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Ré-halluciner les contextes Paris-Belgrade

Au départ de HOW TO DO THINGS BY THEORY (« Comment faire les choses par la théorie »), il y a le Belgrade de TkH et le Paris des Laboratoires d'Aubervilliers – deux contextes, localités et réalités, dont la puissance des marges et minorités n’est pas visible. Comme chacun n’est pas familier des cadres de références et d’appartenance de l’autre, le chemin le plus productif pour apprendre ou enseigner le contexte auquel on pense ou on souhaite appartenir est de le transformer !

Décidés à nous consacrer profondément à ces sujets, nous avons organisé, dès le tout début du projet, un séminaire de recherche de long cours intitulé « Ré-halluciner les contextes Paris-Belgrade », proposé par Bojana Cvejić, en collaboration avec Ana Vujanović. Toutefois, ce séminaire n’était pas restreint aux collaborateurs de TkH, et nous avons invité les acteurs de la scène artistique parisienne (et quiconque se sentant concerné) à rejoindre la recherche. C’est ainsi qu’un groupe ouvert de sept à quinze membres de Belgrade ou de Paris s’est formé et a travaillé ensemble, soit sur place, soit par le biais d’échanges de courriers électroniques, depuis janvier 2010.
Une carte de la scène artistique francilienne a été éditée suite à ces rencontres: Diagrams of Paris

Les premiers mots clés proposés pour le débat ou qui en ont découlé sont : le contexte, la scène indépendante, la minorité et les minoritaires, et l’appartenance ou la non-appartenance.
La première discussion autour de « la scène indépendante » a été très symptomatique, pointant des différences, des malentendus, des difficultés et des incompatibilités. Par conséquent, le meilleur moyen d’opérer a été de parler simplement de « la scène » et de se concentrer sur la division des villes (Paris / Belgrade) en secteurs, sur la distribution des rôles, des règles, des possibilités et des frontières, des zones de passage. Ainsi, nous avons pu évoluer vers la recherche de différenciations moins binaires, la multiplicité obtenue ne serait pas sans valeur car elle serait à l’aune de la connaissance politique du pouvoir constitué, la visibilité et la force du devenir.
Ensuite, Bojana et Ana ont préparé des courtes présentations sur le « contexte » et l’« approche contextuelle de l’art ». Nous vous livrons quelques-unes des questions listées dans leur introduction, qui peuvent avoir aussi de l’intérêt pour un public plus large.

 

QUEL CONTEXTE ? LE CONTEXTE DE QUI ? ET QUELLE ACTION ENTREPRENDRE ?
par Bojana Cvejić

• Quel contexte ? De quel contexte ?

(Le contexte est structuré par des relations de pouvoir)
Scène (la création), site (l’inscription), environnement (l’atmosphère) :
– scène : magazines, réseaux des festivals et des lieux, conférences, dynamique des tendances et des modes;
– site : traces laissées, possibilité de changements structurels, écrire l’histoire;
– environnement : opinion générale ou doxa (Roland Barthes), fiction dominante (Kaja Silverman);
Les contraintes, facteurs limitants ou cadres de faisabilité ?
Différencier la contingence (les circonstances, ce qui est donné) du choix d’une position (le choix d’en prendre une).
Connaître (inné ou acquis, assimilé) ou ne pas connaître (nouveau, à creuser).

• Le contexte de qui ?

(Qui est le sujet du contexte ? Je parle au nom de qui ? Quelle relation d’appartenance me lie au contexte ? Grammaticalement, je parle à quelle personne ? Quand est-ce que j’emploie « je » ou « nous » ?) :
– identifier sa position : place et rôle (donnés par les circonstances ou acquis);
– s’identifier par sa position ou non;
– reconnu ou non reconnu (différenciation idéologique) (Rancière, La mésentente : il y a toujours un « incompté » (inclus / exclus));
– « ce que je revendique et ce à quoi j’appartiens » – aspiration (objectif), droit (héritage, patrimoine), possession / dépossession;
– quelle relation est en jeu dans l’appartenance à une minorité ? Peut-on être dans une minorité sans être marginal ?

• Que faut-il faire ?

