Du droit d’auteur sur les mouvements, de l’interprétation du droit d’auteur, par Valérie-Laure Benabou et Séverine Dusollier*


«Cet entretien a été présenté pour la première fois au Festival Verbindingen/Jonctions organisé par l’association Constant à Bruxelles en 2008. Le dispositif que nous avions choisi pour présenter notre contribution était un face à face, posture qui facilitait la dialectique que le sujet avait suscitée entre nous. Car, lorsque nous avions commencé à discuter du sujet – est-ce que le droit d’auteur protège les mouvements? –, nous n’étions pas du tout arrivées à une conclusion fixe et définitive, mais plutôt à un ping-pong incessant de questions, de propositions sur lesquelles nous tentions de formuler notre accord ou notre position. Nos positions n’étant par ailleurs ni opposées, ni stables, ni certaines. Ce texte écrit est bien pauvre pour refléter ce jeu dialectique, que nous avions voulu sous forme d’une interrogation croisée, nous passant réciproquement la parole d’une manière ludique, par des signes et des mouvements qui nous permettaient aussi de changer de posture au milieu du gué, quitte à nous contredire, à renverser soudainement le discours. Il reste de cette présentation croisée et en mouvement, ce dialogue écrit mais déstructuré à dessein.» (Valérie-Laure Benabou et Séverine Dusollier)


De quels mouvements parlons-nous, quels sont les mouvements qui pourraient être susceptibles d’être protégés par le droit d’auteur?

Valérie-Laure Benabou  Partons de l’idée qu’il peut y avoir plusieurs catégories de mouvements, dont certains peuvent être protégés par le droit d’auteur, et d’autres qui pourraient éventuellement être protégés, ou plus exactement «réservés» – c’est-à-dire faire l’objet d’une propriété – par d’autres instruments du droit, tels les brevets, le contrat, ou encore d’autres prérogatives juridiques. Si l’on cherche à identifier une clé de répartition entre ce qui pourrait relever du droit d’auteur et ce qui relèverait des autres droits de propriété intellectuelle, une première distinction apparaît, soit une distinction entre l’utile et le beau. Certains mouvements ont une valeur parce qu’ils sont utiles, et d’autres trouvent leur valeur dans leur beauté. Les mouvements utiles ne vont pas forcément donner prise au même type de système de réservation que les mouvements qui sont beaux. C’est un peu archétypal, c’est un petit peu manichéen comme distinction, mais malgré tout c’est une ligne de force envisageable.
Les mouvements utiles peuvent poursuivre des finalités différentes. En premier lieu, des mouvements mécanisés, par exemple le mouvement d’un objet dans une chaîne de production, peuvent donner lieu à une certaine valeur, susceptible, le cas échéant, d’être réservée par un brevet. L’invention du brevet peut résider dans un mouvement, qui, dans une machine par exemple, produit un effet technique particulier. C’est cet effet technique induit qui constitue le résultat d’une invention qui ouvre la possibilité de réservation du mouvement par le brevet.
Ensuite, certains mouvements manuels peuvent être réservés par divers systèmes juridiques, tel le savoir-faire. Le savoir-faire d’un artisan, d’un boulanger, d’une brodeuse, d’un couturier, qui va exprimer, qui va exercer un certain nombre de mouvements et qui va par la répétition de ses mouvements, conduire à une expertise et un savoir-faire. Ce savoir-faire peut être protégé par le secret bien évidemment. C’est-à-dire que tant que le mouvement est tu, tant qu’il est conservé dans une petite communauté d’individus, il revêt une valeur économique particulière, qui peut être transmise par des contrats de savoir-faire.
Dans ces deux cas, on est sur une captation du mouvement, en ce qu’il est porteur d’une valeur économique dans les résultats qu’il produit: le bon pain, le bel ouvrage, qui va être le résultat du mouvement. Mais, le mouvement n’est pas envisagé en tant que tel, comme une valeur esthétique, ce qui renvoie plutôt vers le droit d'auteur.

