Entretien avec Gangplank par Alice Chauchat (traduit par Virginie Schmidt)
Alice Chauchat Comment s’organisent les sessions Gangplank?
Bruno Pocheron À travers le refus de regrouper plusieurs experts d’un même domaine. À travers le fait de voir quels sont ceux qui souhaitent s’impliquer dans ce type de rassemblement, puis simplement à travers le fait de laisser les choses arriver, grâce à des personnes / des institutions comme la vôtre. Selon moi, c’est là qu’intervient le principe d’horizontalité: Gangplank n’est absolument pas un projet axé sur les résultats. Gangplank s’autorise la possibilité de prendre du temps et de créer de véritables cycles de travail sur les préoccupations nombreuses et variées des différentes personnes impliquées. Il s’efforce de consacrer autant de temps au développement lui-même qu’à la création de l’équipement nécessaire au dit développement.
AC En quoi peut-on dire que l’aspect politique de ce mode d’organisation est lié à un plus large projet politique de production et de diffusion du savoir?
BP Pas de rétention de l’information. De la transparence. Connaître ses collègues et comprendre leurs outils, collaborer, être conscient du contexte dans lequel nous travaillons. Avant même de parler politique, c’est une position éthique que j’aimerais avancer ici: en constatant combien le monde de l’art est devenu concurrentiel et le caractère consumériste de nombreuses structures qui lui sont consacrées, la seule position éthique que je peux adopter est celle du partage. Partage du savoir et des outils avec mes collègues (artistes, techniciens, etc.) et partage / communication de mes opinions et de mes inquiétudes concernant nos homologues (institutions et structures). Nous travaillons toujours dans des infrastructures alimentées par l’argent public, c’est-à-dire par l’argent du contribuable. D’après moi, la tendance actuelle qui consiste à leur appliquer des concepts et des stratégies libérales est extrêmement dangereuse pour les arts et pour la culture comme composants d’un système social interdépendant. À échelle très humaine, je considère le projet Gangplank comme une tentative dont l’objectif serait de dénoncer la concurrence qui existe dans la réalisation artistique, de démontrer qu’il est plus important de soutenir la recherche et la transmission du savoir que de spéculer sur les produits, et de relancer un débat impliquant l’ensemble des parties engagées dans la réalisation des œuvres scéniques (artistes / techniciens, structures, institutions).
Je vois également Gangplank comme un anti-lobby, parce qu’il parvient à échapper aussi bien à la notion d’intérêt commun («intérêt commun» au singulier ; ce qui ici est important) qu’à celle du conflit d’intérêt. La pluralité, les différences constituent le terreau de ce que nous voulons partager et de ce sur quoi nous voulons travailler.
Maika Knoblich Gangplank questionne la notion de zones d’expertise, ce qui confère donc à son action un caractère politique. Je pense que le domaine des arts du spectacle est malheureusement toujours défini par la paternité de l’œuvre et divise le processus créatif par une définition très stricte des rôles trop rarement dérangée. Gangplank cherche à partager le savoir, à rendre le processus créatif plus accessible et à provoquer l’échange, ce qui est contraire au sens de la hiérarchie intrinsèquement contenu dans la notion d’expert.
Dragana Garevka L’application d’un modèle alternatif d’apprentissage/d’enseignement croisé est sans conteste l’un des plus grands «supers-pouvoirs» politiques du projet. Alors, évidemment, il ne s’agit pas de faire croire que l’on a réinventé l’eau tiède, c’est tout simplement une façon conviviale d’échanger les savoirs. Malgré tout, je considère que, grâce à cela, ce projet a su faire naître l’une des meilleures retraites anarcho-scientifiques auxquelles j’ai pu prendre part jusqu’à présent.
AC Quelle relation existe-t-il entre le développement d’un outil technique et l’accroissement des possibilités artistiques?
