 ans, quand je suis apparue à la 38ème minute d’une vidéo dans un de tes spectacles.
Ivana Oui, je m’en souviens. Nous nous étions rencontrées presque par hasard et je t’avais interviewée sur la relation entre le corps et l’esprit. A la fin, j’ai inclus la séquence de cette interview dans mon spectacle.
Bojana Et à partir de là, finalement, nous n’avons pas arrêté de nous promettre de nous réunir.
Ivana Et en fait, ce qui nous a permis de tenir cette promesse, c’était que différents établissements, comme ici par exemple, nous invitaient pour réaliser «un projet»… La plupart du temps, c’était soit toi soit moi qui étions invitées, mais nous l’étions rarement ensemble. Malgré tout, nous avons toujours réussi à nous inclure l’une dans «le projet» de l’autre, à utiliser ce «projet» comme simple prétexte pour nous rencontrer et à en voler quelques instants pour échanger.
Bojana Lorsque nous pouvions «juste» passer du temps ensemble, c’était grâce à une promesse que nous faisions à une institution de créer un produit… et que nous avons toujours tenue, finalement.
Ivana Donc, dans ce sens, ce vol de temps n’a jamais été vraiment un délit, comme on l’entend ordinairement par vol, c’était un acte légal.
Bojana Oui, c’était légitime à une condition : à chaque fois que nous volions du temps, nous devions en rendre au moins une petite part au public.
Ivana Là, j’ai un peu l’impression d’être Robin des Bois.
Bojana Dans un sens, tu l’es, mais dans sa version contemporaine. L’ancien Robin volait aux riches pour donner aux pauvres, et le Robin contemporain fait passer ce qu’il a volé d’une de ses poches à l’autre.
Ivana OK, j’ai compris. Mais dans notre cas, bizarrement, quand nous volions du temps ensemble, nous n’étions presque jamais au même endroit au même moment.
Bojana Oui, c’est vrai. Par exemple, nous avons dû une fois participer ensemble à une conférence sur le « futur de la collaboration » à Berlin – nous devions apparaître ensemble là-bas – mais finalement, j’étais là, comme je suis là maintenant. Et tu étais ailleurs, comme tu es ailleurs maintenant. Et tu es apparue en fait dans la conférence comme une voix qui venait de la lettre que tu m’avais écrite.
Ivana Oui, et en parlant de la voix, la lettre de Berlin n’était même pas lue par moi mais par un artiste masculin que je connaissais.
Bojana Je ne pense pas qu’il ait été choisi parce que c’était un homme. Il était simplement là.
[se lèvent – 30 secondes]
Ivana J’ai compté jusqu’à 30. Et toi?
Bojana J’ai oublié de compter. J’attendais de voir quand tu allais te rasseoir.
Ivana Eh bien, en parlant des manières inhabituelles de travailler ensemble …un jour, tu étais cachée dans une de mes performances, tel un écrivain de l’ombre…
Bojana Ceux qui avaient lu le programme attentivement étaient les seuls à s’être rendu compte que je faisais partie du «projet».
Ivana Oui, tu étais invisible, d’une certaine manière, mais présente. Tu étais un peu l’«éminence grise» de la performance.
Bojana Et pour continuer sur les modes de travail collaboratifs, nous passons beaucoup de temps sur Skype, surtout après 9h du soir. En dehors des heures normales de travail et quand les enfants dorment.
Ivana Juste une précision, tout ceci n’est pas fait pour paraître romantique.
[aux spectateurs]
Ceci, en fait, est un catalogue des méthodes que Bojana et moi utilisons exprès ou non comme moyen de travailler ensemble, de manière continue, depuis 8 ans.
Bojana Et, finalement, après toutes ces années, voilà tout ce que nous avons trouvé pour être au même endroit, à temps… et ce qui est intéressant, c’est que nous sommes ici aujourd’hui pour vous faire un dialogue sur le temps.