Séverine Dusollier  Envisager une protection par le droit d'auteur requiert de travailler plutôt sur le mouvement non considéré dans ses effets pratiques, mais considéré en tant que tel, par rapport à sa prétention artistique ou à sa prétention esthétique. Ce qu’on pourrait appeler «le beau mouvement». Et en même temps, se concentrer sur le beau mouvement est un peu trompeur en droit d’auteur, puisque le droit d’auteur n’a pas vocation de protéger uniquement le beau, il peut protéger le laid aussi, le droit d’auteur étant indifférent aux considérations de valeur esthétique ou de valeur artistique. Mais quand on parle du «beau» en droit d’auteur, ce qu’on essaie en fait de protéger c’est l’esthétisme, la forme qui peut se développer dans un média quel qu’il soit, littéraire, artistique, visuel,...
La distinction même entre le beau et l’utile, a priori claire, est en réalité illusoire, tant une série de mouvements se retrouvent à la lisière entre le beau et l’utile, tel le mouvement sportif. Le mouvement sportif est sans doute utile, si on arrive à mettre la balle dans le but, mais il peut être aussi beau quand on parle par exemple du mouvement d’une patineuse, entre prouesse technique et valeur esthétique. Ces mouvements-là, où se trouvent-ils dans notre division?
Pensons également au mouvement virtuel – et «virtuel» est sans doute un mot mal choisi – parlons plutôt de mouvement qui se produit dans un environnement virtualisé, digitalisé. Dans ce cas là, il est évident que c’est un mouvement qui prend une certaine forme. Mais, est-ce une forme qui vise la beauté ou davantage une traduction la plus fidèle possible du personnage, de la personne dans un univers virtuel? Il s’agit là aussi d’un cas de mouvement un peu limite, qu’il est difficile de ranger définitivement du côté de l’utile ou du côté du beau.
Mais avant de rentrer vraiment dans le vif du sujet, il serait utile de rappeler très vite ce qu’est le droit d’auteur et comment il fonctionne, peut-être pour ceux d’entre vous qui n’ont aucune idée ou qu’une idée assez vague de ce qu’est le droit d’auteur. Le droit d’auteur protège des créations dans le domaine littéraire et artistique. Il se distingue en ce sens de droits qui touchent plus à des productions industrielles – comme le droit de brevets, le droit des marques–, pour viser vraiment la protection des formes artistiques.
La question que nous voudrions poser est celle du moment où le mouvement entre dans le droit d’auteur, sans forcément prendre parti sur l’opportunité d’un droit d’auteur ou l’opportunité de la réservation par le régime du droit d’auteur. Une fois que le mouvement est entré dans le droit d’auteur, le droit d’auteur peut déployer tout son arsenal de mesures protectrices, à première vue en tout cas, plutôt défensives. Avoir un droit d’auteur sur quelque chose – par exemple sur un mouvement –, permet d’empêcher d’autres personnes de reproduire ce mouvement, de refaire la même chose. Le droit d'auteur a donc un rôle de protection assez défensif. Mais le droit d’auteur accorde avant tout un contrôle de la personne sur ce qu’il ou elle a créé. Ce contrôle permet donc certainement d’interdire, mais peut tout autant autoriser, pour permettre à d’autres de reproduire, de communiquer, c’est ce qu’on voit par exemple dans les logiciels libres, dans les créations libres, où le droit d’auteur est utilisé à rebours non pas pour interdire, mais pour autoriser.
En voulant poser la question de la protection du mouvement par le droit d’auteur, l’idée n’est pas de prétendre à un monopole sur les mouvements, qui serait une interdiction pure de reproduction des mouvements, mais plutôt de voir dans quelle mesure le droit d’auteur peut venir s’accrocher au mouvement. En conséquence de cette protection par le droit d'auteur, l’auteur, le titulaire de ce droit, a le choix entre différentes stratégies d’exploitation de son mouvement, entre interdiction et autorisation. L’autre intérêt également du droit d’auteur, c’est que le droit d’auteur accorde un droit moral qui permet à l’auteur de se voir reconnaître la paternité de son œuvre (expression sexiste s’il en est qu’on peut remplacer par attribution), que l’œuvre en tout cas lui soit attribuée, qu’il ou elle soit reconnue comme créateur, comme créatrice, du mouvement dans ce cas-ci, et également qu’il puisse protéger l’intégrité de son œuvre. Le droit moral protège plus le lien entre l’auteur et l’œuvre, le mouvement. Voilà en tout cas quel est notre point de départ, la question qu’on va poser : est-ce que le mouvement entre dans la sphère du droit d’auteur et à partir de quel moment ? Et pour ça, la première question qu’on doit se poser est la suivante: le mouvement peut-il être considéré comme une œuvre?

VLB  Mais bien sûr, évidemment! Quelle question! Le mouvement est bien évidemment protégé et réservé, c’est une oeuvre! Pourquoi est-ce une œuvre? Parce qu’il n’y a pas de définition des œuvres, alors c’est facile de dire, «Pourquoi le mouvement ne serait pas une œuvre, puisque je ne sais pas ce que c’est, une œuvre». L’œuvre, c’est une création intellectuelle. «Intellectuel», mais qu’est ce que ça veut dire «intellectuel»? Cela signifie que quelqu’un a mis son sens, son cœur, son âme, son esprit au service d’un résultat, il a exsudé une œuvre, il a transpiré une œuvre, et l’œuvre est le résultat de cette personne, c’est le «petit bébé» de l’auteur. Donc, pourquoi est-ce que le mouvement ne pourrait pas être protégé par le droit d’auteur ? Dès lors que l’auteur met l’empreinte de sa personnalité, dès lors qu’effectivement on peut voir dans le mouvement l’auteur, que le mouvement est la traduction dans l’espace de ce que veut l’auteur, de ce qu’a créé l’auteur, bien sûr qu’il peut être une œuvre, protégée par la propriété intellectuelle, par le droit d’auteur. Le droit d’auteur est une sorte d’aspirateur à protéger, à réserver – il n’a pas de seuil très lourd, très élevé. La seule chose requise pour être protégé pas le droit d’auteur, ce n’est pas de déposer, ce n’est pas d’enregistrer, c’est de créer, de créer une œuvre qui est originale. «Originale», qu’est-ce que ça veut dire? Ça veut dire que c’est une œuvre qui est l’expression de la personnalité de son créateur, et qu’on soit dans le monde de la forme, qu’on ne reste pas au niveau de l’idée. Mais, le mouvement peut-il être réduit à une simple idée? Non, le mouvement est toujours forme, le mouvement n’est jamais une simple idée, il est toujours la traduction dans un espace, dans un temps, d’une idée, mais il n’est jamais l’idée elle-même. La question ne se pose pas, évidemment que le mouvement est protégé par le droit d’auteur.
Le mouvement est protégé par le droit d’auteur à la condition d’être propre, c’est-à-dire d’incarner la démarche de création de l’auteur. S’il n’y a pas cette conscience de l’auteur de créer un mouvement, il faut peut-être se poser la question de savoir s’il y a une œuvre. Il faut peut-être penser que seuls les mouvements qui ont été voulus comme œuvres pourraient accéder à cette catégorie. Mais, est-ce qu’il suffit de vouloir créer quelque chose, pour que le résultat de cet acte de volition, de cet acte de volonté, soit une oeuvre?

