Pour cette cinquième séance de l’Atelier parlé de traduction, Raluca a proposé de traduire du roumain un poème de Nichita Stanescu.
Raluca dicte un mot-à-mot du poème. Cette esquisse de traduction est tapée et projetée simultanément sur le mur. Nous questionnons, tournons autour des mots roumains, repérons, commentons, comparons.
(...)
R. — Un soldat, donc ça c’est le titre, et ensuite il reprend : Un soldat se tenant avec ses mains à la marge d’un nuage.
— Un soldat se tenant avec ses mains, c’est le premier vers ?
R. — Oui. Un soldat se tenant avec ses mains à la marge d’un nuage. J’essaie de respecter les mots, parce que la marge, on pourrait dire le bout, mais j’essaie de rester assez littérale pour le moment. À ses chaussures militaires… avec les mains comme des pinces… enfin, très serrées… se tient un autre soldat…
— Comment ça marche, où est militaire ?
R. — bocancii, en fait, c’est un terme qui…
— C’est des brodequins.
R. — Les… Les godillots, ou les… Brodequins, ça veut dire chaussures militaires ? Moi j’imaginais un truc de troubadours avec des dentelles !
— Non, non, ce sont de grosses chaussures cloutées !
R. — À ses brodequins, donc, avec les mains très serrées… Enfin, cleşta, c’est la pince. Donc comme des pinces…
— Les mains d’ecclésiastiques, là : încleştate ?
— Des mains d’ecclésiastique, tu dirais ?
— Non, non ! Comment tu dis, încleş… ?
R. — Încleştate. Qui sont presque figées, plus que serrées, elles sont…
— Il y a une image de pince à l’intérieur de ce mot ?
R. — Oui. C’est vraiment la pince.
— Je mets serrées, mais c’est une chose sur laquelle il faudra qu’on revienne. Il faut un mot, un adjectif, où il y ait une image de pince, ou de chose qui se serre en tout cas…
R. — C’est ça. Donc… se tient un autre soldat.
— Alt, c’est autre ?
R. — De ses brodequins, un autre, ensuite un autre, ensuite un autre, et un autre… et comme ça jusqu’au milieu de la terre…
— Pământului, c’est de la terre ?
R. — Oui.
— Jusqu’à la mie de la terre ?… Et un autre est au bout de l’avant dernier vers, c’est ça ?
R. — Exactement.
— Parce que j’ai mis une virgule, là, avant et, mais lui n’en met pas. J’en ai trop mis, en fait… un autre, ensuite un autre, ensuite un autre et un autre… şi, c’est et ?
R. — Oui, c’est ça.
— Quatre autres.
R. — Oui, c’est quatre autres.
— Ils sont cinq, en tout. Ils sont six, même.
— Avec le premier, oui.
R. — En fait c’est plutôt : et ainsi de suite. Il y en a plein. Ensuite, la strophe d’après : Je me laisse glisser sur leur enchaînement… sur leur suite… C’est le mot qu’on utilise pour les perles.
— Sur leur chaîne ?
R. — Sur leur chaîne, c’est ça… comme sur une corde… Et… Et en glissant, les boucles… vers suivant… de leur ceinture… me griffent le visage. De leur ceinture, ce sont des ceintures lourdes… Presque des ceintures romaines.
— Leur ceinturon peut-être ?
R. — Ceinturon, oui… de leur ceinturon me griffent le visage. La strophe d’après : Et en glissant, ils me griffent la poitrine…
— Pieptul, c’est la poitrine ?
R. — Oui. C’est le…
— C’est le poitrail.
— Pieptul, c’est pas pied de poule, mais c’est…
— C’est le torse.
R. — Ah oui.
— Je ne sais pas si on utilise poitrail pour les hommes. C’est plutôt pour
les animaux qu’on utilise poitrail. Le poitrail, ce n’est pas plutôt pour les bêtes ?
— Ah bon ? Non…
— Le poitrail velu…
— Est-ce qu’il y a l’idée d’un truc un peu animal, dans le poème ? Est-ce qu’un homme dirait : mon poitrail ? Sans se vanter un peu, je veux dire !
— C’est peut-être juste le torse…
— Mettons le torse pour le moment.
R. — Le torse… Et en glissant, en glissant, elles me griffent… ah oui ce n’est pas me griffent…
— Elles me griffent la viande !
R. — Non, sfâşâie, c’est comme un chat qui… ce n’est pas griffer, c’est pire…
— Égratigner ? Écorcher !
R. — M’écorchent, voilà. Elles écorchent des… fâşii, comment peut-on traduire ça ?… des…
— Lambeaux !
