Pragmatisme et mondes en train de se faire
Par Thierry Drumm
Philosophe, membre du Groupe d’Eudes Constructivistes (ULB)
Résumé
Les dispositifs étouffant les pratiques collectives en les référant une « réalité telle qu’elle est », autrement dit en les soumettant à une « réalité » qui « devrait être », semblent aujourd'hui susceptibles d’entonner aussi bien l’air de l’acceptation et du renoncement que de celui de « possibles » présentés comme impératifs (comme le signalent D. Debaise et I. Stengers), la principale condition étant de jouer le jeu de la reproduction du même – même monde, même nature, même existence. On pourrait, en s’inspirant du philosophe William James, nommer cette reproduction une fabrication d’univers. Résister à ces fabrications d’univers et donner consistance à d’autres possibles, cela exige, dans une perspective de part en part pragmatique, de relayer, d’intensifier et de cultiver des capacités de sentir, agir, penser, dans ces situations de destructions multiples des possibilités, humaines et plus-qu'humaines, de « vivre et mourir bien » (D. Haraway). C’est cette exigence que s’efforcent particulièrement de nourrir certaines propositions pragmatistes évoquant l’importance vitale des expérimentations et apprentissages communs qui se font et se poursuivent dans les « zones génératives » où éclatent des promesses inattendues de résurgence (A. Tsing).
Le pragmatisme, un art du relais
Le pragmatisme de William James pourrait se caractériser comme une pratique philosophique invitant à l’art de relayer – relayer des pratiques, des concepts, des propositions. On pourrait brièvement présenter le pragmatisme jamesien comme consistant à rattacher la signification et la vérité d’un concept à ses conséquences pratiques et particulières. Pour attacher une signification à un concept, il faut qu’on puisse suivre son cheminement dans nos expériences, en apprendre les effets, en expérimenter les conséquences nouvelles. Qu’on qualifie ensuite ce concept de « vrai », cela signifie alors qu’il a réalisé ses promesses, qu’il signe la réalisation d’un possible dans lequel nous placions, sans garantie, notre confiance. Les concepts ou les idées, d’un point de vue pragmatique, s’inscrivent donc dans des pratiques qui, si elles « réussissent » (car d’une certaine façon elles « marchent » de toute façon), se traduisent par une transformation de notre expérience, qui lui ajoute des significations, des importances nouvelles.
Cela revient à dire à l’inverse qu’aucun concept, qu’aucune idée n’ont de sens ou de vérité intrinsèques. Je crois que les conséquences de cette proposition sont souvent peu aperçues, mais elles sont immenses : elles aboutissent à « démoraliser » complètement la pensée. Peu importe, dit James, d’où provient une idée, l’important est d’explorer avec elle où elle vous conduit [1]. Autrement dit, rien n’« autorise » qui que ce soit à « penser ». Cette démoralisation de la pensée se double simultanément d’une exigence puissante qui nous prive de toute prétention à l’innocence : si une idée n’a pas d’autre signification que les conséquences qu’elle entraîne, alors il s’agit constamment de suivre le fil des conséquences particulières de telle ou telle pratique de connaissance, de telle ou telle idée, dans telle ou telle situation. Personne ne peut dire : c’est juste une idée, ou : c’est vrai un point c’est tout.
C’est là alors que le pragmatisme intervient comme art du relais, de la prise, de la reprise, presque au sens où l’on emploie ce terme en couture. On est conduit à s’intéresser à telle ou telle pratique, à telle ou telle idée, à tel ou tel concept philosophique, non pas du point de vue de leur supposée vérité intrinsèque ou éternelle, mais du point de vue de leurs capacités actives présentes, du point de vue de leurs conséquences pratiques pour nous, du point de vue de la différence que ces pratiques, idées, concepts pourront faire à tel ou tel égard, dans telle ou telle situation. J’aimerais ici opérer ce type de tricotage et travailler aux possibilités d’hériter de savoirs et de propositions, mon espoir étant qu’ils puissent faire une différence qui compte, de manières qui restent à inventer, pour des pratiques tenues par l’exigence de résister au business as usual. Inventer collectivement des possibilités collectives de vivre et mourir bien dans des mondes que n’habitent pas seulement des humains est une nécessité vitale. C’est à cela, je l’espère, que les propositions que j’apporte pourront concourir.