(De la critique à la construction):
– étudier le contexte : les frontières (situer le contexte dans une carte à plus grande échelle) ; l’horizon (la limite de visibilité) ; les atouts par comparaison ; les possibilités restant à découvrir (éliminer les inconvénients) ; les potentiels;
– analyse critique : diagnostic, formulation d’un (des) problème(s);
– un problème n’est pas forcément associé à un traumatisme – poser sans arrêt un problème sans jamais aller à sa résolution fait de vous un « parasite de négativité »;
– problèmes : l’importance du concret par rapport aux pseudo-problèmes;
– comment agir ? Montrer et expérimenter (comme un archéologue : exemple de Blackmarket for Useful Knowledge and Non Knowledge, projet d’Hannah Hurtzig qui construit un espace public et définit le sujet d’étude comme espace, l’exploration du contexte comme un travail de terrain, pluralité des registres, l’en-dedans et l’en-dehors des disciplines concernées par le sujet, narrations singulières, la connaissance produite en dissémination, en développement, en excès, la création d’une communauté virtuelle, l’événement « ré-halluciner les contextes », l’hétérotopie);
– le procédé d’hyper-identification (dans les régimes totalitaires) (NSK, projet d’appropriation du patronyme Janez Jansa);
– la simulation, la subversion, la déconstruction (TkH) – la présentation et le changement de logique dans le but de provoquer des effets politiques;
– la construction d’un contexte dans le contexte donné – l’auto-organisation (everybodys, les projets 6M1L, TkH et The Other Scene), l’objectif de poser un autre niveau – le danger de la consolidation (dans la reterritorialisation);



L'APPROCHE CONTEXTUELLE DE L'ART / EN ART : L'HÉRITAGE HISTORIQUE ET LES POTENTIELS CONTEMPORAINS
par Ana Vujanović

• Le paradigme de l’art moderne occidental (du XVIIIème siècle à nos jours)

L’art comme praxis (pas la poïesis définie depuis la Grèce antique : voir De la poétique d’Aristote). Mais la notion de praxis ne signifie plus l’action publique de transformation de la société ou des relations, c’est un acte d’expression de la volonté individuelle de création (voir Giorgio Agamben, L’homme sans contenu, Circé, 1994). Agamben : « Cette métaphysique de la volonté a si bien pénétré notre conception de l’art que même les critiques les plus radicales de l’esthétique n’ont pas pensé à mettre en doute le principe qui en constitue le fondement, c’est-à-dire l’idée que l’art soit expression de la volonté créatrice de l’artiste. »

• Après la Deuxième Guerre Mondiale – division entre l’Est (socialiste) et l’Ouest (capitaliste)

Divergences au sein de la tradition en art mentionnée plus haut. Tentative de systématisation des différences (qui n’ont jamais existé comme des oppositions binaires, cette liste tenant lieu de schéma de travail) :

Ouest
– capitalisme
– propriété privée          
– prospérité individuelle      
– concurrence
– l’art comme émancipation (d’un individu)  
– œuvre unique  
– l’artiste comme génie
– intuitions individuelles

Est
– communisme / socialisme
– propriété sociale / bien commun
– prospérité sociale générale
– collaboration
– l’art comme mécanique sociale (projection de son avenir)
– œuvre typique (selon Lukacz)
– l’artiste comme travailleur culturel
– pensée structurale

 

• Après la chute du mur de Berlin, les années 1990 et 2000

Processus de transition, effacement des frontières entre l’Est et l’Ouest (mondialisation, OTAN, UE…)
L’approche contextuelle tire son fond historique et épistémologique des contextes communistes / socialistes. Toutefois, elle n’est plus caractéristique du « bloc de l’est » pas plus qu’accréditée par les pays (communistes). Aujourd’hui, on peut l’apparenter à un dispositif tactique, formant une critique artistique de gauche, que l’on peut trouver ou appliquer dans n’importe quel contexte culturel des mondes capitalistes néolibéraux.
On peut lui donner de l’importance et de la valeur parce qu’elle souligne le politique de l’art, sa fonction sociale, sa place et sa responsabilité, son pouvoir discursif, sa nature idéologique + elle promeut les idées de solidarité et de collaboration (dans l’art, la culture et la société) comme alternative concrète à l’idée capitaliste darwiniste de concurrence qui serait la seule manière de vivre et survivre ensemble.
C’est une tactique de repolitisation de l’art dans le macrocontexte social, néolibéral, capitaliste, dépolitisé (apolitique). (cf. la disparition de la politique dans nos sociétés actuelles comme pratique spécifique dans la Vita activa d’Hannah Arendt ou la Grammaire de la multitude de Paolo Virno).