SD  Mais c’est justement là qu’est la faille du raisonnement, parce que le mouvement, dis-tu, est «une expression», qu’il n’est jamais une simple idée. Mais encore faut-il que cette expression soit vraiment le résultat d’une création, qu’il y ait donc conscience de la création, conscience de l’œuvre en train de se faire. Or, de nombreux mouvements, à mon sens, ne sont pas une œuvre, ce sont des mouvements inconscients, des mouvements qui ne sont que la traduction de gestes tout à fait nécessaires, ou de gestes tout à fait banals. Si mon nez me gratte, et je me gratte le nez, je n’ai peut-être même pas conscience du mouvement. En quoi est-ce que je pourrais avoir un droit d’auteur sur ce mouvement, dont je n’ai absolument aucune conscience ? Si je traverse la pièce en prenant un pas particulier, c’est peut-être mon propre pas, c’est vrai qu’il m’est propre, il participe de ma démarche, de ma manière de marcher, mais est-ce que j’ai en même temps conscience que je suis en train de créer une œuvre, et ai-je la volonté de créer une œuvre? En conséquence, il me semble que le mouvement ne peut pas être perçu en tant qu’œuvre, surtout les exécutions d’une action naturelle; il n’est pas forcément construit, il se construit peut-être mais sans aucune volonté d’être aussi construit. Et si on reprend l’idée qu’en tout cas, le mouvement ne pourrait être protégé que s’il est original, cela laisserait beaucoup de mouvements hors de la protection, tels les mouvements qui sont d’une banalité affligeante: le fait de marcher, le fait de s’asseoir, de se lever, de bâiller, de se frotter le nez, de se frotter les yeux – ce sont des mouvements tout à fait banals, qui donc ne pourront pas prétendre à la protection du droit d’auteur.
Dès lors, peut-être pourrait-on imaginer de protéger le mouvement, mais tout sera alors une question de degré. Ça signifierait qu’on essaierait non pas de protéger un mouvement isolé, mais de protéger un mouvement dans une succession de mouvements, un mouvement dans une expression plus large, puisque le mouvement lui-même finalement ne serait qu’un élément d’une syntaxe corporelle, mais il serait complètement arbitraire. Ce qu’on essaierait de protéger c’est plutôt la succession du mouvement, qui à partir de cette syntaxe, du langage du corps, permettrait de créer une œuvre. Et on va le voir tout à l’heure sans doute, que le fait de créer, de mettre des mouvements ensemble, par exemple dans une chorégraphie, peut parvenir à une protection, mais qui, alors, viendrait investir la succession des mouvements, l’expression qui ressort de différents mouvements mis ensemble et pensés ensemble. La question essentielle sans doute en droit d’auteur, n’est pas de dire que «le mouvement ne pourra pas être protégé», mais plutôt de pouvoir déterminer à partir de quand un mouvement devient une œuvre protégeable par le droit d’auteur.

VLB  Mais, le mouvement ne peut pas être protégé par le droit d’auteur, parce que le mouvement c’est un langage, c’est un médium. Ce n’est pas «une œuvre», c’est un instrument pour exprimer, mais ce n’est pas une expression, le résultat de cette expression. Ce n’est qu’une parcelle d’une œuvre, ce n’est qu’un fragment d’une œuvre, le mouvement. Pourquoi ? Parce que le mouvement, il est indispensable à tous. Imaginez, Séverine dit, «Je me gratte le nez » – c’est un mouvement commun. Je le fais deux fois, je le fais trois fois, je le fais quatre fois, cinq fois, six fois… Ça devient une chorégraphie? Ça devient une œuvre protégée? Ça devient quelque chose sur laquelle je peux dire à autrui: «Tu n’auras pas le droit de reproduire ce mouvement sans mon autorisation»? Ce n’est pas sérieux. On ne pourrait plus avoir le droit de se gratter le nez sans demander l’autorisation du chorégraphe qui aurait fait un gratté de nez de vingt-cinq minutes de long?
On a eu dans la jurisprudence française, pas sur la chorégraphie, mais sur les œuvres littéraires, un débat intéressant sur la question suivante: à partir de quand est-ce qu’il y a une œuvre littéraire? Dans ce cas précis, quelqu’un avait écrit un livre sur le vocabulaire cajun, la langue cajine de la Louisiane, et un romancier avait repris des mots de ce livre, des mots de la langue cajine pour son roman. L’auteur du premier livre l’avait poursuivi en contrefaçon, en disant : «Mais vous avez repris les mots». Et l’autre de répondre: «Mais les mots de la langue cajine existent dans la langue cajine». Donc ce n’est pas parce que j’ai écrit un livre avec des mots qui existent dans une langue, que je peux m’approprier ces mots-là. Ce n’est pas parce que je fais une chorégraphie composée de plusieurs mouvements, que j’ai un droit sur l’ensemble des mouvements, ou sur chacun de ces mouvements – ce serait une violation totale de notre mobilité, de notre droit à la mobilité, de notre liberté de mouvement. Et est-ce qu’une succession, une simple succession de mouvements peut suffire à faire naître l’œuvre? Ce n’est pas sérieux; si je me gratte le nez et puis je me gratte l’oreille, est-ce que je vais avoir un droit de propriété intellectuelle qui va pouvoir empêcher autrui de se gratter le nez et puis l’oreille ou de se gratter l’oreille et puis le nez, puisque la contrefaçon va s’apprécier en fonction de ressemblances? Ce n’est pas sérieux. D’ailleurs, la cour d’appel de Paris dans un arrêt de 1967 avait dit: «Un pas de danse est par sa nature et sa destination, soustrait à l’appropriation privée». On ne peut pas protéger un seul pas de danse, on ne peut pas protéger deux pas de danses – imaginez que tout d’un coup, je dise: «Tiens, je protège un pas de bourrée». Est-ce que quelqu’un pourrait maintenant dire: «Tous ceux qui voudront faire un pas de bourrée et un assemblé après, devront me demander l’autorisation»? Ce n’est pas sérieux ; ce n’est pas sérieux!