Empreintes digitales et noms
Je vais principalement chercher à relayer certains aspects du travail de trois philosophes et anthropologues : William James, Donna Haraway et Anna Tsing [2], et tâcher de travailler avec certaines propositions, dans leurs travaux, évoquant des expériences et situations qu’il et elles nomment zones génératives, zones de contact, bordures agitées, marges, franges, frontières… J’évoquerai pour commencer une situation pratique difficile, que j’emprunte à l’historien Carlo Ginzburg, en m’en saisissant d’une façon légèrement différente de celle qui intéressait Ginzburg. Dans son texte intitulé « Traces. Racines du paradigme indiciaire », Ginzburg évoque les situations qui ont conduit à l’invention, à la fin du XIXe s., du système de gestion des populations par les empreintes digitales, notamment dans les travaux de Francis Galton. Ginzburg évoque…
« L’usage, attesté en Chine, et surtout au Bengale, consistant à imprimer sur des lettres et des documents un bout de doigt maculé de poix ou d’encre [et qui] avait probablement derrière lui toute une série de réflexions de caractère divinatoire. Qui était habitué à déchiffrer des écritures mystérieuses dans les veines des pierres ou du bois, dans les traces laissées par les oiseaux ou dans les dessins imprimés sur le dos des tortues devait arriver sans effort à considérer comme une écriture les lignes imprimées par un doigt sale sur une surface quelconque. En 1860 Sir William Herschel, administrateur en chef du district du Hooghly au Bengale, remarqua cet usage répandu parmi les populations locales, en apprécia l’utilité et pensa s’en servir pour un meilleur fonctionnement de l’administration britannique. [...] En réalité, observa rétrospectivement Galton, le besoin d’un instrument d’identification efficace se faisait grandement sentir dans les colonies britanniques, et pas seulement en Inde : les indigènes étaient analphabètes, querelleurs, rusés, menteurs et, aux yeux des Européens, tous semblables. En 1880, Herschel annonça dans Nature qu’après dix-huit ans d’expérimentation, les empreintes digitales avaient été officiellement introduites dans le district du Hooghly où depuis trois ans elles étaient utilisées avec d’excellents résultats. Les fonctionnaires impériaux s’étaient approprié le savoir indiciaire des Bengalis et l’avaient retourné contre eux. / Galton partit de l’article de Herschel pour repenser et approfondir systématiquement la question dans son intégralité. Ce qui avait rendu son enquête possible avait été la confluence de trois éléments très différents. La découverte d’un pur savant comme Purkyně [3] ; le savoir concret, lié à la pratique quotidienne de la population du Bengale ; la sagacité politique et administrative de Sir William Herschel, fidèle fonctionnaire de Sa Majesté britannique. Galton rendit hommage au premier et au troisième. [...] Ce qui aux yeux des administrateurs britanniques était auparavant une foule indistincte de « trognes » bengalis [...] devenait donc subitement une série d’individus marqués chacun d’un trait biologique spécifique. Cette prodigieuse extension de la notion d’individualité se produisait en fait à travers le rapport à l’Etat et à ses organes bureaucratiques et policiers. Le dernier habitant du plus misérable village d’Asie ou d’Europe devenait lui aussi, grâce à ses empreintes digitales, susceptible d’être reconnu et contrôlé. » [4]
Ginzburg n’insiste pas sur ce point, mais dans ce récit terrifiant, une divergence saisissante apparaît entre la pratique divinatoire bengalie et la pratique policière britannique. La pratique bengalie nous fait plonger au cœur de ce que James appellera « zone générative ». Comme dans « notre » chiromancie, on y a affaire à une expérimentation sensible dans laquelle on s’attache à percevoir des avenirs possibles. Dans la pratique policière, cette technique inventive et interprétative est transformée en procédé d’identification individuelle instaurant un soi permanent tout au long de la vie.
Je vais évoquer un second cas (je dis bien cas, et non exemple) parce qu’au-delà de sa similitude avec le cas précédent (la transformation d’une pratique relationnelle en technique de gestion policière), il rend sensibles d’autres choses encore, qui nous seront précieuses pour nous libérer de la vision mélancolique d’une inévitable destruction des lieux vivants. Dans son livre récent, Les âmes sauvages, Nastassja Martin [5] évoque la résistance des Gwich'in en Alaska, victimes à la fois des industries extractives qui détruisent leur terre et des environnementalistes qui voudraient les transformer en éleveurs et les empêcher de chasser les animaux, en particulier les emblématiques élans. Comme en France, ou ailleurs, et bien que de manière à chaque fois spécifique, les noms que portent les gens sont relationnels. Chez les Gwich'in, ce caractère relationnel était particulièrement marqué. Le nom s’imposait peu à peu sans que personne n’en décide véritablement et changeait plusieurs fois au cours de la vie. C’était quelque chose comme un sobriquet, lié à un événement ou à une anecdote, et volontiers ironique ou moqueur [6]. C’est une des premières choses que les missionnaires ont voulu briser en donnant à chacun et chacune un nom chrétien unique et permanent. Nastassja Martin écrit :
« Puisque appeler quelqu'un, c’est bien l’évoquer et même le résumer, aucune violence plus grande ne pouvait être faite que de demander aux hommes d’abandonner leurs qualificatifs, évolutifs tout au long de leur vie, et d’en adopter un seul, fixe et stable, sédentaire, unique, qui les suivrait jusqu’à leur mort. [...] D’une foule de qualificatifs, d’adjectifs mouvants sans cesse en transformation, d’associations inventives empruntant tant au registre des animaux qu’à celui des hommes ou du milieu en général, on passe à l’attribution définitive de prénoms bibliques qui ne peuvent pas être en mesure d’évoquer un mode relationnel incarné dans un environnement spécifique, puisqu’ils ont été inventés ailleurs et qu’ils ont une manière totalement différente d’exprimer, de résumer les personnes qui les portent ». [7]
N. Martin cite ensuite les travaux d’André Burguière, qui signale la vitalité toujours forte des surnoms-sobriquets en France et montre la manière dont, sous l’Ancien Régime, la dénomination a été, notamment par le biais du culte du saint patron, le lieu d’exercice d’un « nouveau contrôle social où le pouvoir ecclésiastique confortait le pouvoir administratif : démanteler les solidarités traditionnelles pour intervenir directement sur l’individu ou le noyau familial » [8]. N. Martin poursuit :
« Il semble que l’extrême flexibilité et fluidité qui existait dans l’attribution d’un nom avant l’arrivée des missionnaires ait favorisé l’adoption des noms de baptême ; les Gwich'in ne prêtent que peu d’importance aux noms figés qui placent les gens dans des catégories trop stables et non dynamiques : c’est bien pour cela qu’ils en changeaient régulièrement et qu’ils étaient souvent très sarcastiques dans leurs choix. Le qualificatif qu’on leur attribuait ne les définissait que partiellement et temporairement, selon la tranche d’âge dans laquelle ils se trouvaient et les modalités relationnelles qu’ils observaient avec certains éléments de leur milieu. A cela il convient d’ajouter un fait non négligeable : au milieu du XIXe siècle précisément, les missionnaires sont ces autres – humains mais différents –, ces nouveaux arrivants avec lesquels les Gwich'in sont en relation constante. Leur présence est littéralement extraordinaire : on peut imaginer que les Gwich'in, en changeant de nom lors du rituel du baptême, aient agi selon leur esthétique propre, en accordant une place de choix aux êtres extérieurs qui les touchaient tout particulièrement, ceci en adoptant une portion de l’individualité de ces autres pour l’intégrer au sein même de leur vie quotidienne grâce aux prénoms. » [9]
Il ne s’agit aucunement de « relativiser » la violence de pratiques colonialistes et dominatrices telles que celles que je viens d’évoquer, mais peut-être de faire sentir l’incapacité de ces pratiques elles-mêmes à fabriquer effectivement des individualités absolument closes, faire sentir leur incapacité à « comprendre » de façon complète et transparente ce qu’elles fabriquent.