Pourquoi des tactiques ?
C’est une approche de résistance, opposée à ce que la machine capitaliste du monde de l’art nous offre.
Différenciation entre la stratégie et les tactiques faite par Michel de Certeau dans L’invention de la vie quotidienne / identique à la différenciation que fait Jacques Rancière entre politique et police vs. la politique (La mésentente).

Approche contextuelle et / ou art communautaire
On connait déjà le concept d’« art contextuel » articulé par Paul Ardenne dans Un art contextuel, issu de la tradition de l’art moderne occidental. Sa principale expression est l’art communautaire. Malgré son intention émancipatrice, ou peut-être justement à cause d’elle, il continue de voir l’artiste principalement comme un individu face à la société. Il s’agit d’un artiste qui bénéficie d’une position sociale privilégiée (un « initié ») et qui décide de s’engager à la résolution de problèmes sociaux par la transaction avec les groupes socialement marginaux (les « exclus »). Son intention est en gros d’émanciper ces groupes et de les aider à s’intégrer dans la société. Cela soulève deux problématiques : l’artiste reprend la hauteur condescendante qui stipule ce qui est bon pour eux ; il évite la question suivante : « La société est-elle tellement bien faite qu’elle n’est pas à remettre en cause, une seule chose à faire : aider les exclus à l’intégrer ? »
Selon Ardenne, dans l’art contextuel, la société réelle est un terrain à explorer et à conquérir. Selon ce que nous identifions comme une approche contextuelle dans la société au passé socialiste, la société réelle est ce que nous avons tous en partage, un espace qui inclut d’emblée l’artiste. Et son projet consiste à révéler, redéfinir, transformer les règles sociales opaques. Il n’existe pas un ailleurs à explorer à partir de la position claire et stable d’un ici (intérieur). Le contexte où nous vivons ne peut qu’être un sujet de recherche et une intervention interne.
D’après Ardenne, l’art contextuel est l’art d’un monde découvert. N’y aurait-il pas un ton de discours colonialiste, là-dessous ? L’approche contextuelle de l’art demanderait plutôt : pourquoi ne cherche-t-on pas notre (nos) propre(s) monde(s), perdu(s) ou nouveau(x) ? Ici, cela introduit la revendication suivante, différence essentielle avec le concept d’Ardenne : le contexte social ne peut appartenir à un seul individu, quel qu’il soit, c’est une propriété sociale, un bien commun.

Dans la période suivante de recherche, nous nous sommes attachés à élaborer une carte des scènes indépendantes d’art vivant à Paris et à Belgrade [Diagrams of Paris]. Au départ, il y avait ceci :
– limites du contexte (arts vivants, théâtre, danse, film et art visuel ? À prendre en compte dans quel cas), situation (Paris, en relation avec la France, en relation avec le cadre international);
– début : d’où vous partez n’a pas d’importance, de toute façon nous développerons une logique rhizomatique.
Les objets de la carte doivent concerner des noms et des concepts :
– institution, lieu, forme, initiative, projet, association, événements;
– termes, notions, idées, théorie, idéologie.
Cartographier implique de tracer :
– les connexions, les absences de connexion;
– les problèmes.

Toutefois, sitôt après avoir tenté de dresser la carte des contextes en utilisant des objets concrets, nous nous sommes confrontés à la différence entre la « scène indépendante » à Belgrade et la « scène alternative » à Paris. La question principale étant : de quoi parlons-nous quand nous disons « scène indépendante » ? Le qualificatif « indépendant » s’est avéré inapproprié pour deux raisons :
    1) l'indépendance suggère le fantasme de se trouver hors des institutions, dans l’isolement et l’autosuffisance, comme en autarcie (indépendance économique);
    2) cette dernière réfère à l’usage historique de l’« artiste indépendant » – l’artiste qui produit son travail par sa propre entreprise, contrairement à l’artiste employé par une institution publique. Aujourd’hui on le relie au statut très contesté de « l’auto-entrepreneur », lui donnant un sens capitaliste, libéral.