Nadia Ratsimandresy De mon point de vue (celui d’une musicienne qui n’est pas impliquée dans le développement des outils techniques mais participe à des projets qui les incluent), cette relation reste à construire. Le fait que le développement d’un outil technique mène à l’accroissement des possibilités artistiques, ou que la nécessité de les accroître mène au développement d’un outil technique ne m’a jamais semblé être une évidence. Il est toujours regrettable de voir un spectacle disposant d’un formidable ensemble de logiciels, de matériel et d’outils servir un concept artistique qui n’a pas besoin de tout cela. Pour mettre en place un spectacle, c’est d’une idée, d’un concept dont on a besoin: à quelles questions faut-il répondre? Lesquelles cherchons-nous à résoudre? Que voudrions-nous exprimer, transmettre, défendre devant un public? Ces besoins conduisent naturellement à la problématique de la forme et des éléments qui vont construire la forme: avons-nous besoin de la vidéo, de lumière, d’acteurs, de voix, de corps, de musiciens, de bruit, etc.? Gangplank s’intéresse particulièrement à la relation qui existe entre ces différents éléments, au lien qui les rapproche, à leur caractère indépendant ou non : lumière et son synchronisés, vidéo et corps synchronisés, etc. À travers la nécessité de construire la forme, on verra apparaître les outils et leur fonctionnalité comme réponse et solution aux questions et aux problèmes posés par la forme (comment allons-nous associer la lumière et le son? Quel système allons-nous utiliser?). L’outil technique semble ici dépendant de l’idée artistique. Gangplank défend malgré tout l’idée d’une plus grande interaction entre l’artistique et le technique qui, loin s’en faut, n’entretiennent pas une relation unilatérale. La communication permet de construire une relation de meilleure qualité entre ceux qui maîtrisent les outils et ceux qui élaborent la forme artistique. Il est toujours facile de séparer deux domaines qui semblent très éloignés l’un de l’autre. Gangplank a pour objectif de combler cet écart. Gangplank défend cette interaction: les outils ne sont pas développés en dehors des besoins artistiques. En effet, outils et besoins entretiennent un dialogue qui appelle à un va-et-vient permanent, et s’inspirent mutuellement. Une fonctionnalité n’a aucun sens si elle ne s’inscrit pas dans une portée artistique. Parallèlement, cette relation peut permettre d’étendre la fonctionnalité d’un outil et de développer un concept artistique.
C’est à travers l’amélioration du partage des savoirs et de la communication entre ces deux domaines que Gangplank va construire cette relation. Gangplank se refuse à envisager les éléments d’un spectacle à travers le prisme vertical d’une supposée supériorité hiérarchique de l’artistique sur le technique. Chaque personne impliquée dans la création d’un spectacle devrait se voir comme une partie du travail de création. Notre intention est que chaque personne considère son propre rôle comme un rôle essentiel.
Olivier Heinry En gros, on peut distinguer deux types d’outils techniques. D’abord les outils industriels qui, en plus d’être très normés, sont inventés dans des conditions capitalistes (un piano, une structure scénique, un vidéo projecteur 10 000 lumens ou une salle de spectacle moderne, par exemple). Les outils artisanaux quant à eux, sont bien moins dépendants des normes et reposent davantage sur la créativité individuelle. Ils nécessitent une quantité de travail manuel beaucoup plus importante. Imaginons par exemple un synthétiseur bricolé, un décor fait maison ou un programme de régulation des lumières en open source. Entre ces deux outils techniques qui relient deux extrémités, il existe de nombreuses possibilités de variations et d’interactions. Qu’il soit financier ou artistique, le degré d’autonomie que l’on recherche dans ce champ de possibilités représente alors un point de considération fondamental.
BP Et bien, je pense tout d’abord que les outils techniques et que les possibilités artistiques sont intrinsèquement liées. Le peintre et le canevas, la couleur et le pinceau, le chorégraphe contemporain et le MacBook, ou l’Ipod ;) Ce qui m’intéresse, c’est d’observer en quoi les outils techniques orientent les idées artistiques et, réciproquement, comment les idées artistiques appellent à un développement d’outils techniques qu’elles orientent également. Comme Nadia et Olivier, je suis très intéressé par les relations entre des domaines ou activités artistiques que j’espère perméables et les développements techniques ; et je suis profondément convaincu que, dans la réalisation artistique actuelle, la priorité accordée à l’artistique ou au technique varie constamment. Comme une sorte de système nerveux. Dans le cadre même de ma pratique, j’aime aussi alterner entre l’acte d’initier et celui de réagir, ou tout simplement de s’installer dans la synapse :)
Judith Depaule Depuis plusieurs années déjà, la scène subit une mutation dans son écriture. Il est désormais impossible de séparer les aspects artistiques et techniques parce qu’ils sont très fortement reliés. Dans le cadre du projet Gangplank, nous construisons ensemble un langage dont la syntaxe et le vocabulaire ne sont jamais acquis, parce que ce langage n’est jamais statique et évolue avec chaque nouvelle expérience.
AC Vous dites que l’outil technique dépend de l’idée artistique. Cependant, la question portant, par exemple, sur le mode de liaison entre le son et l’image peut également s’entendre comme une question artistique. Dans le cadre des sessions Gangplank, comment décidez-vous des questions / problèmes / idées qui feront ensuite l’objet d’une recherche? En outre, lorsque vous travaillez au développement d’un outil technique, comment réfléchissez-vous à ses implications artistiques?
