En résidence aux Laboratoires d'Aubervilliers tout au long des années 2022 et 2023, Louise Siffert créé WE HAVE DECIDED NOT TO DIE, film et spectacle musical, hommage à l'architecture utopique du duo Arakawa et Gins. Cet entretien réalisé en novembre 2023 revient sur son parcours, ses recherches, sa création.
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Quel est votre parcours ?
Louise Siffert : Après des études de scénographie, j’ai vite réalisé que je voulais faire autre chose. J’ai alors tenté le concours d’entrée aux Beaux-Arts de Paris, mais sans trop savoir où ça allait me mener. D'autant que ce qui m’intéressait, c’était le théâtre et pas forcément les arts plastiques. Et puis on m’a dit « y’a un truc, ça s’appelle la performance » et j’ai dit okay !
Aux Beaux-Arts, mes premières performances tournaient autour du langage, c’était très minimaliste. Les grands décors, les costumes... je n’en étais pas là encore ! Je travaillais à l’époque avec des comédiens. C’est seulement par la force des choses que je suis devenue l’interprète de mes propres spectacles. Alors je me suis un peu construit une carapace, faite de costumes et de décors. Il faut dire que de tempérament, je ne suis pas faite pour être face à un public !
Entourée de décors et de costumes, j’ai donc commencé à développer des formes très théâtrales, frontales, avec un texte à apprendre, de la lumière, de la musique. J’appelais ça de la performance, mais c’était des spectacles de 40 minutes, dont la production pouvait prendre 6 mois à un an. Une économie difficile à tenir dans le contexte des lieux d’exposition.
La vidéo, je m’y suis mise plus tard, dans l’idée de créer des formes plus pérennes et plus facilement diffusables. D’ailleurs, l’idée de départ pour WE HAVE DECIDED NOT TO DIE, était de créer un film. C’est en commun accord avec la direction des Laboratoires d’Aubervilliers que j’ai décidé d’en faire aussi un spectacle. Mon premier spectacle !
Pour la création de WE HAVE DECIDED NOT TO DIE, vous vous êtes intéressée à un duo d’architectes japonais, qu’est-ce qui vous a amenée vers eux ?
Louise Siffert : Je travaille beaucoup à partir d’archives, notamment les archives des communautés lesbiennes séparatistes qui se sont développées aux Etats-Unis à partir des années 1970. Un jour, au cours de mes recherches, je tombe sur un texte de la poétesse américaine Madeline Gins, Pour ne pas mourir. Je le trouve intriguant et je découvre que Madeline Gins est également architecte au sein d’un duo qu’elle partage avec Shusaku Arakawa. Ensemble, ils conçoivent des architectures qui tournent autour de la notion de ne pas mourir. En les voyant, je me dis « tiens, esthétiquement, c’est exactement ce que j’aurais pu vouloir faire ». C’est multicolore, les sols sont mous, ça prend à revers toutes les normes auxquelles on peut imaginer quand on pense à une architecture habitable, pérenne ou fonctionnelle. En plus, j’apprends plus tard que Gins et Arakawa ont travaillé sur un projet d’archives pensé pour les communautés queer, qui n’a jamais vu le jour. À partir de là, la boucle est bouclée et je rentre complètement dedans !
Leurs architectures visent l’immortalité ?
Louise Siffert : Il ne s’agit pas tant d’aller vers l’immortalité, que contre la mort. L’idée c’est de ne pas se laisser mourir, de défier la mort, d’être en capacité de renverser le destin à tout moment. La notion de « destin réversible » est d’ailleurs un élément fondamental de leur philosophie. Pour eux, la vie ne se limite pas à ce qui se passe à un instant t. Il y a aussi tout ce qui va rester vivant après notre mort : d’autres vies qui se mélangent, des vies antérieures, des vies qu’on laisse… La question de la mortalité dépasse donc largement la dichotomie vie / mort.
Et puis, on trouve aussi dans leurs textes, l’idée de renverser la relation de subordination des corps aux architectures, en imaginant des formes architecturales qui s’adaptent aux corps qui les traversent, et non l’inverse. Ce qui donne des architectures plus mobiles, plus souples, émancipée des schémas standardisés. Mais dans le même temps, les formes et les matières utilisées sont si inhabituelles que le corps y est extrêmement contraint. C’est très physique de traverser une architecture d’Arakawa et Gins. On y est tout le temps comme en lutte avec soi-même, il faut chercher, tâtonner… ne pas se laisser mourir.
Et qu’est ce qui reste de tout cela dans le spectacle ?
Louise Siffert : Quelques fils, des sensations... mais pas que. Pour le texte je procède beaucoup par cut up. Je lis une phrase qui m’intéresse, je la copie, je l’associe à une autre, je coupe, je réécris et au fur et à mesure, je ne sais plus ce qui est à qui. On retrouvera dans le texte, sans forcément s’en rendre compte, des notions et des mots directement repris du manifeste d’Arakawa et Gins, mais aussi de Karen Barad, une physicienne quantique queer.
La scénographie est elle aussi directement inspirée des architectures d’Arakawa et Gins. L’idée était de matérialiser la notion de corps architectural, en créant un rapport de confusion entre les corps, le décor et les costumes. Pour ce faire, j’ai utilisé les mêmes matériaux, avec des aplats de couleurs, pour un rendu qui peut faire penser au cinéma d’animation.
Le décor est d’ailleurs très imposant. C’est un personnage important du spectacle et du film ?
Louise Siffert : Je ne créé pas de hiérarchie entre les différentes composantes de la création : le texte est aussi important que la musique, que le décor, que les costumes et il y a la lumière aussi, qui est presque un acteur en plus. Celle-ci est quasiment autonome et fait vivre le plateau d’une manière très particulière. J’avais envie que le décor et la lumière puissent autant performer que moi. Parfois, je n’existe plus et c’est eux qui prennent le dessus. Dans le film, il y a aussi des moments où le décor devient complètement autonome : parle, bouge, suscite son propre mouvement de gravité. Dans le spectacle, c’est un peu différent : le décor m’enserre comme si je lui appartenais et au fur et à mesure, je parviens à m’extraire de ce « tout englobant » pour embrasser un autre rapport à moi-même et aux autres. Je sors de la boucle.
Et pour la bande sonore du film et du spectacle, comment avez-vous travaillé ?
Louise Siffert : Une partie de la bande sonore a été composée aux Laboratoires, avec Léo Gobin. Nos compositions déroulent de longues pistes sonores, avec un rapport très parlé-chanté et narratif, un peu dans l’esprit de Meredith Monk, Laurie Anderson ou Robert Ashley. Je voulais – toujours pour filer la métaphore du « destin réversible » – travailler le motif de la boucle, avec une phrase musicale qui revient constamment.
Dans le spectacle, je prends en charge la partie vocale. Mais dans le film, on entendra les voix d’un groupe de femmes âgées d’Aubervilliers avec qui nous avons travaillé pendant près d’une année.
L’usage de l’anglais a aussi à voir avec cette recherche de musicalité. Avec l’anglais, j’ai plus de liberté dans l’écriture, j’ose me séparer du sens, j’agis sur la syntaxe, je déroge aux règles grammaticales, je transforme les mots en sons et j’entre plus facilement dans un rapport musical et poétique à la langue.
Ceci dit, le texte a aussi pour vocation d’être compris. J’y amène des sujets assez sombres, autour de la mort, la vie, l’amour… le spectacle et le film sont donc intégralement surtitrés.
Propos recueillis par Lucie Beraha, en novembre 2023