Les choses en train de se faire et les zones génératives
Je m’inspire de William James, philosophe pragmatiste, pour appeler de telles pratiques impérialistes et policières des « fabrications d’univers ». James a travaillé à une philosophie qu’il appelle « empirisme radical », qu’il caractérise de différentes façons. On pourrait brièvement caractériser l’empirisme, en tout cas d’un point de vue jamesien, comme une philosophie refusant d’attribuer à une supposée faculté mentale, qu’on l’appelle « pensée » ou « raison », la capacité de définir par avance ou a priori les expériences. Dans cette perspective empiriste, le schème philosophique qu’on pourra chercher à concevoir doit obéir à la contrainte de ne nier l’existence d’aucune chose dont on fait l’expérience. A cet égard, l’empirisme qu’invente James se veut « radical », au sens où, précise James, on refusera le présupposé d’une continuité globale ou d’une unité générale des expériences. Nos expériences viennent toujours par bouts, par fragments, par morceaux. Nous parlons d’« uni-vers » sans même y penser, alors qu’il s’agit d’une « hypothèse » [10] non seulement franchement invraisemblable (toute expérience ferait « bloc » avec toute autre expérience !) mais surtout pragmatiquement désastreuse. C’est ce second point qui importe le plus pour nous ici.
Dans son livre Un univers pluraliste, James travaille à cette pragmatique du relais dont j’ai parlé précédemment, reprenant certaines propositions d’autres philosophes, et notamment de son ami Bergson. Celui-ci rend James capable d’un cri extraordinaire : « Ce qui existe vraiment, ce ne sont pas des choses faites, mais des choses en train de se faire » [11] ! Cette proposition n’a rien d’anodin, ses conséquences sont renversantes ! Il s’agit d’une proposition très directement liée aux enjeux relatifs à l’empirisme radical et à la résistance aux fabrications d’univers. Les fabrications d’univers semblent en effet inséparables d’une affirmation concernant l’existence d’une supposée « réalité telle qu’elle est », toujours identique à elle-même, quand bien même elle se déploierait au long d’une Histoire « h majuscule ». Si on pose un tel univers de choses « telles qu’elles sont », alors on ne peut plus vouloir penser, sentir ou agir que de façon à leur « correspondre ». On invente pour tous les êtres une façon « correcte » de penser, sentir et agir. En bref, la philosophie universaliste est immédiatement et nécessairement impérialiste, de façon plus ou moins brutale ou compatissante pour celles et ceux qui ne comprennent pas que « le monde est ainsi fait ».
Affirmer que ce qui existe, ce ne sont pas des choses faites, mais des choses en train de se faire, c’est se rendre capable de demander des comptes à toutes les pratiques qui fabriquent des univers alors même qu’elles prétendent ne rien faire que « révéler » l’unique et seul monde auquel tous les êtres appartiennent, qu’ils le veuillent ou non. Bien plus, c’est se rendre capable de suivre pratiquement les dispositifs concrets par lesquels se mettent en place de tels univers et se rendre simultanément sensible aux interstices par lesquels peuvent surgir des forces d’existence renouvelées ou intensifiées. A la proposition « bergsonienne » de James se joint alors une autre proposition, qui concerne l’importance de déplacer notre attention vers les expériences transitives, les zones métamorphiques, les sentiments de tendance, les intervalles entre les choses que nous tenons pour plus stables. Une partie importante du travail de James a d’abord porté sur des questions de psychologie, déployées dans son livre de 1890, The Principles of Psychology. Il s’agit d’une psychologie qui, loin de décrire un supposé fonctionnement intrinsèque de la pensée, s’intéresse et nous intéresse passionnément aux manières dont des actions, des sensations, des conceptions se font. Un aspect important du livre, et que je souhaite amplifier, se rattache à l’idée de « champ » (field), « champ de conscience », mais qu’on pourrait considérer comme un champ d’expérience. Le propos de James est le suivant : nous avions jusqu’à récemment tenu ce dont nous sommes conscients à un moment donné pour une somme de choses discrètes et individuées, juxtaposées. Cela ne correspond pourtant pas du tout à notre expérience attentive concrète. Celle-ci vient toujours comme un « tout », mais un « tout » multiple, une masse épaisse de choses, un emmêlement hétérogène sans coupures nettes. Notre expérience ne vient pas comme une totalité unifiée (un univers), mais elle ne vient pas non plus comme un monde-tas-de-sable, on pourrait peut-être mieux la comparer à un gruau : elle est dense, volumineuse, épaisse, fibreuse, et non homogène. Dans un livre ultérieur, James revient sur l’apparition de ces nouvelles conceptions en psychologie :
« L’expression "champ de conscience" est devenu en vogue dans les livres de psychologie depuis peu de temps. Jusque tout récemment l’unité de vie mentale qui y était la plus représentée était l’"idée" isolée, supposée être une chose précisément délimitée. Mais à présent les psychologues tendent, d’abord, à admettre que l’unité effective est plus probablement l’état mental total, l’entière vague de conscience ou l’entier champ d’objets présents à la pensée à tout moment ; et, deuxièmement, à voir qu’il est impossible de délimiter cette vague, ce champ, avec quelque précision. [...] Le fait important que commémore cette formule du "champ" c’est l’indétermination de la marge. » [12]
