Pour cette sixième séance de l'Atelier parlé de traduction, Stéphanie a proposé de traduire de l'italien un sonnet de Pétrarque (Canzoniere, prima parte).
— Ce que je vous propose de faire, pour commencer, c’est de regarder simplement ce texte projeté au mur, sans chercher à traduire pour le moment. (…) Par exemple, je vois que le texte est divisé en quatre parties. Les deux premières sont d’une ligne plus longues que les deux dernières.
— Il y a des majuscules au début des trois premières, mais pas de la dernière.
— C’est vrai que les deux premières se finissent par un point, mais pas la troisième. Elle se finit par deux points.
— Il y a parfois des majuscules à de drôles d’endroits…
— A… LAU… RE…
— Je suppose que c’est Laure…
— Ça a l’air adressé à Laure, oui.
— … Mais le TA… je ne vois pas ce que fait le TA. Est-ce que c’est
Laureta ?
— C’est pour la prononciation, non ?
— LAU… RE… TA… LAU… RE… Laure deux fois, non ?
— Laureta, non ? Laureta, c’est un diminutif. Et le suivant, c’est Laure.
— Laure. C’est quelqu’un qui s’appelle Laure… Ta Laure. C’est pas n’importe quelle Laure, c’est ta Laure.
— En dehors de ça, il y a un A majuscule à Amore en haut et à Appolo en bas.
— Chaque fois qu’il y a LAU, c’est dans des mots qui se ressemblent : LAUdando et LAUdare.
— Qui doit vouloir dire Louer. Je me souviens qu’en latin laudare, c’était louer. C’est un souvenir.
— Laudare, c’est l’infinitif, non ? Et laudando, c’est… louant… c’est le gérondif.
— C’est quoi, ces apostrophes qu’on voit partout ? Par exemple au début de la deuxième strophe… Che ’ncontro.
— C’est la première lettre du mot qui a été enlevée.
— C’est une élision ?
— Normalement, c’est incontro. Et il nome.
— C’est pour des raisons de métrique ?
— Pour éviter un hiatus sûrement, les deux voyelles qui se suivent. Et aussi la métrique.
(…)
— Je crois que dans la première partie, il y a la première personne ; puis dans la deuxième, la deuxième personne.
— Ah oui, io c’est je, et vostro, c’est votre, c’est ça ?
— Oui, io c’est la première ; après c’est vostro, donc c’est la deuxième. Ensuite c’est la troisième, je crois.
— Oui, mais à quoi voit-on que c’est la troisième personne ensuite ?
(…)
— Il y a des mots qu’on reconnaît parce qu’il ressemblent beaucoup au français. Nome, c’est sûrement le nom… Altri, c’est autre.
— Le système de rimes des deux tercets à la fin est particulier. Qu’on ne voit pas trop ou pas du tout en français. Ils sont vraiment symétriques. -Segna, -degna, degna, vegna. Il y a vraiment une symétrie.
— Les sonnets, c’est toujours comme ça, non ?
— Non, il y a des variations.
— Dans les quatrains au début c’est très souvent comme ça, mais par contre dans les tercets finaux, en français, je ne crois pas qu’il y ait cette forme là. Ni le sonnet anglais d’ailleurs : il y a un distique qui est séparé…
— Un distique à la fin, oui.
— Mais c’est pareil en haut, il y a une symétrie…
— Le dernier mot de la deuxième strophe, tuoi, c’est un tutoiement ?
— Oui c’est : le tien.
— Alors il y a vraiment cette idée que la deuxième strophe serait la deuxième personne !
— Ça commence par vostro et ça se termine par tuoi. Ça passe du vous au tu ?
— Mortal presumptüosa… Mortelle présomption…
— Présomptueux ?
— Et ce mot presumptüosa, avec un ü, il existe aussi en italien moderne ?
— Non, pas du tout. Le mot est exactement le même aujourd’hui, mais sans le tréma.
— Et donc, je ne sais plus si on l’a dit mais ce mot qui court en majuscule, c’est le prénom Laure, c’est ça ?
— Laureta.
— Laureta ? Petite Laure.
— En fait, Laure c’est pour Laura…
— C’est une forme italianisé ou c’est une forme…
— Le -ta est un… comment dire…
— Un diminutif ?
