Lundi 14 novembre 2011, à 20h :
Elif Balkir, étudiante en ethno-musicologie à l'Université de Paris 4, et élève au CRR 93 (Conservatoire à Rayonnement Régional – Aubervilliers La Courneuve) en MAO et acoustique musicale, présente La Légende du mouton noir (Kızılırmak-Karakoyun) d’Ömer L. Akad.
La Légende du mouton noir, Ömer L. Akad, D.R.
Réalisé en 1967, le film reprend une légende populaire anatolienne, qui raconte l'histoire de l'amour impossible entre un berger et la fille d'un Agha(1). Pour obtenir la main de sa bien-aimée, une épreuve est imposée au berger : après n'avoir donné que du sel à manger à ses moutons pendant plusieurs jours, il doit leur faire traverser un cours d'eau sans qu'ils ne boivent une goutte de ce dernier, à l'aide de la mélodie qu'il tire de son kaval(2).
Ce conte, réécrit par le poète Nazim Hikmet - alors en exil, du fait de son engagement marxiste - prend une dimension à la fois éminemment symbolique et sociale derrière la caméra d'Ömer L. Akad. A la fois critique de la loi de la vendetta et du système féodal qui soumet toujours à l'époque les paysans au joug des chefs de tribus, La Légende du mouton noir, qui reprend dans ses chansons les paroles du poête Alevî(3) du XVIe siècle, Pir Sultan Abdal, le grand rebelle de son temps contre le pouvoir en place, résonne en effet de manière toute particulière dans le contexte politique et cinématographique turc des années 1960-1970.
Outre son parti pris social, le film prend en effet place dans ce que l'on nomme aujourd'hui le « cinéma rural turc », mené par des réalisateurs tels que Metin Erksan, Atıf Yılmaz ou Yılmaz Güney, qui eurent tous à se confronter à la censure du fait de leurs positionnements et de leurs écritures cinématographiques. Parallèlement à la poursuite de la construction de l'identité nationale, issue du gouvernement d'Atatürk après la guerre d'indépendance (1923), et sous l'influence du « cinéma national », ce courant cinématographique se devait alors de mettre en avant le monde rural pour lui faire une bonne place dans le sentiment national de la société de l'époque.
Répondant à ces exigences nationalistes, Akad met donc ici en scène le monde rural anatolien, ses dialectes, ses costumes, ses coutumes et ses chansons. Mais par le choix qu'il fait de la musique qui accompagne et soutient la narration de cette légende, il déplace cette dernière, contourne les contraintes, jusqu'à ouvrir ainsi un espace critique à l'intérieur même des cadres qui lui sont imposés.
En partant du film d'Ömer L. Akad, nous tenterons de répondre ensemble aux questions suivantes :
Comment penser ici cet espace spécifique qu'est la musique de film ?
Que nous enseigne la place et les fonctions de la musique, telle qu'elle est utilisée dans le film La Légende du mouton noir, sur le contexte économique, socioculturel et politique de l'époque ?
Et au-delà, comment penser une ethno-musicologie audiovisuelle et cinématographique : est-il possible d'étudier un film de la même manière qu'on pourrait le faire d'un terrain local, d'un territoire culturel ? Dans quelle mesure le geste artistique d'un réalisateur peut-il devenir un territoire de connaissances « objectives et scientifiques » ?
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(1) Chef de tribu.
(2) Flûte traditionnelle anatolienne.
(3) Minorité chiite en Anatolie.
illegal_cinema #65