Il ne faut pas oublier que cette caractérisation semble convenir très bien aux expériences que mènent les êtres « au grand air » (je vais y venir) et qu’il s’agit précisément pour nous de l’emmener au-delà de toute représentation d’une expérience « mentale » opposée à un monde matériel. Je reviens pour l’instant à ce que James appelle « champ de conscience ». Si l’on parle de « champ de conscience », on peut alors y distinguer un « foyer » et des « marges ». Le « foyer » n’est pas un « objet » ou une chose prédéfinie, il s’agit plutôt d’une sorte de thème principal de notre expérience à tel moment. Mais dès lors, ce sont d’abord les marges entourant le foyer de notre expérience qui revêtent une importance spéciale. C’est là que se fabrique le sens de l’expérience focale, c’est là que s’élaborent les relations qui donnent sa consistance particulière à la part plus saillante de notre expérience. C’est là que l’action se passe [13]. Ces expériences marginales, ces expériences de relativité, de transition, de traduction, de passage ont passionné James, qui nous fait sentir l’importance cruciale de leur accorder toute leur place dans nos manières de caractériser l’expérience. C’est leur omission qui a participé à la représentation du « monde » comme une collection d’objets juxtaposés, soumise à une logique combinatoire et à des pratiques de gestion, plutôt que comme un emmêlement d’êtres actifs parcourus de failles, d’interstices, de zones génératives. James insiste fortement sur ce point dans l’extrait cité : ce qui est vraiment important dans cette caractérisation nouvelle de l’expérience, c’est qu’elle implique l’indétermination de ces zones marginales.
James donne de nombreux exemples de ces expériences génératives qui sont comme un chaudron souvent dissimulé ou inapparent tant que nous agissons dans des situations relativement stabilisées. Quand nous essayons en revanche de nous souvenir d’un nom oublié ou quand le devin se penche sur l’empreinte digitale (James a longtemps travaillé avec des médiums), l’expérience est parcourue par « une faille intensément active » [14]. Ce sont ces failles actives qui sont omises et attaquées dans les fabrications d’univers. Elles sont attaquées de différentes façons, dans des technologies de gestion et d’identification comme on a pu le voir dans les cas précédents, et aussi, et puissamment, par le biais d’un usage très particulier des probabilités, employées pour définir le réel, ou ce qui doit être réel, ce qu’il faut accepter de reproduire, tout en tenant les expériences transitives, métamorphiques, les zones d’indétermination, pour des « données » littéralement insignifiantes. Il s’agit de dispositifs politiques constituant le probable comme définition de l’avenir. Face à ces tentatives de définir une « réalité » par le biais de probabilités ou de moyennes, James nous invite à ne pas nous laisser subjuguer au point d’omettre ce que l’expérience nous apprend. « [...] parmi toutes les différences qui existent, les seules qui nous intéressent fortement sont celles que nous ne tenons pas pour admises. » [15] Nous ne sommes ni émerveillés ni choqués en constatant que notre ami humain marche sur deux pattes ou que notre chien court plus vite que nous, en revanche un intérêt vivant s’attache à ce que notre chien ou notre ami peuvent dire ou faire, sans que cela soit « acquis ». « Il y a ainsi une zone d’insécurité dans les affaires humaines dans laquelle repose tout l’intérêt dramatique ; le reste appartient à la machinerie morte de la scène. » [16] C’est ce que James appelle également la « zone générative » [17]. C’est « la zone des processus génératifs, la bordure dynamique de l’incertitude frémissante, la ligne où passé et futur se rencontrent. C’est le théâtre de tout ce que nous ne tenons pas pour acquis, la scène du drame vivant de la vie » [18].
L’époque présente, sans même tenir compte de sa diversité intrinsèque, est évidemment très différente de celle de James à de nombreux égards. Nous semblons assister aujourd'hui à une véritable exaltation des possibles, rien ne devant arrêter les projets de conquête de l’Homme, h majuscule, appelé désormais à contrôler la planète Terre elle-même. Mais ces possibles-là n’ont bien sûr que faire des incertitudes frémissantes. C’est pourquoi l’attention jamesienne aux failles actives, comme l’insistance des possibles qu’évoquent Didier Debaise et Isabelle Stengers [19], doivent s’entendre dans leur particularité créatrice, nous amenant à résister au monde probable que nous devrions accepter.
Confiance collective et avenir
Dans le passage cité précédemment, où James évoque la « bordure dynamique de l’incertitude frémissante », il poursuit en décrivant la zone générative comme « la ligne où passé et futur se rencontrent ». Il ne s’agit pas ici (ou pas exclusivement) d’une formule poétique. Si les zones génératives sont des lieux agités, ce sont aussi les temporalités qui s’y agitent, des mouvements s’y produisent sans séquence régulière. En particulier, d’après James, on a comme affaire à une pénétration d’avenir dans le présent (un « avenir » indéterminé, pas « le futur »). Pour souligner ce point, James évoque à plusieurs reprises l’image du saut de l’alpiniste [20]. Imaginez que vous vous trouviez en montagne au bord d’un gouffre, sans possibilité de revenir en arrière. Vous n’êtes pas certain de pouvoir le franchir d’un bond. Mais il se pourrait que, dans cette situation, votre confiance en votre capacité à franchir le gouffre constitue un facteur décisif. Autrement dit, il se pourrait que vous y parveniez grâce à votre confiance en votre capacité de le faire. La confiance en un possible contribue à le réaliser. L’exemple est frappant, mais pour une fois il s’agit vraiment d’une simple illustration. En effet, l’exemple présente un trop faible coefficient de résistance à son interprétation « utilitariste » [21] : il y aurait des croyances utiles du point de vue de notre intérêt immédiat. En réalité, James présente ces irruptions transformatrices comme l’ajout, sans garantie, d’une dimension supplémentaire, qui, loin d’offrir une solution rêvée aux problèmes tels que formulés dans la situation immédiate, conduit à de véritables métamorphoses de la situation.