Bojana Cvejić a proposé de remplacer « indépendance » par « autonomie relative », en argumentant que dans chacun des contextes du monde globalisé, il y a des artistes semi-autonomes, qui constituent vraisemblablement une scène relativement autonome, composée d’artistes, de groupes et de collectifs, de projets, d’initiatives, d’organisations, de mouvements, d’espaces, etc., relativement autonomes ou semi-autonomes.



QUELQUES ARGUMENTS SUR « UNE SCÈNE RELATIVEMENT AUTONOME »
par Bojana Cvejić

Le mot « autonomie » ne va pas sans poser de problème ; tout comme « indépendance », cela demande une réflexion attentive.
L’idée et la notion vulgarisée d’« autonomie » remontent à l’établissement du régime esthétique de l’art, pour reprendre le schéma de division des époques culturelles et artistiques de Rancière. L’autonomie est une condition historique (1800) de la séparation de l’art de toute fonction sociale et établissant sa fonction dans le fait de n’en avoir aucune (Theodor Adorno, Introduction à la sociologie de la musique), prétendue dans le jugement esthétique kantien comme un plaisir désintéressé : cette notion d’autonomie qui distribue l’art dans les extrêmes, soit dédié à son auto-perfectionnement pour son propre compte et donc libre de tout engagement dans la société réelle, soit accusé, pour précisément les mêmes raisons, de ne pas s’engager en-dehors de son medium.
Mais, je souhaite aborder ici un autre ensemble de questions. Du terme « autonomie », je voudrais d’abord tracer le sens étymologique : « auto » (par soi-même, de soi-même) + « nomos » (loi). Les artistes, projets, espaces semi-autonomes cherchent à établir leurs propres conditions et temporalités de travail, de représentation, de distribution du travail, et même de réception. Au lieu de les refuser ou de les respecter, ils entrent dans une bataille dialectique et dans la négociation avec / contre les lois et les mécanismes institutionnels. Ils ne sont pas indépendants, capables d’exister « par eux-mêmes », puisqu’ils dépendent en partie des moyens et des structures de production. Encore, ils rendent à leur tour les institutions dépendantes de leur travail. Cette logique ressemble à l’« ouvriérisme » ou « autonomie ouvrière », mouvement des ouvriers réclamant leur place dans les usines (les usines Fiat en Italie, dans les années 1970).
Cette autonomie est « relative » car elle implique une réciprocité incomplète des relations. Cela peut se comparer à la théorie des appareils idéologiques d’État développée par Louis Althusser (Idéologie et appareils idéologiques d’État). Je voudrais dessiner les contours de la scène semi-autonome à partir de la scène générale des arts vivants en appliquant la même logique : elle est constituée par la scène générale, par le pouvoir de l’État et de l’argent qui la définissent dans son économie (et politiquement), mais elle se constitue elle-même et, par là, est constitutive des autres. Sa principale caractéristique est ce pouvoir de constitution, plutôt que d’être constituée seulement ; ainsi son pouvoir repose sur le processus et la lutte pour advenir.


La dernière période de recherche en date (fin juin) a été consacrée à la collecte et à la description des objets pour la carte, à la visite des espaces et des lieux qui figuraient sur la carte pour Paris, mais aussi à la discussion des principes de la cartographie et des procédés artistiques de création de cartes au sein du groupe de travail avec Goran Sergej Pristas et Franck Leibovici, invités de nos sessions. Cela a servi à préciser la direction et le but de dresser les cartes des scènes « relativement autonomes » de Paris et de Belgrade. Nous avons l’intention de publier la carte et, ainsi, d’encourager d’autres à l'utiliser. La décision de publication amène à poser la question suivante : est-ce que notre carte peut vraiment guider une navigation qui ré-hallucinera les scènes ? La question demeure ouverte et la carte est en cours d’élaboration. Vous pouvez en lire la liste des objets ici : http://www.howtodothingsbytheory.info/2010/06/18/re-hallucinating-contexts_map-items/
Nous avons prévu d’achever la carte cet automne (septembre / octobre 2010).