Pour cette sixième édition, Les Laboratoires d’Aubervilliers continuent leur programmation des ateliers de lecture qui, à raison d'une rencontre mensuelle, proposent de mener collectivement recherches et réflexions autour de la problématique spécifique abordée depuis différentes disciplines (l’art, les sciences humaines, la politique). Ces ateliers participent à la construction du « Printemps des Laboratoires », projet de recherche partagée qui se décline tout au long de l’année via des workshops, tables rondes, projections jusqu’à l’avènement d'une plateforme publique de rencontres, performances et projections. Ce rendez-vous public, qui aura lieu les 2 et 3 juin 2018, en constitue la mise en perspective finale à une échelle internationale. La programmation est articulée chaque année autour d'une problématique spécifique qui cette année, afin de prolonger et d'approfondir les questions, champs et domaines abordés et soulevés l'an passé. Cette année est placée sous le titre de « Endetter et Punir ».
Cette nouvelle édition s’appuie en effet sur la question de la dette dans les pays européens comme une condition intrinsèque à notre être social et humain : nous sommes nés endettés et nous perpétuons cet endettement sur les futures générations. La lutte pour s’en libérer est celle de la construction d’une nouvelle subjectivité humaine, politique et sociale. Loin de la dimension économique qu’une certaine approche politique de la dette s’acharne à mettre en perspective et à débattre, nous postulons que cette dette n’est pas ancrée dans la relation directe à l’argent mais dans nos manières d’agir, dans la privation de nos libertés et dans notre être fondamental. Ce Printemps va donc s’employer à explorer la manière dont s’inventent des formes de politiques alternatives en Europe comme autant de zones génératives de nouveaux modes de vie et de procédures d’attention.
Pour 2018, les ateliers auront lieu un lundi par mois. Pour suivre le programme des ateliers, veuillez vous inscrire à la newsletter des Laboratoires ou au groupe de recherche auprès de Pierre Simon à p.simon@leslaboratoires.org
Atelier # 4
Alors que l’artiste Barbara Manzetti mène une « permanence » aux Laboratoires d’Aubervilliers avec les membres du projet Rester. Etranger, elle conduira avec eux le prochain atelier de lecture Endetter et punir autour de Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, qu’elle propose de mettre en regard de Sens unique de Walter Benjamin ainsi que d’autres textes, tels que des documents administratifs, juridiques et certificats médicaux qui bordent le parcours des réfugiés en France. Nous aborderons ces différents extraits à travers l’exercice de la copie, pour faire advenir une lecture particulière, nous aider à déchiffrer le texte de Césaire et amorcer, on l’espère, nos propres écritures.
Ce texte d’Aimé Césaire, long poème d’une quarantaine de page en vers libre, qui entama l’élaboration du concept de négritude et de sa critique radicale du colonialisme, nous aide à penser l’actualité, les conditions de vie douloureuses des forcés de l’exil, leur traversée et l’écartèlement qu’elle engendre. Un texte fondamental qui nous enjoint à lutter, à penser les relations entre poésie et politique et à partir duquel nous interrogerons les possibilités d’habiter la langue de l’étranger.
« Le pouvoir d’une route de campagne est autre, selon qu’on y marche, ou qu’on la survole en aéroplane. Et le pouvoir d’un texte est autre aussi, selon qu’on le lit ou qu’on le copie. Qui vole voit simplement la route se poursuivre à travers le paysage, elle se déroule pour lui selon les mêmes lois que le terrain qui l’entoure. Seul celui qui va sur la route apprend de son pouvoir, et comment de ce plat espace-là, qui n’est pour l’aviateur que la plaine s’étendant au loin, elle fait surgir à chacun de ses tournants des lointains, des belvédères, des clairières, des perspectives, comme l’ordre lancé par un commandant fait surgir les soldats d’un front. Seul le texte copié commande ainsi à l’âme de celui qui s’occupe de lui, tandis que le simple lecteur ne prend jamais connaissance des aperçus nouveaux de son intériorité, tels que les dégage le texte, cette route qui traverse la forêt primitive, intérieure, toujours plus dense : car le lecteur obéit au mouvement de son moi, dans l’espace libre de la rêverie, alors que le copiste l’assujettit à une discipline. Voilà pourquoi l’art chinois du copiste fut la garantie ultime d’une culture littéraire, et la copie d'une clé pour les énigmes de la Chine. »
_Walter Benjamin, extrait de Sens Unique,
Editions Payot et Rivages (première parution : 1928)
« Au bout du petit matin...