SD  Je trouve même ça tellement peu sérieux qu’alors l’idée qu’on est en train de développer, c’est que le mouvement lui-même ne pourra jamais être protégé, que c’est juste la fixation du mouvement qui pourrait être protégée. Donc, le fait qu’à un moment, le mouvement donne lieu à une autre œuvre, à une œuvre fixée, que ce soit par notation – dont on a déjà parlé durant ce week-end –, à partir du moment où l’œuvre est fixée dans une forme, à ce moment-là, c’est cette forme elle-même qui va être protégée, mais pas le mouvement qui constitue les différents éléments de cette forme. Qu’en penses-tu?

VLB  Je pense que si on parle du mouvement noté, du mouvement fixé, alors ce n’est plus le mouvement qu’on protège: c’est une traduction du mouvement. C’est une traduction dans un autre langage d’un mouvement. C’est un signe. Mais c’est un signe littéraire, comme une note de musique, qui n’est pas la musique, qui n’est pas réduite à la musique. Parce que si je ne sais pas lire la notation, je ne sais pas voir l’œuvre, je ne la comprends pas et elle ne m’est plus perceptible, or la définition de l’œuvre c'est qu’elle soit perceptible aux sens. Si elle ne m’est pas intelligible, parce que la forme dans laquelle elle aurait été transcrite m’est inaccessible, je n’ai pas en face de moi une œuvre, ou alors je n’ai pas une chorégraphie, j’ai une œuvre littéraire, que je peux lire ou que je peux ne pas comprendre, mais simplement contempler dans sa forme écrite.
En même temps, ce n’est pas une condition du droit d’auteur, la fixation. Jamais on n’a exigé en droit d’auteur de fixer l’œuvre pour la protéger. L’acte de création, il existe dans son immédiateté, la protection naît du simple fait de la création. Evidemment j’aurais après un problème à prouver que je suis bien l’auteur, parce que je ne peux pas prouver ce qui est fugace, je ne peux pas prouver ce qui s’évapore, ce qui est immanent. Mais ma protection existe du simple fait que je crée, je n’ai pas besoin de fixer. Je n’ai pas besoin de noter pour avoir une protection – ce serait réduire l’improvisation improtégeable du simple fait qu’elle émerge ; elle ne peut pas demander, préalablement ou a posteriori, une fixation. Il faut qu’il y ait de la liberté de mouvement dans la création.

SD  Mais pourtant la loi française est ambiguë sur ce point, parce que la loi française dit qu’elle ne protègera les chorégraphies que si elles font l’objet d’une fixation. C’est donc bien la loi française qui exige ces conditions de fixation pour les œuvres chorégraphiques. Mais, en même temps cela pose une question quand même un petit peu embêtante: c'est qu’il n’y a pas de raison de faire une discrimination entre les différents types de création en droit d’auteur. Toutes les créations doivent être protégées de la même manière. Or, il n’y a que pour les chorégraphies en effet que la loi française, en tous cas – la loi belge est plus accueillante –, demande que l’œuvre soit fixée. Sans doute peut-on y voir surtout une question de preuve, de pouvoir un moment au moins délimiter les frontières de l’œuvre chorégraphique en en ayant gardé une trace. Mais il va de soi que le droit d’auteur protège les œuvres littéraires et artistiques, sans vouloir distinguer entre les catégories d’œuvres ou les formes, les média dans lesquels se développent les œuvres. Donc il n’y a pas de raison, finalement, d’être moins accueillant pour les mouvements que pour les autres œuvres. On protège toute une série de choses en droit d’auteur, on protège même des logiciels – vous vous rendez compte –, des logiciels sont des œuvres soi-disant artistiques ou littéraires. Donc il va de soi que les mouvements pourraient très bien aussi prétendre à cette protection par le droit d’auteur. C’est ce qu’on appelle en droit d’auteur « la théorie de l’unité de l’art », selon laquelle il n’est pas question pour les juges appliquant le droit d’auteur, pour les législateurs, de faire une distinction entre différentes créations selon le type d’art auquel elles se rattachent. Ce qui permet d’ailleurs des choses un petit peu absurdes, puisqu’on a pu protéger par le droit d’auteur – en France de nouveau – un panier à salade, en disant que ce panier à salade était une forme d’art comme une autre. On voit bien que dans ce cas-là, évidemment, la théorie de l’unité de l’art et l’absence de discrimination permettent de mettre dans le champ du droit d'auteur un peu tout et n’importe quoi. Mais des questions plus précises se posent alors actuellement en droit d’auteur. Une des grandes questions qui se pose, par exemple, c’est: «Peut-on protéger un parfum par le droit d’auteur?». Le parfum est une création, il s’adresse au sens, à l’odorat, un sens qui n’a pas encore été très sollicité par des œuvres protégées par le droit d’auteur. Donc, si on envisage de protéger le parfum, pourquoi n’envisagerait-on pas de protéger les mouvements?