Ivana Et comme toujours, nous avons tenu notre promesse: nous le faisons ici et maintenant, mais pour être honnête avec vous, comme vous pouvez le voir, nous ne sommes pas tout à fait ensemble au même endroit en même temps…
Bojana Peut-être est-ce important de le dire : l’impossibilité d’être ensemble réellement était, encore une fois, le résultat d’un banal concours de circonstances.
Ivana Tu veux dire, moi qui suis tombée enceinte et toi qui as commencé un nouveau travail.
Bojana Oui, quelque chose comme ça. Nos vies sont toujours faites de temporalités multiples qui ont quelquefois du mal à coïncider… Et nous devons toujours faire des choix parce que nous ne pouvons pas être à différents endroits au même moment.
Ivana Mais alors, la chose magnifique dans cette «impossibilité» à être ensemble au même endroit et au même moment pendant plus de 4 jours de suite, c’est que cela nous pose un vrai «problème». Et quand on a un problème, on a aussi la promesse d’un projet, ou de quelque chose que l’on peut vraiment partager, dont on peut s’occuper ensemble ou peut-être ne jamais arriver à résoudre. Tant qu’on ne le résout pas, ce projet nous donne un futur. Un futur ensemble… avec toi.
[pause : on se lève, on fait un pas, on se tourne vers l’autre]
Bojana Cette fois, c’est moi qui compte. Je peux tricher.
[après, chacune retourne à sa chaise]
Ivana OK.
Bojana OK, à propos de la promesse, voici un petit inventaire des instants nécessaires pour honorer la promesse d’être Enfin ensemble à temps:
Bojana 12 pas pour aller à la chaise.
Ivana 3 pas pour disparaître.
Bojana 7 jours pour écrire ce dialogue. Et 45 minutes pour le dire.
Ivana 9 mois pour donner la vie.
Bojana Jamais plus de 7 jours pour être loin de chez soi.
Ivana 8 ans de collaboration pour arriver à cela.
Bojana 376 heures de travail pour lequel personne ne nous a payées.
Ivana 36 heures de travail déclaré et qui nous a été payé.
Bojana Peut-être que cette fois, j’ai été un peu plus payée que toi.
Ivana En ne travaillant pas plus de 8 heures par jour et pas au-delà de six heures l’après-midi.
Bojana Peut-être exceptionnellement après 9h le soir… sur Skype.
Ivana 45 minutes de chez moi à ici, ou plutôt 16 stations de métro avec 3 changements.
Bojana 4 heures de chez moi à ici, ou plutôt 700 miles accumulés, sans escale. Plus quelques taxis.
Ivana 18 kilos de nourriture diverse et variée, qui, si nous avons fait le bon calcul, revient à 2 jours entiers de repas ensemble en continu.
Bojana 5 litres de café, ce qui représente plus ou moins 1 634 minutes de « pauses café »… sans compter les passages aux toilettes après.
Ivana 530 heures de lecture, surtout dans les avions, les trains et autres transport en commun.
Bojana 2 093 minutes de documents audiovisuels, regardés soit depuis ton ordinateur, soit du mien.
Ivana D’innombrables heures passées sur internet.
Bojana Au total au moins 15 jours où nous pensions pouvoir travailler ensemble, et que nous avons annulés.
Ivana Heures de spectacles faits ensemble – aucune.
Bojana Livres écrits ensemble – aucun.
Ivana Propositions faites ensemble – plein.
Bojana Minutes d’apparition commune en public – aucune.
Ivana On fait une pause?
Bojana OK, ça marche.
[2 minutes de pause. pause : se tiennent par la main, ensuite reviennent à leur chaise]
Ivana OK alors parlons du délai.
Bojana On part dans les choses personnelles?
Ivana Je pense qu’on peut y aller, parce que tous ici nous sommes dans une situation plus ou moins similaire quand il s’agit des délais. Nous avons regardé dans les messages «envoyés» de nos boîtes mail le pourcentage d’emails commençant par:
Ivana Désolée pour cette réponse tardive.