— … une adresse affectueuse, en fait.
— Oui, petite Laure.
— Oui, c’est ça.
— Est-ce qu’en italien on entend un retour du prénom Laure dans Valore ?
— Non.
— Ça ne se prononce pas pareil ?
— Non, parce qu’on prononce toutes les voyelles en italien : la-ou-ra. Là c’est -lo-ré. C’est différent.
— En même temps si c’est la-ou-ré et va-lo-ré, ça vient comme laure et valeur.
— C’est proche mais ce n’est pas exactement le même son.
(…)
— LAU… RE… TA. LAU… RE.
— Et il manque le deuxième TA, c’est ça ?
— Il n’y a pas de deuxième TA.
— Il dit deux fois Laure, mais une fois affectueuse et une autre fois…
— Degna et disdegna, une fois c’est digne, une fois c’est dédaigner.
— Ou indigne.
(…)
— Il y a beaucoup de altri. Enfin, il y en a deux. Alri homeri, et après : altri vi chiami.
— Où ça ? Ah oui, dans la troisième : ch’altri vi chiami.
— J’ai une question : il y a deux fois écrit honore, mais deux fois de façon différente. À la deuxième strophe, et à la troisième, mais sans e et sans h. C’est le même mot ?
— Je pense que c’est le même mot. Simplement de e de onor, le second, a été tronqué, et le h, je ne pense pas que ça fasse de différence de sens.
— Ah bon !?
— Non.
— C’est énorme !
— Tu crois qu’il est élidé, le h ?
— Premièrement on a ché farle honore, lui faire honneur. Et deuxièmement…
— Digne d’honneur.
— Oui c’est ça.
— C’est un rapport décontracté à l’orthographe !
— C’est l’époque, c’est comme en français ; à l’époque l’orthographe n’existait pas vraiment.
— Et peut-être que ça l’arrange aussi pour la métrique.
— Est-ce qu’il y a des règles d’élision ou est-ce c’est des libertés qu’il prend ?
— En tout cas, là, sur ce vers il y a une forme de retour entre ce d’onor, et plus tôt : d’ogni. Ogni, Onor.
— Et alors qui c’est, ce Apollo ?
— Appolo, c’est Apollon.
— Et Amore, c’est Amour, hm ?
— Amour personnifié, oui.
— Scrisse ? C’est écrire ?
— « Scrisse », on a l’impression de le comprendre phonétiquement. Ça crie. Ça fait quelque chose de déchirant…
— C’est la plume qui crisse.
— Est-ce qu’il y a du sens là-dedans ou pas ?
— C’est juste écrire ?
— Quand tu écris, ça crisse. Surtout qu’à l’époque, ils avaient des plumes d’oie !
— Mi scrisse Amore… J’écris Amour.
— Il peut y avoir cette idée là. Enfin, c’est mon interprétation. C’est Amour qui écrit le… Enfin, comment dire, le poète est touché par l’amour, qui vient lui désigner la personne…
— C’est le verbe écrire courant ?
— Oui.
— Sospiri, c’est comme… soupir ; c’est comme… il y en a plein dans l’amour, les chansons. (En chantonant) Sos-pi-ri !
— C’est aussi un souffle. Le souffle qu’on produit justement en parlant.
— Et chiamar, alors, c’est quoi ?
— C’est appeler, non ?
— Oui. Appeler dans le sens de héler, mais aussi appeler dans le sens de « je m’appelle ».
— De nommer aussi ?
— Oui, comme en français.
— Oui : « Come ti chiami ? », « Comment tu t’appelles ? »
— Et alors ce vegna, tout à la fin ?
— Intuitivement, ce à quoi j’ai pensé… Tout à l’heure en relisant : lingua mortal presumptüosa vegna, je suis dit : en fait, on part sur trois adjectifs : mortel, présomptueuse, et là m’est venu le mot vaine.
— Ah, ce serait donc : Langue mortelle présomptueuse vaine ?
— Oui, je pense à une suite de trois adjectifs.
— Alors on va l’écrire. Je remplace le texte par un écran blanc.
— Heu… On a fini, ça y est ? [Rires]
— On a le dernier vers !