VLB  Parce que ce serait, comme je l’ai dit tout à l’heure, un obstacle à notre mobilité. Ce n’est pas parce que le droit d’auteur a une vocation expansioniste, qu’il veut tout grignoter, tout faire entrer dans son escarcelle, qu’il faut accepter cette idée pour les mouvements. Pourquoi? Parce qu’accepter l’emprise, la généralisation du droit d’auteur sur les mouvements, aurait une conséquence terrible, qui serait de brider notre propre capacité à se mouvoir. Et donc qu’il y a ici quelque chose d’impérieux, que les mouvements restent dans le domaine public, que les mouvements soient communs, partagés par tous. Peut-être pourrait-on envisager que certains mouvements particuliers, extrêmement extraordinaires, ne reflètent pas un mouvement commun. Mais jusqu’où est-ce que les mouvements deviennent communs ou deviennent extraordinaires? Ce serait très compliqué de mettre une barrière, un jugement de valeur. Or le droit d’auteur ne met pas de jugement de valeur. A partir de quel moment doit-on considérer qu’un mouvement est beau, qu’il est utile, qu’il est commun, qu’il est extraordinaire? Il ne faut pas laisser l’espace au droit d’auteur pour se développer partout, tout le temps. Il faut au contraire préserver ce statut particulier qu’est le mouvement en droit d’auteur et cette timidité qu’a le droit d’auteur à se porter sur le mouvement, en raison de l’impérieuse nécessité que nous avons de partager les mouvements les uns avec les autres, de pouvoir les reproduire. Si je fais une caresse sur la joue de mon enfant, est-ce que je peux deux secondes imaginer que cette possibilité me soit refusée parce qu’un chorégraphe, aussi talentueux soit-il, aura repris l’idée ou l’image de la caresse sur la joue de mon enfant? Ce serait dramatique.
Et puis quoi? Parce que je reconstruis un mouvement? Parce que j’aurais décidé de la manière dont il doit se dérouler, j’aurais nécessairement la possibilité d’interdire à autrui de recommencer ce mouvement-là? Si par exemple, je conçois le mouvement d’une prothèse, si par exemple, je peux impulser à une prothèse un certain mouvement, est-ce que ça veut dire pour autant que toute personne humaine qui sait recopier, reconstruire ce mouvement se verrait interdit de le faire, parce que j’ai développé le processus qui a conduit à ce mouvement? Même si ce mouvement est construit de façon totalement arbitraire par mon imaginaire? Jusqu’où est-ce que je peux interdire à autrui de reconstituer un mouvement? Impossible, épouvantable!
La question est la suivante: une fois que j’ai accepté que le droit d’auteur s’appuie sur le mouvement – obligatoire, évidemment le mouvement est protégé par le droit d’auteur –, je ne suis pas celle qui peut dire le contraire… Donc, à partir du moment où je considère que le mouvement est protégé, qui va être protégé? Qui est celui qui va bénéficier de la protection, de la réservation? Qui est celui qui pourra interdire, – comme le disait Séverine tout à l’heure –, ou autoriser également, autrui à refaire, recopier, reproduire, reconstituer ce mouvement? Le chorégraphe? Le danseur? Celui qui aura donné l’idée de la chorégraphie? Le scénographe?
Il y a une décision intéressante, une vieille décision que Séverine a été rechercher, a exhumée. C’est une décision de la cour d’appel de Paris du 8 juin 1960, sur le ballet, sur le fameux ballet du Jeune Homme et La Mort. Vous savez de qui est ce ballet? De qui est ce ballet, Le Jeune Homme et La Mort?

Public  Roland Petit.
 
VLB  Faux! Jean Cocteau! C’est ce qui a été décidé dans la décision. Jean Cocteau est l’auteur du ballet. Pourquoi Jean Cocteau est l’auteur de ballet? Parce que Jean Cocteau est celui qui a dit à Roland Petit: «Voilà ce que je veux faire»! C’est celui qui a dit à l’auteur du décor: «Voilà comment je veux que le décor soit fait»! C’est celui qui a dit au costumier: «Voilà comment je veux que soit le costume»! Et Roland Petit n’est qu’un exécutant ici, il n’est qu’un petit artiste de seconde zone ; la personne qui est protégée, c’est Jean Cocteau, parce que c’est Jean Cocteau qui a donné l’impulsion. C’est choquant parce que j’ai toujours cru que c’était Roland Petit qui avait été l’auteur du Jeune Homme et La Mort, parce que le chorégraphe, c’est quand même celui qui traduit, dans le mouvement, l’idée. Et moi, j’ai dit tout à l’heure que l’idée n’était pas protégée, que la simple idée ne pouvait pas être protégée, que c’est le mouvement, c’est-à-dire la traduction dans l’espace, qui pouvait être protégé par le droit d’auteur.
Il y a une autre décision intéressante en France dans un autre domaine, qui est le domaine de la sculpture. Renoir à la fin de sa vie ne pouvait plus sculpter, il n’avait plus suffisamment de sens pour pouvoir sculpter et donc il travaillait avec son assistant Guino, et il donnait à Guino des indications, il lui disait comment sculpter. Et Guino sculptait selon les indications de Renoir, et on s’est posé la question de savoir qui des deux était protégé, qui des deux était l’auteur. La réponse de la Cour de Cassation était une réponse un peu simple : « Les deux ». Les deux : Renoir parce que c’est lui qui avait conçu intellectuellement l’œuvre, Guino parce que c’est lui qui avait conçu manuellement l’œuvre. C’est comme si tout d’un coup dans un individu, il y avait la dissociation entre l’esprit et la main, et que les deux parties du corps devaient recevoir une protection. Eh bien, est-ce qu’on ne devra pas réfléchir de la même manière : Roland Petit, bien sûr, est également l’auteur, tout comme Cocteau, parce que Cocteau a donné l’impulsion, sans laquelle Roland Petit n’aurait pas pu faire le ballet, et inversement, le ballet n’aurait pas pu être fait si Roland Petit n’avait pas été là, parce que Cocteau ne sait pas chorégraphier.