Et ces métamorphoses sont nécessairement collectives. C’est encore un point de simplification dans l’expérience de l’alpiniste qui semble agir seul, puisant dans sa confiance personnelle. Or, dans des passages essentiels, James insiste sur la dimension collective de ces métamorphoses. Dans son livre Le pragmatisme, James présente le monde lui-même comme « un projet social de travail coopératif réellement à accomplir. Te joindras-tu au cortège ? Te feras-tu suffisamment confiance à toi-même ainsi qu’aux autres acteurs pour courir le risque ? » [22] Dans le roman City of Refuge écrit par Starhawk, l’un des personnages dit : « La révolution, comprenez-le, est une forme de magie. Un tour de passe-passe, une illusion que nous rendons réelle. » Elle poursuit en évoquant l’action des activistes égyptiens en janvier 2011. Les activistes comprirent que les gens agiraient si les autres agissaient aussi. Il fallait faire croire que c’était le moment. Les activistes firent circuler des mensonges qui se transformèrent en prédictions. Ils organisèrent des marches dans des rues étroites où un groupe de personnes prend l’apparence d’une foule. Et le 25 janvier 2011 fut le jour où tout le monde sortit parce que tout le monde sortit [23].
Si la confiance collective à travers laquelle peut s’instaurer une zone générative a à voir avec la magie, c’est, on le voit, aussi au sens où magie et technique, loin de se contredire, vont de pair. La confiance comme force circulant dans le collectif et faisant frémir des fragments de possibles à venir ne tombe pas du ciel par miracle, il faut la négocier, la fabriquer très techniquement, en sentir les variations, et également faire attention et résister aux dispositifs capables de la briser ou du moins de la limiter. Toujours dans La volonté de croire, James écrit :
« Tout un train de voyageurs (individuellement plutôt courageux) sera pillé par une poignée de bandits de grand chemin, simplement parce que ces derniers peuvent compter les uns sur les autres, tandis que chaque passager craint que, opérant le moindre mouvement de résistance, il ne soit tué avant que quiconque parmi les autres ne vienne en renfort. Si nous croyions que le wagon tout entier se dresserait en même temps que nous, nous nous dresserions chacun séparément, et personne jamais ne tenterait même de dévaliser un train. Il y a ainsi des cas où un fait ne peut pas du tout se produire à moins que n’existe une foi préparatoire en son avènement. » [24]
L’histoire des transports est bien entendu simultanément une histoire politique. La promotion de la voiture privée et du pavillon domestique de banlieue est bien un dispositif dont la capacité à purifier les zones de contact fait peu de doute. Dans la situation imaginée par James, on a bien affaire à un transport collectif, mais qui n’a déjà plus rien d’un transport en commun. La situation imaginée par James rend sensible à l’importance de préserver, d’expérimenter, de nous réapproprier des communs où des forces collectives puissent frémir. Dans cet exemple, j’imagine volontiers le pillage comme faisant écho aux destructions accélérées des possibilités de vivre bien ensemble sur Terre. De ce point de vue, si les forces de métamorphose surprennent toujours, le danger serait ici de les attendre comme un miracle ne demandant aucun travail.
S’entraîner dans la zone de contact
J’ai parlé jusqu’à présent des incertitudes frémissantes, des indéterminations marginales et des forces qui peuvent y surgir, comme si elles ne concernaient que les humains seuls. Mais c’est justement une des conséquences mêmes de la proposition relative aux mondes en train de se faire que de ne laisser aucune place, pas la moindre place, à quelque exceptionnalité humaine que ce soit. Nous ne contribuerons pas au déploiement des possibles surgissant dans les zones génératives sans cultiver une attention intense aux emmêlements actifs, puissants et vitaux de tous les autres êtres terrestres entre eux et avec nous. Nous n’instaurerons pas et ne restaurerons pas des capacités à vivre et mourir bien ensemble sur Terre sans apprendre au contact des forces résurgentes dans des mondes plus-qu'humains auxquels nous participons et dont nous tenons notre existence. Les capacités qui s’inventent dans les zones génératives et qui épaississent nos existences concernent bien plus que les relations de supposés « sujets » humains.
Donna Haraway raconte depuis plusieurs années les co-devenirs multispécifiques qui s’inventent, notamment dans le rapport que sa chienne Cayenne et elle entretenaient. « Si nous sommes sensibles à l’absurdité de l’exceptionnalisme humain, alors nous savons que devenir, c’est toujours devenir avec – dans une zone de contact d’où ce qui sort, où qui est dans le monde, est en jeu. » [25] Haraway reprend ici l’expression « zone de contact » à Mary Louise Pratt [26], qui l’emploie pour désigner les expériences de traduction imparfaite et bifurcante dans les situations de « contact » coloniales, des « zones de contact » dont les problèmes et enjeux ont aussi été explorés de façon importante par la science-fiction [27]. La zone de contact évoquée par Haraway est en particulier celle qui est constituée-explorée dans le sport d’agility qu’elle pratiquait avec sa chienne. L’agility est un sport dans lequel la chienne et son humaine doivent parcourir le plus rapidement possible une série d’obstacles sans commettre de fautes. Plusieurs obstacles présentent une zone peinte en jaune, une couleur facilement reconnaissable pour la chienne, et que celle-ci doit impérativement toucher pour que le franchissement soit validé.
