La séance est proposée et animée par Jennifer Verraes, cofondatrice du Silo et doctorante à l'Université Paris 3 - Sorbonne Nouvelle.
The perfumed nightmare, un film de Kidlat Tahimik (Philippines, 1977, 91min.)
Dans le paysage cinématographique philippin est apparu tout récemment un genre inédit: les OFWs Films (Overseas Filipino Workers Films), fictions sentimentales qui mettent en scène la vie de travailleurs émigrés philippins au Canada, en Italie, en Arabie Saoudite... En 2010, près de 10 millions de travailleurs originaires des Philippines travaillent à l’étranger, soit 10% de la population totale : une institution pour un pays qui a fait de l’exportation de main d’œuvre un rouage essentiel de son économie globalisée. Participant de la comédie romantique, du travelogue et de la propagande, l’OFWs Film relève surtout de la contrefaçon en mélangeant les genres : contrat de travail contre carte postale.
Kidlat Tahimik, qui est aujourd’hui considéré comme le père du cinéma indépendant philippin, a fait le voyage dans les années 70. Il devance ainsi et raconte sans doute mieux que n’importe quel OFWs Film – et avec tellement plus d’invention, de bizarrerie et de poésie – la condition d’un travailleur émigré. Dans son premier film, Perfumed Nightmare, il incarne un drôle de personnage, mi-candide mi-lucide, conducteur de Jeepney assurant le transport de passagers depuis son village Balian vers la capitale Manila. Étourdi par la propagande radiophonique de Voice of America, il est aussi le président du fan-club Wernher Von Braun (transfuge et inventeur des rampes de lancement qui ont expédié les américains sur la Lune), qu’il anime pour les enfants du village. À l’occasion d’un voyage en Europe au service d’un businessman américain qui a promis de l’emmener à Cape Canaveral, il échange naïveté contre désillusion. Alors qu’il travaille pour la concession parisienne d’une entreprise de machines de boule de gomme, il observe de près la transformation des modes de socialisation et d’organisation du travail : en l’espèce, les vendeurs du traditionnel marché des 4 saisons de l’ancien quartier des Halles disparaissent au profit de la construction d’un affreux supermarché (le Centre Pompidou, alors en travaux). Déçu, Kidlat rentre aux Philippines, rappelé à ses souvenirs et notamment au martyre de son père, héros des luttes menées pour l’indépendance, abattu par des soldats américains conquérant les Philippines. Avant cela, il aura même fait un détour par l'Allemagne.
Werner Herzog, qui a cédé à Kidlat Tahimik le stock de pellicule 16mm périmé qui lui a permis de réaliser Perfumed Nightmare, a déclaré à son sujet : « il est très fort dans les détours… ». On ajoutera qu’il est aussi habile dans les « détournements ». Avec Perfumed Nightmare, il a surtout conçu un étonnant « véhicule » pour aller et venir entre Nord et Sud. Dans ce mouvement alller-retour, rien ne se perd, tout se transforme, mais le résultat le plus précieux dans l’opération est à mes yeux le suivant : ici peut embarquer une étonnante « communauté imaginée » de spectateurs qui, à la faveur de l’adresse incroyablement composite du travelogue de Tahimik, forment ensemble une fabuleuse assemblée de regards croisés.
Jennifer Verraes
Perfumed Nightmare (© Kidlat Tahimik)