SD  Et ne pourrait-on pas alors y rajouter, après la main et l’esprit, le corps – et parler aussi de danseurs, de danseuses, de comédiens, de comédiennes, qui inscrivent dans leurs corps les mouvements qu’on leur demande de faire? On n’est plus vraiment en droit d’auteur, on est dans la protection des droits voisins – on appelle ça les «droits voisins», parce qu’ils sont à côté du droit d’auteur. Ce sont des droits qui notamment investissent l’artiste, l’interprète, d’un droit sur sa prestation, sur sa performance. Dans le cas du mouvement, il est clair que le mouvement, le sens du mouvement, est décidé par le chorégraphe, mais le danseur lui-même ou la danseuse exécutent ce mouvement, réalisent ce mouvement. Donc où se trouve la création? Dans celui qui décide quel mouvement doit être fait, ou dans celui qui réalise ce mouvement? Et qu’en est-il si le danseur ou le comédien improvisent un mouvement? Dans ce cas-là, le danseur et le comédien ont-ils un droit d’auteur sur le mouvement qu’ils viennent de faire, ou juste un droit d’interprète sur un mouvement? Mais l'interprète d’un mouvement inexistant auparavant?
Or en général les artistes-interprètes n’ont des droits que lorsqu’ils interprètent une œuvre existante, et qui est déjà protégée par le droit d’auteur. Donc là on voit bien je pense, qu’en protégeant le mouvement, on ne sait plus très bien à qui il appartient, qui l’a créé, quels sont les droits qui vont peut-être venir se cumuler sur les mouvements. Et à ce moment-là, on arrive plus facilement à glisser en dehors de la simple création. Il va de soi que lorsqu’on parle de mouvement dans une œuvre chorégraphique, on peut se dire que le chorégraphe a un droit d’auteur sur ses mouvements, et les artistes auront un droit d’interprétation sur le mouvement, et on ne va peut-être pas distinguer les mouvements improvisés, ou les mouvements commandés par le ou la chorégraphe. Mais, lorsqu’il s’agit d’interprètes de mouvements tout à fait improvisés, ou qui demandent une certaine prouesse technique – je pense aux sportives, ou je pense même simplement à des mannequins qui défilent pour des collections –, la protection par un droit voisin devient moins évidente. La jurisprudence belge, par exemple, a dit qu’un mannequin qui défilait dans une collection, ne pouvait pas recevoir un droit voisin sur son interprétation, car il n’y avait pas d’œuvre protégée par le droit d’auteur. Elle ne faisait que marcher. Donc là on est de nouveau dans un cas limite, où le mouvement lui-même ne va pas attirer sur lui certains droits.
Voilà déjà toute une série de contradictions, et, sur base de ces contradictions, nous voudrions expliquer comment réagissent les cours et tribunaux en partant de cas d’applications un peu plus concrets pour montrer quelles difficultés se posent.
Le premier cas concernait une chorégraphie. C’est un cas assez célèbre en Belgique, mais qu’on cite également «outre-Quiévrain», comme on dit. La chorégraphie est en réalité de temps en temps protégée par la jurisprudence. On admet que les chorégraphies peuvent être l’objet de droit d’auteur. Ici, il s’agissait d’un cas relatif à un ballet assez célèbre de Frédéric Flamand, qui s’appelait La Chute d’Icare. Je n’ai malheureusement pas d’images en mouvement de ce ballet, je n’ai qu’une image fixe qui montre la scène la plus connue de ce ballet : un danseur nu traverse la scène avec des télévisions accrochées à ses pieds, et il est habillé en ange avec des ailes de plumes. Il traverse l’ensemble de la scène d’un pas très lent avec ses télévisions. Quelques années plus tard Frédéric Flamand s’aperçoit que Maurice Béjart, dans un de ses ballets, reprend ce type de mouvement. Je vais vous épargner cette scène du ballet de Béjart, qui n’est pas un exemple le plus flagrant de son talent. Donc il s’agissait d’un autre ballet, dans lequel un danseur, habillé de manière similaire avec également des télévisions aux pieds, traverse la scène en reproduisant assez fidèlement le mouvement du danseur qu’il l’avait précédé dans le ballet de Frédéric Flamand. Le premier chorégraphe, Frédéric Flamand, poursuit en justice Maurice Béjart, en disant: «Il y a contrefaçon de mon droit d’auteur, il y a violation de mon droit d’auteur sur ce mouvement». Et ce qui est intéressant, c’est que le juge, en fait, dans sa décision va regarder ce qui peut être protégé par le droit d’auteur dans cette scène. Le juge explique que la scène est formée par la combinaison des éléments suivants : un homme nu ou quasi nu, muni d’ailes et chaussé de télévisions, qui traverse lentement la scène de part en part, de droite à gauche, et fait un arrêt au milieu de la scène – cette première image. Que cette scène comprend donc le mouvement, l’enchaînement des mouvements – donc les deux éléments sur lesquels on s’est un peu disputé pour savoir s’ils pouvaient prétendre à la protection –, plus le costume, les accessoires utilisés, le positionnement – là on est aussi très proche du mouvement –, la mise en évidence du personnage, la puissance évocatrice, sa signification symbolique. Avec les derniers éléments, «puissance évocatrice», «signification symbolique», on est plus dans du concept, dans l’abstrait, pas vraiment dans le concret d’une œuvre. Et le juge poursuit: «Que cette scène dégage donc une grande force évocatrice symbolique, représentative, qui n’a pas échappé au critique d’art, dans la mesure où cette scène est devenue la scène phare de La Chute d’Icare. Attendu donc que cette combinaison d’éléments forme un tout qui ne peut être divisé entre ces différents éléments pour tenter de démontrer que l’œuvre ne serait pas protégeable, parce que chacun de ses éléments pris individuellement ne le serait pas». Donc le juge va considérer que l’ensemble est protégé par le droit d’auteur, mais qu’on ne va pas pouvoir diviser les différents éléments de cette scène, pour essayer de protéger chaque élément par le droit d’auteur. Donc le mouvement lui-même, le fait que le danseur traverse lentement la scène, ne serait pas suffisant en lui-même pour être protégé par le droit d’auteur. C’est uniquement la manière dont ce mouvement est mis en scène avec des costumes, avec certains accessoires, qui rend le mouvement, si vous voulez, «habillé» par le droit d’auteur, par une certaine création qui lui permet alors de prétendre à la protection par le droit d’auteur.