« Cayenne et moi avons été près de nous tuer l’une l’autre dans cette zone de contact. Le problème était simple : nous ne nous comprenions pas l’une l’autre. Nous ne communiquions pas ; nous n’avions pas encore de zone de contact nous emmêlant l’une l’autre. [...] Cette bande peinte est le lieu où Cayenne et moi avons appris nos plus dures leçons concernant le pouvoir, la connaissance et les importants détails matériels des emmêlements. » [28]
La zone de contact, en plus de désigner le dispositif très technique de la bande de couleur jaune des obstacles, désigne donc ici la constitution d’une relation transmarginale dans laquelle s’expérimentent, de façons qui n’ont rien d’immédiat, des possibilités nouvelles d’existence co-opératives et co-laboratives. Il s’agit bien d’un engagement dans des mondes-se-faisant, qui change la signification de la situation dans laquelle les partenaires sont emmêlées. Autrement dit, il ne s’agit pas de la rencontre de « sujets » préconstitués mais de l’exploration de possibilités de réinventer et de compliquer, ensemble, qui chacun est. « La question entre animaux et humains ici est, Qui es-tu ? et donc, Qui sommes-nous ? / Qui n’est pas un pronom relatif dans les relations co-constitutives appelées entraînement ; c’est un pronom interrogatif. Toutes les parties enquêtent et sont enquêtées si quoi que ce soit d’intéressant, quoi que ce soit de nouveau, doit survenir. En outre, qui se réfère aux partenaires-se-faisant à travers les relations actives de cofaçonnement, pas à des individus humains et animaux possessifs dont les frontières et les natures sont établies avant les emmêlements du devenir ensemble. » [29]
James posait la question : Te feras-tu suffisamment confiance à toi-même ainsi qu’aux autres ? Ce qu’Haraway fait sentir, c’est combien cette confiance suppose d’entraînement, d’expérience, de recherche, non pas pour être « donnée », comme s’il s’agissait d’un contrat passé par des sujets autonomes, mais bien pour être « accordée », en entendant dans ce terme l’apparition d’une résonance mutuelle nouvelle. Le jeu est une pratique puissante pour créer ce type d’accordage et d’alliance asymétriques. « Le jeu (play) construit de puissants liens affectifs et cognitifs entre partenaires » [30]. Cet accordage ajoute alors à la situation une dimension et une densité nouvelles, résistant à l’absorption dans la gestion d’une réalité prédéfinie. « La venue à l’être de quelque chose d’inattendu, de nouveau et de libre, quelque chose hors des règles de la fonction et du calcul, quelque chose qui n’est pas régi par la logique de la reproduction du même, est ce sur quoi porte l’entraînement. » Haraway évoque, dans ces réussites, la joie mutuellement éprouvée, « quelque chose que nous goûtons, pas quelque chose que nous connaissons dénotativement ou que nous utilisons instrumentalement. » [32]
Frictions, frontières, intervalles
On peut reprendre un peu ici quelques-unes des caractérisations associées jusqu’à présent aux zones génératives, non pas pour faire le point, mais pour éprouver les effets que ces propositions pourraient déjà avoir eu sur nous. Les zones génératives ne correspondent pas à des lieux particuliers, bien qu’elles puissent acquérir une intensité dramatique dans certains lieux. Elles concernent nécessairement une diversité d’êtres, parfois humains, pas forcément vivants, elles ne correspondent jamais à l’action d’un « individu ». J’aimerais maintenant ajouter une maille supplémentaire à notre tricot, une maille pour laquelle je vais principalement m’adresser au travail de l’anthropologue et philosophe Anna Tsing. Cette maille consiste à dire que les zones génératives n’ont strictement aucune qualité « morale ». Elles ne sont ni bonnes ni mauvaises par elles-mêmes. Pour le dire encore autrement, les fabrications d’univers dont je parlais plus haut se constituent également dans des zones de contact. Dans son livre Friction, Anna Tsing [33] s’intéresse particulièrement à ces constitutions d’expériences actives qu’on peut appeler « frontière ». La « frontière » s’entend ici au sens qu’une partie de l’histoire coloniale nord-américaine a donné à ce terme : la limite séparant le monde humain civilisé d’un espace naturel sauvage et primitif offert à son expansion. La frontière, comme le montre Anna Tsing, non seulement n’a rien de naturel, mais elle se constitue également dans la friction locale et particulière d’une collaboration entre des parties diversement intéressées à la faire exister. Elle constitue une technologie concrète et imaginaire permettant de percevoir un « espace naturel » offert à l’extraction de « ressources ». « Les frontières ne sont pas de simples bordures ; elles sont des sortes particulières de bordures où la nature expansive de l’extraction est à son affaire. Construites sur les modèles historiques de conquête européenne, les frontières créent du sauvage (wildness) afin que certains – et pas d’autres – puissent en récolter les fruits. » [34] Les frontières « ne sont pas simplement découvertes dans les marges ; elles sont des projets de fabrication d’expérience géographique et temporelle. Les frontières font le monde sauvage (wildness) » [35].
En tant qu’anthropologue, Anna Tsing a principalement travaillé parmi et avec les Dayaks des Monts Meratus dans le Kalimantan du Sud, en Indonésie.