Va-t-en, lui disais-je, gueule de flic, gueule de vache, va-t-en je déteste les larbins de l’ordre et les hannetons de l’espérance. Va-t-en mauvais gris-gris, punaise de moinillon. Puis, je me tournais vers des paradis pour lui et les siens perdus, plus calme que la face d’une femme qui ment, et là, bercé par les effluves d’une pensée jamais lasse je nourrissais le vent, je délaçais les monstres et j’entendais monter de l’autre côté du désastre, un fleuve de tourterelles et de trèfles de la savane que je porte toujours dans mes profondeurs à hauteur inverse du vingtième étage des maisons les plus insolentes et par précaution contre la force putréfiante des ambiances crépusculaires, arpentée nuit et jour d’un sacré soleil vénérien.
Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles les Antilles qui ont faim, les Antilles grêlées de petite vérole, les Antilles dynamitées d’alcool, échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière de cette ville sinistrement échouées.
Au bout du petit matin, l’extrême, trompeuse désolée eschare sur la blessure des eaux ; les martyrs qui ne témoignent pas ; les fleurs du sang qui se fanent et s’éparpillent dans le vent inutile comme des cris de perroquets babillards ; une vieille vie menteusement souriante, ses lèvres ouvertes d’angoisses désaffectées ; une vieille misère pourrissant sous le soleil, silencieusement ; un vieux silence crevant de pustules tièdes,
L’affreuse inanité de notre raison d’être.
Au bout du petit matin, sur cette plus fragile épaisseur de terre que dépasse de façon humiliante son grandiose avenir ― les volcans éclateront, l’eau nue emportera les tâches mûres du soleil et il ne restera plus qu’un bouillonnement tiède picoré d’oiseaux marins ― la plage des songes et l’insensé réveil.
Au bout du petit matin cette ville plate ― étalée, trébuchée de son bon sens, inerte, essoufflée, sous son fardeau géométrique de croix éternellement recommençante, indocile à son sort, muette, contrariée de toutes façons, incapable de croître selon le suc de cette terre, embarrassée, rognée, réduite, en rupture de flore et de faune.
Au bout du petit matin cette ville plate ― étalée...
Et dans cette ville inerte, cette foule criarde si étonnamment passée à côté de son cri comme cette ville à côté de son mouvement, de son sens, sans inquiétude, à côté de son vrai cri, le seul qu’on eût voulu l’entendre crier parce qu’on le sent sien lui seul ; parce qu’on le sent habiter en elle dans quelque refuge profond d’ombre et d’orgueil, dans cette ville inerte, cette foule à côté de son cri de faim, de misère, de révolte, de haine, cette foule si étrangement bavarde et muette.
Dans cette ville inerte, cette étrange foule qui ne s’entasse pas, ne se mêle pas : habile à découvrir le point de désencastration, de fuite, d’esquive. Cette foule qui ne sait pas faire foule, cette foule, on s’en rend compte, si parfaitement seule sous ce soleil, à la façon dont une femme toute on eût cru à sa cadence lyrique, interpelle brusquement une pluie hypothétique et lui intime l’ordre de ne pas tomber ; ou à un signe rapide de croix sans mobile visible ; ou à l’animalité subitement grave d’une paysanne, urinant debout, les jambes écartées, roides.
Dans cette ville inerte, cette foule désolée sous le soleil, ne participant à rien de ce qui s’exprime, s’affirme, se libère au grand jour de cette terre sienne. Ni à l’impératrice Joséphine des Français rêvant très haut au-dessus de la négraille. Ni au libérateur figé dans sa libération de pierre blanchie. Ni au conquistador. Ni à ce mépris, ni à cette liberté, ni à cette audace.
Au bout du petit matin, cette ville inerte et ses au-delà de lèpres, de consomption, de famines, de peurs tapies dans les ravins, de peur juchée dans les arbres, de peur creusée dans le sol, de peurs en dérive dans le ciel, de peurs amoncelées et ses fumerolles d’angoisse.