VLB  La question s’est posée aussi de savoir si les mises en scènes pouvaient être protégées. Pourquoi? Parce que mettre en scène, c’est partir d’une œuvre littéraire statique, pour en faire une œuvre en mouvement, une œuvre interprétée, une œuvre sur scène. Et, la question s’est posée pendant très longtemps de savoir si les metteurs en scène pouvaient être considérés comme des auteurs. D’ailleurs, les sociétés de gestion collective, Sacem en tête, pendant longtemps ont fait obstacle à avoir dans leurs rangs des metteurs en scène. Cette question est dépassée, je crois, et la jurisprudence admet maintenant assez régulièrement le fait que des metteurs en scène puissent être considérés comme des auteurs. Que fait un metteur en scène? Il va donner un certain nombre de directions sur la manière dont l’œuvre dramatique va être traduite dans l’espace, il va choisir le décor, il va choisir l’emplacement des objets. Il va décider des entrées et des sorties des personnages, de certains mouvements de ses personnages, de leur comportement bien évidemment. Mais à l’intérieur de ces comportements, il peut aller très loin et leur impulser certains types de mouvements et on sait très bien qu'aujourd’hui, d’ailleurs, la distinction entre mise en scène et chorégraphie est très ténue. Quand on voit des gens comme Robert Wilson par exemple, qui font à la fois du théâtre, de la danse… On n’a plus de frontières extrêmement précises entre le spectacle théâtral et le spectacle chorégraphique. Donc si on considère qu’une œuvre chorégraphique peut être protégée, pourquoi ne pas protéger quelque chose comme une mise en scène, qui, même si les mouvements utilisés ne sont plus courants, ne sont plus du domaine du commun, peuvent être bien marqués dans un espace, dans un temps particulier. Il y a chez le metteur en scène à la fois la protection d’une certaine musicalité de la parole, et aussi d’une mise en mouvement de la pièce. La seule chose qu’on puisse dire, c’est peut-être que le metteur en scène ne sera pas lui-même l’auteur, notamment s’il est trop prisonnier des indications de l’auteur. Là encore, on a ce problème de rapport de dépendance: plus l’auteur va mettre des précisions dans sa pièce, va donner des indications de mise en scène – «il tousse», «il s’assoit», «il se mouche», etc. –, moins le metteur en scène aura de marge de manœuvre, et moins il sera créatif, et donc moins il pourra être protégé par le droit d’auteur. Mais la question de la mise en scène est un petit peu derrière nous et les jurisprudences considèrent de façon traditionnelle que ces types de création sont des œuvres protégées par le droit d’auteur.

SD  La loi dit également que les numéros de cirques peuvent être protégés par un droit voisin. Pas la prouesse technique, mais simplement la manière dont on va exprimer ce numéro de cirque dans une certaine forme. On a même protégé dans certaines décisions des tours de magie, des spectacles de magie, ou en tout cas certains éléments de ces spectacles de magie. Et dans ce cas-là en fait, ce qui va être protégé, c’est la forme que prend l’exécution du tour de magie. Comme dans cette décision de la cour d’appel de Paris de 2003, il s’agissait d’un tour de magie qui datait d’il y a 20, 25 ans, et qui faisait en sorte qu’un piano s’envolait dans les airs. Un pianiste s’asseyait au piano, et puis le piano s’élevait dans les airs. Et cette scène se caractérisait par les mouvements suivants, dit le jugement: «le piano s’élève lentement dans les airs selon une trajectoire en looping apparemment irrégulier, le pied avant du piano se décolle en premier du sol, l’avant du piano se soulève. Puis, il balance d’un côté de l’autre jusqu’à la position verticale, marque un stop dans son mouvement évolutif, avant de le poursuivre, jusqu’à se retrouver totalement à l’envers, le moment où le pianiste qui a gardé les jambes serrées tout au long de l’illusion se retrouve dos au sol, et que des loopings d’avant en arrière sont effectués – un seul ou plusieurs, selon le timing du spectacle –, à la suite de quoi le piano et le musicien atterrissent, retour au sol, le pied avant se pose en premier, que ces éléments caractéristiques sont bien ceux fixés sur le vidéogramme». On avait enregistré ce tour de prestidigitation, et la question se posait de savoir si quelqu’un d’autre qui avait refait le même tour en imprimant au piano le même mouvement dans son truc de magie était en contrefaçon avec la première œuvre. Et bien là aussi le juge va faire une distinction entre la prouesse même de magie, le tour de prestidigitation, et le numéro de magie, qui est l’expression de ce tour, la mise en scène, le tour mis en scène. Mais la décision pose quelques difficultés : à partir de quand est-on dans le tour de magie – le piano qui vole –, et à partir de quand est-on dans un mouvement qui va exprimer d’une manière différente tel ou tel tour de magie? Il y a sans doute plusieurs manières de faire s’envoler le piano. Donc ce sont des décisions qui peuvent être très difficiles à apprécier.
Autres mises en scènes également, c’est lorsque les artistes se mettent en scène eux-mêmes; dans l’art contemporain, toute la protection des performances par exemple par le droit d’auteur. Là je ne pense pas qu’on ait de décision de jurisprudence, l’art contemporain fait rarement l’objet de décisions devant les cours et tribunaux. Mais, là aussi on peut se poser la question: est-ce qu’il y a vraiment «œuvre» lorsqu’un artiste en fait ne fait que se mettre en scène, et de faire une performance? Sans doute la fixation, le fait d’avoir enregistré la performance est une œuvre, mais la performance elle-même, certains mouvements, certaines postures qui sont prises par l’artiste pour exprimer certains concepts : est-ce vraiment protégeable par le droit d’auteur? Bien souvent les performances seront surtout des concepts, et pas vraiment des expressions, donc on va être en dehors du droit d’auteur. Mais donc peut-on vraiment admettre que le droit d’auteur passe ainsi à côté d’un pan entier de l’art contemporain? Simplement parce que l’art contemporain a choisi une autre voie que le droit d’auteur, et a choisi de travailler plus sur l’abstrait, sur le concept?