Bojana Désolée pour ce léger retard.
Ivana Désolée de te répondre si tard.
Bojana Voici enfin le texte que tu m’as demandé il y a plusieurs semaines.
Ivana J’espère que je suis toujours dans les temps.
Bojana J’espère que je n’envoie pas ce mail trop tard.
Ivana J’espère vraiment que cette réponse tardive ne va pas entamer votre projet, mais j’ai eu une semaine très chargée.
Bojana Excusez-moi pour ce silence.
Ivana Excusez-moi pour cette absence.
Bojana Excusez-moi mais j’ai pris quelques jours de vacances.
Ivana Excusez-moi mais j’ai beaucoup été en déplacement ces derniers temps.
Bojana Excusez-moi mais j’ai été submergée par le travail ces derniers temps.
Ivana Ou tout simplement...
Bojana ...désolée, je suis encore en retard.
Ivana Nous nous sommes donc rendues compte que plus de 30% des emails que nous avons envoyés ces derniers temps commençaient par une excuse ou par le fait d’avoir du mal à tenir les délais.
Bojana Est-ce que tu te sens coupable?
Ivana J’aurai pu l’être si nous n’avions pas regardé dans les «messages reçus» de nos boîtes mail. Nous nous sommes rendu compte que la plupart des emails que nous avons reçus commencent par des phrases semblables. Et pour être honnête avec vous, j’étais rassurée de voir que les autres ont autant de mal avec les délais. Et j’ai été soulagée de me rendre compte que les autres m’attendaient plus que je les attendais.
Bojana As-tu pris cette situation comme un succès personnel?
Ivana Tu penses que je dois prendre le fait d’avoir moins de temps que les autres comme un succès?
Bojana Oui, cela veut dire que tu es dans une meilleure position sociale, peut-être que tu as plus de «projets» et que tu mets la priorité sur d’autres choses ou d’autres personnes que celles qui t’attendent. C’est pourquoi être occupé nous éloigne progressivement de la simultanéité avec les autres.
Ivana Nous ne devenons simultanés qu’avec nous-mêmes.
Bojana Nous ne sommes jamais vraiment dans le «présent» avec les autres.
Ivana Nous excluons.
Bojana Nous devenons une élite.
Ivana Nous appartenons au «futur projectif».
Bojana Nous devenons un projet.
Ivana Nous devenons progressivement une marque.
Bojana Nous ne devrions pas trop donner de leçons de morale sur ce sujet. La façon que nous avons d’éviter les délais dans notre contexte de travail est aussi un jeu. Nous sommes comme de petits enfants, voulant toujours plus de temps pour ce que nous faisons. Nous essayons d’étendre le temps non pas car cela nous plaît mais parce que tous ceux qui jouent avec nous connaissent bien les règles du jeu. Disons que les règles du jeu sont les suivantes. Règle numéro 1: on sait qu’on peut être en retard parce que les autres aussi s’attendent à ce qu’on soit en retard.
Ivana Par exemple, si on nous dit qu’on doit rendre un texte le 25 janvier, on sait qu’on ne compte pas sur nous avant le 30 janvier. Cela veut dire qu’on peut en fait le rendre jusqu’au 5 février, ce qui veut dire qu’on va finalement l’envoyer le 7 février.
Bojana Et on se sentira d’autant mieux quand le texte sera enfin envoyé.
Ivana On va sans doute le vivre comme une réussite.
Bojana Tous les sentiments de culpabilité vont se volatiliser.
Ivana Et cela fera une petite pause avant le prochain délai.
Bojana Règle numéro 2: on sait que les conséquences de notre retard ne vont pas être catastrophiques.
Ivana Par exemple, dans le monde de l’entreprise, si on rate un délai, on peut perdre son emploi. Dans notre contexte de travail, il est très peu probable qu’on soit viré d’un projet juste parce qu’on est en retard. En fait, être légèrement en retard affirme notre liberté de personnes créatives qui évitent les modèles dominants d’efficacité et d’obligation permanente de résultat.