NR Le travail classique de création a pour fonction habituelle d’organiser des techniques liées à l’idée artistique : ce travail est d’abord vu comme artistique et, dans un deuxième temps seulement, comme technique. Gangplank ne défend pas ce point de vue: comme je l’ai dit, l’objectif est d’améliorer et de développer la connaissance des différents éléments dont nous disposons, des problèmes en jeu dans le processus créatif, de déterminer comment le spectacle peut être construit avec les compétences de chacun. Gangplank questionne la verticalité du processus classique. En ce qui me concerne, je ne travaille pas sur le développement d’un outil technique. En tant que musicienne, j’espère ainsi mieux comprendre les outils qui existent, leur fonctionnement, les résultats atteints jusqu’à présent, ce qui marche, ce qui ne marche pas, mais aussi de quelle manière cet outil peut profiter à mon instrument et à ma sensibilité, voire les consolider ou les intensifier, lorsque je suis sur scène. J’aspire également à ce que mes besoins (ou mes idées, mes concepts) fassent émerger de nouvelles problématiques et de nouvelles questions sur un outil, de sorte qu’une nouvelle fonction, ou une nouvelle possibilité de lien, relative à cet outil puisse être révélée ou développée. Si un éclairagiste m’explique ce qu’est une Lanbox, comment elle fonctionne et ce qu’elle permet de faire (sur quel spectacle, quand et pourquoi), j’essaie de voir comment je peux établir un lien avec cette Lanbox, que ce soit par le biais de mon instrument ou des mes idées (ou des deux). J’apprécie l’idée de partager, d’échanger de nouvelles idées qui n’auraient jamais vu le jour si nous n’avions pas discuté ensemble de l’outil. Et cela est possible parce que nous sommes d’accord sur la non-verticalité de notre relation. Ici, la technique n’est pas dépendante de l’idée artistique.
BP Toutes les questions liées à la réalisation d’une œuvre d’art me semblent aussi bien artistiques que techniques. Le développement d’un concept repose sur une certaine technicité. Il en va de même pour l’écriture. Selon moi, ce qui distingue le développement technique du développement artistique réside dans la quantité de matériel et de logiciel engagés. Toutefois, le lien que l’on choisit d’établir avec le matériel et le logiciel reste un facteur important. Dans le projet Gangplank, nous interrogeons nos moi respectifs et très différents, afin de savoir où se situent pour chacun les limites de l’utilisation utilitaire des dispositifs techniques (les trucs préconçus user-friendly) et des concepts artistiques, et afin de définir ce que chacun souhaite pour son travail. Dans tous les cas, la relation que nous entretenons déjà avec les formats préparés, tels qu’ils sont proposés par le matériel ou le logiciel, est ambigüe et limitée : nous utilisons toujours ce qui nous est accessible. D’où la nécessité de créer constamment le plus de points d’accès possibles, dans toutes les directions, entre les domaines de recherche et les domaines de développement impliqués dans la réalisation d’œuvres scéniques. Pour moi, avec Gangplank nous travaillons à nous libérer des relations imposées/préformatées qui existent entre les outils et les désirs, à inventer/accéder à d’autres outils (donc à d’autres relations) qui nous conviendraient mieux, et ce afin de savoir travailler avec des personnes différentes, dans des contextes différents, et de façon plus horizontale.
MK Je considère le développement d’un outil technique comme un processus artistique. À mon avis, il n’existe aucune différence entre le processus de création d’un outil technique et la création d’une pièce chorégraphique. Et c’est exactement l’idée défendue par Gangplank.
Les outils sont bien plus que des outils ou des appareils, ils forment la performance autant que le mouvement, le texte ou la parole pourraient le faire.
De nos jours, dans la performance contemporaine, le son, la vidéo et les lumières jouent un rôle tellement important dans notre perception qu’ils deviennent la nouvelle narration et jouent le rôle auparavant rempli par le texte.
Toute la question gravite autour de la manière dont on doit envisager ce phénomène. Faut-il s’en saisir et l’employer au service de la narration, ou au contraire s’y opposer? La question qui consiste à s’interroger sur la nature de l’élément devant provoquer le son, la vidéo ou la lumière est bien une question politique. Si l’on décide que ce déclenchement doit être le résultat d’un mouvement dans l’espace qui serait par exemple provoqué par un danseur et non par moi, éclairagiste, alors il s’agirait d’une décision politique et très artistique.
À titre personnel, il me semble important de ne pas sous-estimer le rôle du son / de la lumière / de la vidéo. Ces éléments devraient au contraire être envisagés avec le plus grand soin. Je pense qu’il est important d’éviter l’écueil qui consiste à faire de l’aspect technique un paramètre substituable de la narration, et non une partie spécifique de l’œuvre d’art.
DZ Je vais employer un mot piège mais, disons que pour ce qui est de la prise de décision, le groupe travaille de façon intuitive. Je parle de «mot piège» parce qu’on a parfois l’impression aujourd’hui que tout ce qui concerne les domaines technique et artistique (et les relie) peut être résolu grâce à la méthodologie, mais pas grâce à l’intuition. Ce n’est pas le cas de ce projet: les participants du projet aiment se stimuler sur les plans technique ou artistique, puis essayer ensuite de construire la synapse. Enfin, pour compléter les différentes réponses apportées concernant les outils, j’ajoute que Gangplank est également un processus construit comme un outil. C’est un outil en soi. Un dispositif (en français dans le texte, NDT) anthropomorphique :)
Entretien publié dans le Journal des Laboratoires de mai-août 2011