VLB  Autre champ dans lequel on peut s’interroger sur l’opportunité ou l’existence d’une protection, c’est ce qu’on appelle «les expressions du folklore», les mouvements traditionnels, les mouvements sacrés: les prières, les danses traditionnelles… Est-ce qu’il y a ici un terrain pour le droit d’auteur? Soit on considère que ça ne peut pas être approprié par le droit d’auteur, parce que c’est une expression qui est vieille déjà, qui vient de temps ancestraux et qui est transmise de génération en génération, dans une certaine fidélité. Justement, par rapport au folklore c’est précisément cette tradition, cette fidélité de transmission qui est assurée à travers le folklore, les gens qui expriment ce folklore à un moment donné, n’en sont que les dépositaires, et n’en sont pas les créateurs. À cette enseigne, ils ne peuvent pas avoir de droits d’auteur sur le folklore, parce que le folklore dépasse la création individuelle de ceux qui interprètent à un moment donné. Il existe avant, il existera après, il est permanent, il est immanent.
En même temps, il y a eu un exemple de jurisprudence intéressante sur la Lambada. Je ne sais pas si vous vous souvenez, un moment, un été, tout le monde s’est mis à danser «Chorando se foi…». Eh bien, c’était une chanson qui appartenait au folklore brésilien depuis très longtemps et qui est devenue un hit tout d’un coup, parce que la réorchestration, la nouvelle rythmique qui était impulsée à ce morceau de musique, et d’ailleurs la danse qui va avec la Lambada – vous voulez qu’on danse la Lambada? Non? Je peux hein, si vous voulez… Ce morceau de musique traditionnel, tout d’un coup, est devenu une œuvre avec une forte attraction économique, avec un marché. S’il y a un marché, parce que quelqu’un a su donner tout d’un coup une certaine impulsion à quelque chose qui est folklorique, et a lui donné une certaine nouveauté, une certaine attractivité, est-ce qu’il ne pourrait pas profiter de ce marché et en fait essayer d’avoir un droit d’auteur sur ce folklore? On voit bien ici qu’il y a des tensions différentes: une tension entre le marché, le profit, et puis la nécessité également de partager, de garder une expression commune, et de la garder en-dehors du droit d’auteur. Mais d’un autre côté, le problème de rejeter le folklore en-dehors du droit d’auteur, c’est qu’on va arriver à cette conséquence particulière, que seules les expressions occidentales qui correspondent à la définition que l’on a dans le droit d’auteur ou le copyright, vont donner lieu à un marché, une rémunération, alors que les expressions de types folkloriques qui viennent d’Afrique, d’Asie, etc., tout d’un coup elles seront complètement écartées de toute possibilité de profit d’exploitation, parce qu’elles sont du domaine du folklore. Donc il y a ici un discours qui n’est pas seulement un discours de droit d’auteur, au regard des principes du droit d’auteur, mais un discours de discrimination, selon le régime culturel et de possibilité d’exploitation économique. Je crois que Séverine est d’accord avec moi sur ce point.

SD  Oui. Jusqu’ici on a parlé surtout du mouvement des corps, mais on pourrait aussi parler du mouvement des objets. Je vous ai déjà parlé du piano qui vole, mais on peut évidemment partir de certaines œuvres d’art. Les mobiles de Calder par exemple: est-ce qu’ils sont protégés par le droit d’auteur en tant qu’objet? Ou, est-ce qu’ils sont protégés en tant qu’objet en mouvement? Est-ce que c’est le mouvement du mobile qui peut faire l’objet d’une appropriation ou seul l’objet? D’autres mouvements d’objets dans l’art pourraient poser questions. Les fameux films réalisés par Fischli et Weiss sur des successions de mouvements. Je suis désolée, je vous amène sur YouTube, vous allez avoir affaire à la publicité de YouTube [projection du Mouvement perpétuel de Fischli et Weiss]. Ces auteurs font en fait des œuvres où ils ne font que reprendre des mouvements, quand c’est surtout cette succession de mouvements d’objets qui crée l’œuvre, qu’est-ce qu’on va protéger?
Est-ce que c’est le film qu’on va protéger, donc la fixation de tous ces mouvements d’objets, ou est-ce les mouvements d’objets eux-mêmes qui sont protégés? Et là, avec ces mouvements d’objets, si on admet la protection par le droit d’auteur, on peut alors arriver en effet à reposer la question de départ, mais par l’intervention du droit des brevets, à savoir qu'en est-il du mouvement des machines ou des robots?
La semaine passée on a parlé du Syndicat des Robots, parce que le Syndicat des Robots va pouvoir demander une protection par le droit d’auteur du mouvement que les robots produisent. Si on admet que les robots ont droit à un syndicat, sans doute leurs créations ont droit à la protection par le droit d’auteur, n’est-ce pas? Sinon ça serait vraiment complètement ridicule. N’arrive-t-on pas en effet à ce que cette histoire de protection du mouvement ne soit le prétexte à un glissement tout à fait irrecevable du droit d’auteur, ou un mouvement complètement excessif du droit d’auteur? Voilà la question sur laquelle je m’arrêterais, mais je laisse la parole à Valérie…

VLB  Je n’ai rien à ajouter, juste qu’il faut se méfier de l’émouvant mouvement mouvant. Mais ça n’est pas très traduisible, je comprends bien.

SD  Redis-le.

VLB  Alors je disais: il faut se méfier de l’émouvant mouvement mouvant.


Texte publié dans le Journal des Laboratoires, mai-août 2012

* Valérie-Laure Benabou est professeure de droit privé à l'Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines où elle dirige le Laboratoire DANTE et le Master 2 Droit des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication.
Séverine Dusollier est docteure en droit et professeure aux Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix de Namur. Elle enseigne notamment les droits intellectuels et le droit des nouvelles technologies. Elle est directrice du CRIDS (Centre de Recherches Information, Droit et Société) depuis 2010. Ses recherches actuelles portent sur les biens communs et le domaine public, l’interopérabilité et les droits intellectuels, la notion d’auteur. Elle est également membre du Conseil belge de la Propriété Intellectuelle et directrice de la revue juridique belge Revue du Droit des Technologies de l’Information. Les publications de Séverine Dusollier sont disponibles sur www.fundp.ac.be/universite/personnes/page_view/01003580/publications.html