La technique est politique
Depuis l’invention du marteau, la technologie a toujours eu deux faces : libération et asservissement. Or lorsque des questions technologiques viennent dans l’actualité, le débat tourne en général à l’affrontement entre technophiles et technophobes. Or, ces deux attitudes ont en commun de dépolitiser la question.
Prenons l’exemple des robots. Certains pensent que les robots vont régler tous nos problèmes et d'autres y voient l'annonce du crépuscule de l’humain. Tout se mélange alors joyeusement : le robot qui s’occupe de jeunes autistes comme des personnes âgées malades d’Alzheimer, les programmes de trading qui peuvent déclencher un krach boursier sans intervention humaine, l’hypothétique intelligence artificielle qui prendra un jour le contrôle de nos destins. Il y a du frisson asimovien dans l'air, les robots auront-ils une âme ? des droits ? aurons-nous des sentiments pour lui ? y aura-t-il un grand saut anthropologique ? une mue de l’humanité ? Et bien sûr, la question qui tue : vont-ils nous échapper ?
C’est se tromper de frayeur. Bien sûr que nous aurons des sentiments pour l’humanoïde qui nous apportera le café au salon, comme nous en avons pour une voiture ancienne, une poupée, la table héritée de notre grand-mère. L’homme est animiste depuis toujours et seul l’Occidental a cru pendant deux siècles qu’il pouvait de pas l’être. Ce qui doit retenir notre attention dans le robot est ailleurs : c’est sa participation à une organisation sociale qui assigne à chacun de nous une place dont nous ne voulons pas forcément. Si nous avons peur, c’est parce que nous percevons intuitivement que la présence envahissante de la machine est une façon de nous soumettre à cet ordre. Comme toujours, la peur n’a de valeur que si elle est la première étape d’un sentiment politique.
Aussi, plutôt que de se demander si le robot sera gentil ou méchant, convient-il de regarder qui conçoit des robots, qui les fabrique, qui les met en circulation, et pour quels usages. Installer un système de trading automatique n’est nullement un effet du « progrès technique », c’est un dispositif qui permet aux banques - et donc à leurs dirigeants, à leurs actionnaires et à leurs traders surpayés - de ponctionner la part toujours plus grande sur les flux financiers dont ils ont la charge. Il n’y a là aucun « progrès », sauf pour l’appropriation d’une part toujours plus grande de la richesse commune par les « 1% » les plus riches. Le robot qui accueille le client dans un hôtel japonais ou celui qui conduira les camions de livraison grâce au logiciel de GoogleCar ne doivent pas nous effrayer parce qu’ils prennent la place de l’homme, mais parce qu’ils débarquent dans nos vies en échappant à toute discussion politique, à toute prise collective.
ERIC AESCHIMANN
Edito du numéro 3 de la revue Tenons et Mortaises
Entrée libre sur résevation
à reservation@leslaboratoires.org ou au 01 53 56 15 90