R. — Des lambeaux de… de chair.
— De ma chair ? C’est la sienne ? Elles m’arrachent des lambeaux de chair ?
R. — Oui, écorchent, ou m’arrachent.
— On lit : elles m’écorchent, et ensuite on retourne au vers et il y a : des lambeaux de chair ?
R. — C’est ça.
— Est-ce qu’il y a cette suspension : elles m’écorchent, et puis après hop, à la ligne, on a la suite : des lambeaux de chair ?
R. — Ce n’est pas réflexif… S’il voulait dire elles m’écorchent, la construction serait mă sfâşâie, et là c’est : elles écorchent de moi des lambeaux de chair.
— De moi est où ?
R. — Îmi… (…) Et en glissant, en glissant… il reste de moi… seulement le squelette.
— Moi c’est le dernier mot du vers, c’est ça ? C’est mine ? Il ne reste de moi que le squelette. L’idée de la négation est déjà présente dans le vers précédent ?
R. — C’est dans numai.
— Avant, on ne sait pas que ça va être négatif ?
R. — Non. (…) Ensuite : quand enfin j’arrive, je me couche avec la tempe…
— Sur la tempe ?
R. — … sur une pierre. Pe o piatră, c’est sur une pierre. En fait : je m’étends avec la tempe posée sur une pierre. Mais il ne dit pas posée, il dit juste sur.
— Ah oui… Je me couche, la tempe sur une pierre.
— La tempe, c’est tâmpla, c’est ça ? Et le temple ça se dit comment ?
R. — Templu. Ce n’est pas loin ! Ensuite : Tandis que je dors… les lambeaux arrachés… reviennent d’en haut et me recouvrent. Se-ntorc, c’est reviennent.
— Tandis que je dors, les lambeaux arrachés, ça c’est un vers…
R. — Oui, et : reviennent d’en haut et me recouvrent… şi mă-nvelesc : et me recouvrent… Après : le M avec un tiret : Me rattrape de derrière, si je traduis tous les mots… me rattrapent de derrière… et le sang perdu… sângele pierdut, c’est le sang perdu… et la douleur.
— Durerea, c’est la douleur ?
R. — Durerea, oui. Ensuite : J’ouvre les yeux, je regarde.
— Regarder, c’est uit ?
R. — Oui, uit. Mă uit… En fait, c’est un verbe très basique, c’est comme regarder en français, mais c’est le même verbe pour dire : j’oublie. Je m’oublie, en fait. Mais c’est vraiment un hasard.
— Tu crois qu’il y pense ici ?
R. — Je ne sais pas, je me demande. Comme la suite est très visuelle, je ne crois pas qu’il y ait de rapport, mais… Mais c’est vrai que c’est le même mot, regarder et s’oublier. C’est aussi : je m’oublie. Je pourrais le traduire comme ça, ce serait correct.
— En roumain, quand je regarde, je m’oublie.
— C’est similaire… On peut s’oublier en se perdant… enfin, le fait de regarder quelque chose…
— En se perdant de vue ! [rires]
— On peut se perdre dans la contemplation d’un paysage.
R. — Comme il y a un truc très intentionnel, c’est vrai qu’on n’est plus conscient de soi, tout est dans le regard… Donc : Je regarde… La colonne de soldats ne se voit plus…
— C’est bizarre, il met une virgule entre le sujet et le verbe. C’est normal en roumain ?
R. — Oui, c’est très bizarre. Non, ce n’est pas du tout normal.
— On la met aussi, alors.
R. — Ce n’est pas du tout normal, mais comme il est sidéré… Je ne sais pas… La colonne de soldats ne se voit plus… Probablement que le vent l’a poussé… en même temps que le nuage… ailleurs…
— Autre part ?
R. — În altă parte, oui, autre part.
— Est-ce que tu peux détailler cu nor cu tot ?
R. — Alors, si je traduis tous les mots, c’est : avec nuage et avec tout. C’est-à-dire : tout en même temps que le nuage. La colonne, et aussi le nuage, dans un tout. Cu nor cu tot. Tu pars en emportant tes bagages. Tu pars en emportant tout ce qui est à toi. Tu pars et ça fait un tout. C’est ça, l’expression.
— C’est la colonne qui forme un tout avec le nuage, c’est ça ?
R. — Oui, et ce tout a été poussé par le vent. Le vent a tout viré, la colonne, le nuage, tout ensemble.
— Ah oui, la colonne ensemble avec le nuage, on pourrait dire.
R. — Hmm.
— Bon, eh bien voilà ! C’est fini ! [rires]