Bojana Evidemment, nous ne devons pas oublier que nous payons pour cette liberté.
Ivana En étant très mal payées.
Bojana Nous sommes donc toujours en dette de temps, nous devons du temps aux autres, mais au moins, cette dette circule entre nous, ce qui est bien, car à la fin, personne ne garde ce temps en sa possession. Et cela fait de nous une sorte de communauté, la communauté de ceux qui sont toujours en retard, et qui ne doivent pas toujours rendre ce qu’ils sont arrivés à voler au temps.
[courte pause : un verre d’eau, une pause comme pendant les conférences]
Bojana Comme nous le savons tous, la pratique artistique, au fond, n’est pas obligée à un résultat, même si tout le monde dans le marché de l’art attend de nous un produit.
Ivana Penses-tu que, là, nous suggérons aux gens d’être en retard pour être libres?
Bojana Non, je ne pense pas que nous suggérions quoi que ce soit. Je pense que tout le monde ici a déjà une idée claire sur la question. Être en retard pourrait être perçu comme une acte de résistance envers les modes d’exploitation dominants. Mais cette résistance peut avoir différentes raisons. Par exemple, je suis en retard donc je résiste. Comme ça, j’ai trouvé l’excuse parfaite : premièrement, je suis en retard et deuxièmement, je résiste. Je vois ma pratique comme quelque chose de privilégié. Dans ce cas, je suis toujours en retard sur un mode passif. Je justifie mon retard par cette résistance.
Ivana Cette résistance peut-elle être considérée come une forme ultime de paresse?
Bojana Pour certains, cela pourrait. Mais il y a une autre manière de le dire: «je résiste, donc je suis en retard». Comme cela, j’exprime que je ne veux pas être exploitée dans la temporalité du marché de l’art focalisé sur le produit. Ce serait donc une position active. Mais pour cela, je dois inventer d’autres modes de production dans lesquels je peux être en retard et résister. Et là, il y a un peu d’ironie. Ce que le marché aime en fait, c’est justement que je sois pleinement engagée dans la production d’une résistance. Que je sois révolutionnaire.
Ivana Mais la même chose pourrait être dite d’une autre façon: «je suis en retard juste parce que je suis en retard». Là j’exprime un échec dans l’exécution des modes de production qu’on attend de plus en plus de moi. Je ne peux pas suivre. Je ne veux pas suivre. En fait, il n’est pas possible de suivre. Comme il y a beaucoup d’autres personnes qui ont échoué de la même manière, rien ne peut m’arriver. C’est pourquoi, je pense, nous jouons tous à ce jeu-là. Se soutenir dans le vol de temps.
[apparition d’une autre personne dans le monde virtuel]
Ivana Bon, parlons maintenant de la Grèce.
Bojana Tu veux dire que dans la Grèce antique, il y avait deux conceptions du Temps, Kairos et Kronos. Kairos veut dire l’instant que tu dois saisir, et Kronos est lié au temps continu.
Ivana Non, je veux dire, parlons de la Grèce contemporaine. Parlons de notre conférence à Athènes la semaine prochaine.