Au bout du petit matin, le morne oublié, oublieux de sauter.
Au bout du petit matin, le morne au sabot inquiet et docile ― son sang impaludé met en déroute le soleil de ses pouls surchauffés.
Au bout du petit matin, l’incendie contenu du morne, comme un sanglot que l’on a bâillonné au bord de son éclatement sanguinaire, en quête d’une ignition qui se dérobe et se méconnait.
Au bout du petit matin, le morne accroupi devant la boulimie aux aguets de foudres et de moulins, lentement vomissant ses fatigues d’hommes, le morne seul et son sang répandu, le morne et ses pansements d’ombre, le morne et ses rigoles de peur, le morne et ses grandes mains de vent.
Au bout du petit matin, le morne famélique et nul ne sait mieux que ce morne bâtard pourquoi le suicidé s’est étouffé avec complicité de son hypoglosse en retournant sa langue pour l’avaler ; pourquoi une femme semble faire la planche à la rivière Capot (son corps lumineusement obscur s’organise docilement au commandement du nombril) mais elle n’est qu’un paquet d’eau sonore.
Et ni l’instituteur dans sa classe, ni le prêtre au catéchisme ne pourront tirer un mot de ce négrillon somnolent, malgré leur manière si énergique à tous deux de tambouriner son crâne tondu, car c’est dans le marais de la faim que c’est enlisé sa voix d’inanition (un-mot-un-seul-mot et je-vous-en-tiens-quitte-de-la-reine-Blanche-de-Castille, un-mot-un-seul-mot, voyez –vous-ce-petit-sauvage-qui-ne-sait-pas-un-seul–des-dix–commandements-de-Dieu)
Car sa voix s’oublie dans les marais de la faim,
et il n’y a rien, rien à tirer vraiment de ce petit vaurien,
qu’une faim qui ne sait pas grimper aux agrès de sa voix
une faim lourde et veule,
une faim ensevelie au plus profond de la Faim de ce morne famélique
(...)
Au bout du petit matin, au-delà de mon père, de ma mère, la case gerçant d’ampoules, comme un pêcher tourmenté de la cloque, et le toit aminci, rapiécé de morceaux de bidon de pétrole, et ça fait des marais de rouillure dans la pâte grise sordide empuantie de la paille, et quand le vent siffle, ces disparates font bizarre le bruit, comme un crépitement de friture d’abord, puis comme un tison que l’on plonge dans l’eau vive avec la fumée de brindilles qui s’envole... Et le lit de plancher d’où s’est levée ma race, tout entière ma race de ce lit de planches, avec ses pattes de caisses de Kérosine, comme s’il avait l’éléphantiasis le lit, et sa peau de cabri, et ses feuilles de banane séchées, et ses haillons, une nostalgie de matelas le lit de ma grand-mère (au-dessus du lit, dans un pot plein d’huile un lumignon dont la flamme danse comme un gros ravet... sur le pot en lettres d’or : MERCI)
(...)
Partir.
Comme il y a des hommes-
panthères, je serai un homme-juif,
un homme-cafre
un homme-hindou-de-Calcutta
un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas
l’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-torture
on pouvait à n’importe quel moment le saisir le rouer
de coups, le tuer – parfaitement le tuer – sans avoir
de compte à rendre à personne sans avoir d’excuses à
présenter à personne
un homme-juif
un homme-pogrom
un mendigot
mais est-ce qu’on tue le Remords, beau comme la
face de stupeur d’une dame anglaise qui trouverait
dans sa soupière un crâne de Hottentot ?
Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je dirais fleuve. Je dirais tornade. Je dirais feuille. Je dirais arbre. Je serais mouille de toutes les pluies, humecté de toutes les rosées. Je roulerais comme du sang frénétique sur le courant lent de l’œil des mots en chevaux fous en enfants frais en caillots en couvre-feu en vestiges de temple en pierres précieuses assez loin pour décourager les mineurs. Qui ne me comprendrait pas ne comprendrait pas davantage le rugissement du tigre. »
_ Aimé Césaire, extrait de Cahier d’un retour au pays natal,
Editions Présence Africaine, collection poésie, 1983
(première parution : 1939)
Plus d'informations sur le projet Rester. Etranger
http://rester-etranger.fr/
image _ Barbara Manzetti _ tous droits réservés