« La frontière, en effet, est venue au Kalimantan. Elle n’a pas toujours été là. Les projets hollandais de plantation avaient pour l’essentiel contourné le Kalimantan dans la période coloniale précédant la Seconde Guerre mondiale, permettant aux autorités coloniales de traiter les indigènes comme des sujets de royaumes et de cultures. Les Dayaks du Kalimantan, bien que pour eux manifestement non civilisés, étaient tout de même vus comme ayant des lois et des frontières territoriales, non un espace sauvage (wilderness) à occuper. » [36]
C’est dans la perspective extractiviste et capitaliste de l’exploitation de ressources et de jouissance d’un environnement sauvage que les mondes doivent être imaginés sur le modèle d’une « nature » occupée par des « sujets humains ». « L’activité de la frontière est de faire des sujets humains aussi bien que des objets naturels. » [37] La magie que j’évoquais précédemment en rapport à des expériences collectives transformatives et régénératrices est tout à fait à l’œuvre également dans ces politiques extractives et destructrices, comme le montre Anna Tsing de façon très frappante : « La culture de frontière est un acte d’évocation, car il crée la régionalité sauvage et en extension de son imagination. Elle évoque un translocalisme conscient, partie prenante de l’oblitération de zones locales. » [38] C’est une expérience de vision magique. Il s’agit de voir un paysage qui n’existe pas encore. La régionalité de frontière « doit constamment éradiquer les droits des résidents pour créer ses espaces sauvages et vides où découvrir des ressources, et non les voler, est possible. » [39]
Robert Harrison décrit un processus similaire dans la loi de la forêt en Angleterre. Il évoque en particulier le travail d’un juriste de la fin du XVIe siècle, John Manwood. Le processus est similaire, tout en étant bien entendu radicalement différent, et c’est pour cela qu’il est intéressant : il nous rend sensibles à la multiplicité des modes d’installation de « mondes naturels », qui peuvent se traduire par des politiques extractivistes et capitalistes comme en ce qui concerne la « frontière » installée au Kalimantan, mais aussi bien par des politiques de préservation d’un monde naturel dont les humains sont supposés ne pas faire partie.
« Ecrivant vers la fin du règne d’Elisabeth Ire, en un temps où, la Loi de la forêt étant fréquemment enfreinte, les forêts d’Angleterre se dégradaient rapidement, John Manwood, juriste, gardien des chasses de Waltham Forest, et juge de New Forest, exposa de manière systématique les anciennes lois concernant l’afforestation et la préservation de la nature. Rares étaient les lois anciennes encore respectées ; il le reconnaissait et déplorait le laxisme général dans leur application. Manwood, semble-t-il, entreprit de défendre ces lois, non en tant que monarchiste, mais en tant que naturaliste. Le monarque était le seul, selon lui, à pouvoir préserver la vie sauvage des ravages de l’exploitation. » [40]
Le monarque, en tant que souverain, doit s’occuper du monde naturel, « et l’on doit empêcher le monde vorace des sociétés humaines de s’approprier entièrement la terre à ses propres fins. Des sanctuaires de nature originelle doivent toujours exister. » [41] Il ne s’agit surtout pas de ramener ces processus au même, mais ce qu’ils partagent, c’est l’installation d’un monde naturel – qu’il s’agisse de le préserver ou de l’exploiter – dont les humains sont séparés [42]. Ce qu’Anna Tsing montre encore, avec d’autres, c’est que l’installation de ces mondes naturels, distinguant sujets et objets, humains et nature, doit nécessairement mettre en place des technologies d’individualisation, de purification, d’effacement des expériences transitives associant des êtres hétérogènes. En bref, il s’agit de rendre les zones de contact inopérantes.
Je reviens pour un moment au Monts Meratus du Kalimantan du Sud où vivent les Dayaks Meratus. Dans Friction, Anna Tsing explique comment, dans la situation politique que traduit le régime « New Order » du Président Suharto, le Kalimantan est redéfini comme un type particulier de frontière faisant des forêts des Monts Meratus un lieu d’extraction notamment pour les compagnies d’exploitation forestière. Les compagnies ont pour projet de constituer une économie « durable » d’exploitation en coupant les arbres et en replantant une espèce unique, le dipterocarpus, géré par la suite sur le modèle de la plantation : itération indéfinie d’entités identiques isolées et simplifiées. Dès leur lancement dans les politiques colonialistes et esclavagistes, les plantations reposent sur l’idée de fabriquer des êtres existant par eux-mêmes, sans relations essentielles à d’autres êtres : les plants de canne à sucre autant que les esclaves d’Afrique sont définis par la pratique coloniale comme des individus séparables en principe de tout emmêlement avec des autres. Cette atroce fabrication d’individus, qui ne fonctionne toutefois jamais complètement (aucun être, humain ou non, vivant ou non, ne pouvant exister « par lui-même »), est de plus effrayante du point de vue de sa capacité à générer d’autres dévastations. Les diverses formes de plantation font lâcher les unes après les autres les multiples associations constituées dans les zones génératives unissant des êtres hétérogènes, libérant des forces imprévisibles. Dans le Kalimantan du Sud, l’année de sècheresse El Niño de 1997 avait entraîné d’importants feux de forêt. Suite à ces feux, les plants de riz poussèrent sans porter de grains. Par ailleurs, beaucoup d’animaux ne trouvant plus refuge dans la forêt se mirent à envahir les campagnes, en particulier les rats, qui infestèrent les champs en mangeant tout ce qu’ils trouvaient. Les compagnies d’exploitation forestière vendirent aux agriculteurs du poison à rat qui, tout en tuant chats et chiens, semble s’être révélé peu efficace contre les rats eux-mêmes. « Des feux qui se répandent à travers la forêt ; des rats qui se répandent à travers les champs ; des poisons qui se répandent à travers les rats : Ils ont déclenché les pestes. Chaque peste suit les simplifications et réductions de la précédente pour laisser le paysage plus stérile. » [43]
Anna Tsing appelle le processus de fabrication de frontière telle qu’elle a pu l’observer dans le Kalimantan du Sud au courant des années 1990 une « décartographisation ». Il s’agit d’inventer un paysage naturel « vierge » en niant les relativités multiples à travers lesquelles les êtres tiennent leur existence de manières qui n’ont rien à voir avec le modèle de la plantation. « Une frontière est un bord d’espace et de temps : une zone de pas encore – pas encore cartographié, pas encore régulé. C’est une zone de décartographisation : même dans sa planification, une frontière est imaginée comme non-planifiée. Les frontières ne sont pas simplement découvertes dans les marges ; elles sont des projets de fabrication d’expérience géographique et temporelle. » [44] La forêt habitée par les Dayaks Meratus est au contraire animée de socialités multiples, humaines et non humaines, elle est traversée d’histoires, composée de lieux concrets, les Dayaks tissent des relations particulières aux arbres, dont certains ont des noms propres personnels [45]. Les habitants savent quels arbres seront par exemple de bons arbres à miel, mais il ne s’agit pas du tout ici d’un modèle de plantation. Ces arbres sont revendiqués, préparés et protégés. C’est une relation à trois espèces [46] : humains, abeilles, arbres. Les humains encouragent la construction de nids d’abeilles en préparant les arbres, et empêchent que ces arbres ne soient coupés. Ce n’est ni de la plantation ni du « sauvage ». Dans l’espace entre ces catégories générales, « des abeilles, des arbres à miel et des humains ont créé une relation symbiotique et mutuellement productive » [47].