Bojana OK. Je pense que ce serait bien d’abord d’expliquer la situation. Mais j’ai besoin de plus de temps pour cela, donc je vais mettre la vidéo sur pause, juste un instant, j’espère que ça ne te fait rien. L’une des raisons pour lesquelles Ivana est sur l’écran et moi ici pour de vrai, c’est qu’elle ne pouvait pas venir à Athènes. Pourtant, nous voulions toutes les deux tenir la promesse que nous avons faite aux organisateurs de la conférence ici. En essayant de s’y tenir, nous nous sommes créées un problème. En même temps, nous maintenons notre tradition de ne jamais apparaître en public en même temps au même moment. La semaine dernière, nous avons été ensemble pendant quatre jours à Paris, pour travailler sur notre recherche aux Laboratoires d’Aubervilliers. Mais nous avons utilisé cette opportunité de gestion efficace du temps volé pour faire deux apparitions publiques. La première dimanche dernier, ce qui a mis Ivana dans une position difficile, car elle devait être derrière l’écran toute la soirée, pour que le public garde l’illusion qu’elle n’était pas là. Elle a fait cela non seulement parce qu’elle tient au public parisien, mais aussi parce qu’elle savait qu’elle ne pourrait pas venir à Athènes, donc elle tient aussi à vous. Comme vous pouvez le voir, tout cela est très compliqué. C’est juste pour vous dire que les artistes ont souvent besoin de faire des compromis opportunistes pour être présents de façon contemporaine. La même chose vaut pour les théoriciens, et ici pour moi-même. Pour garder l’illusion d’être ensemble en même temps, je dois faire une performance seule et sur scène, même si je n’ai pas la moindre idée de ce qu’est la performance. Je serai sûrement mieux cachée derrière un écran, au lieu de vous regarder fixement depuis deux minutes.
[Ivana revient à l’écran – minutes de pause, Bojana juste assise]
Ivana Nous devrions peut-être parler de nos différences, étant toutes les deux engagées dans cette illusion du même endroit et du même moment. Premièrement, en parlant du temps, je pourrais peut-être me comparer à Kronos, parce que je serai présente dans ce mode temporel aussi longtemps que je pourrai être reproduite. Je peux rester comme ceci à l’infini. Je ne vieillirai jamais. Je serai enceinte pour toujours. Et je serai toujours à ta disposition pour être passée et repassée. Je n’oublierai jamais mes répliques et la qualité de ma présence sera toujours la même. Je ne pourrai pas vous surprendre mais vous pourrez toujours compter sur moi.
Bojana OK, Ivana, si tu te vois comme Kronos, je pourrai peut-être, avec beaucoup d’imagination, me prendre pour Kairos. Je suis la vie, je suis le temps entre deux de tes phrases, je dois toujours trouver le bon moment, le moment adéquat pour parler. Je dois maîtriser mon rythme de parole (pas trop rapide, pas trop lent) et je dois toujours faire attention au signal. A chaque fois que nous faisons cette conférence, je change, je vieillis, je n’ai pas le droit de me répéter, mais je peux changer mon texte, parce que je suis là en direct. Je suis fragile mais je peux surprendre. Et si je me perçois de cette manière, je me rends compte que je me rapproche de certains modes de production, qu’on appelle actuellement post-fordistes. Avec la créativité, on doit saisir le bon moment, on ne doit pas durer pour l’éternité, on ne doit pas subir, on doit toujours changer, et on ne doit jamais se répéter.
Ivana Oui, tu as peut-être raison. Mais en même temps, de mon point de vue, tu appartiens plus à l’économie fordiste. Tu es physiquement présente, c’est-à-dire que tu es là. Tu fais ton travail et on te paie. Moi, de mon côté, je ne suis pas vraiment là, je peux disparaître n’importe quand...
[Ivana disparaît de l’écran]
Ivana ...mon travail est immatériel et je ne suis pas payée.
[Ivana revient à l’écran]
Ivana Cela me fait donc appartenir plus à l’économie post-fordiste. Donc dans un sens, si nous nous percevions comme un duo comique, notre spectacle pourrait s’intituler «Kronos et Kairos, une rencontre paradoxale en simultané».
Bojana Oui, et ce serait sûrement une stand-up comedy.
[Bojana & Ivana se «lèvent ensemble» pour ne former «qu’un corps» au milieu de la scène]
Bojana & Ivana MERCI.
[l’alarme du téléphone portable sonne]
Texte publié dans le Journal des Laboratoires, septembre-décembre 2012
"Enfin ensemble en même temps", Bojana Kunst et Ivana Müller ©Ouidade Soussi Chiadmi