Le terme important ici pour nous est celui d’espace « entre » ou d’intervalle. Ce qu’Anna Tsing montre, c’est que ces espaces tendent à l’invisibilité dès lors qu’on les aborde à partir de catégories fixées de « nature » ou de « culture », de monde naturel ou de monde humain.
« De tels bordures (edges) sont les écologies et les sociétés les moins intéressantes aussi longtemps que nous cherchons des communautés de plantes et de gens nettement démarquées. Nous ne voyons que des espaces dégradés : mauvaises herbes et cambroussards (weeds and hillbillies). Mais si nous tournions notre perspective pour accorder une attention soigneuse à la fabrication spécifiquement diverse mais sociale de ce paysage ? / Ce changement de perspective nous déplace vers ce que j’appelle "intervalles" (gaps). Les intervalles sont des espaces conceptuels et des lieux réels dans lesquels les démarcations puissantes ne voyagent pas bien. Les intervalles du paysage des Meratus centrales attirent notre attention sur la mauvaise transportabilité de démarcations telles que vie humaine versus conservation de la nature, fermes productives versus réserves forestières et culture établie versus le sauvage, car chacune d’elles nous empêche de percevoir l’histoire de paysages sociaux-naturels. » [48]
Anna Tsing le formule de façon on ne peut plus claire : « Ces catégories n’organisent pas matériellement le paysage. » [49] Ces catégories de nature et de culture, de sujet et d’objet décrivent très mal les expériences auxquelles on a affaire, parce qu’elles partent d’entités isolées et préexistantes sans rendre compte des relativités qui se fabriquent entre elles et qui les tiennent dans l’existence. Mais il ne s’agit pas seulement de descriptions « incorrectes » : elles ont une efficace performative dévastatrice dont on a vu la capacité à transformer des lieux vivants en champs de ruines.
Habiter les zones d’expérience dévastées
On peut rattacher à l’efficace performative des définitions d’une « nature » universelle à exploiter ou protéger la multiplication des ruines générées par les économies capitalistes. Philippe Pignarre et Isabelle Stengers ont, de ce point de vue, caractérisé ce qu’exige de nous un engagement pour des mondes vivables : « devenir capables d’habiter à nouveau les zones d’expérience dévastées. » [50] Le travail tout à fait pragmatique de William James, de Donna Haraway et d’Anna Tsing fait vibrer l’importance, à cet égard, de sentir nos modes d’engagement à l’intérieur de mondes se faisant et non en rapport à un monde préfabriqué qui nous poserait pour seule question de savoir comment en disposer. Il est d’une importance vitale que nous nous rendions constamment capables de penser, sentir, agir dans les relations expérimentées, inventées, apprises au contact d’êtres autres, humains et non humains, avec lesquels nous existons.
La proposition pragmatiste relative aux mondes en train de se faire rend possibles au moins deux choses. Elle nous permet de nous rapporter aux opérations de fabrication d’univers sans accepter leur prétention universaliste. Les fabrications d’univers sont elles-mêmes toujours particulières, locales, situées, concrètes, et c’est par là qu’elles offrent des prises pour les défaire. « Comment les chercheurs pourraient-ils relever le défi de libérer les imaginations critiques du spectre de la conquête néolibérale – singulière, universelle, globale ? L’attention aux frictions d’articulation contingente peut nous aider à décrire l’effectivité, et la fragilité, de formes capitalistes – et globalistes – émergentes. Dans cette hétérogénéité changeante se trouvent de nouvelles sources d’espoir, et, bien sûr, de nouveaux cauchemars. » [51]
Une deuxième chose que la proposition pragmatiste rend dès lors possible, c’est de ne pas renoncer à chercher les engagements concrets dans lesquels se fabriquent au contraire des possibilités de résurgence [52]. Il s’agit là de fabrication d’espoir, mais un espoir qui n’a rien à voir avec une capacité personnelle à « avoir confiance ». Cette fabrication d’espoir implique des engagements matériels et actifs dans des expériences co-constitutives de modes d’existence terrestres partagés avec des autres, humains et non humains, et résistant aux fabrications d’univers. « Un tel espoir "irréaliste" commence en considérant la possibilité que de petites fissures (cracks) puissent encore fendre le barrage ; les ouvertures contingentes sont des sites de force inattendue – pour le meilleur et pour le pire. » [53] C’est dans ces engagements communs concrets que peuvent se déployer des capacités d’existence, sur plus d’un mode, et pour une multiplicité d’êtres.
Bibliographie
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- Séminaire Pratiques de soin et collectifs