Partager

 
 
 
 

 

 

L'édition 2017 2018 du Journal des Laboratoires est arrivée aux Laboratoires. Sa diffusion s'organise afin de le rendre accessible au plus grand nombre. La liste des lieux dans lesquels il sera possible de venir le prendre sera annoncé prochainement.

En attendant, il est d'ores et déjà disponible aux Laboratoires, et vous trouverez ci-dessous l'édito de cette nouvelle édition publié dans son intégralité.

Une soirée de lancement du Journal est programmée le lundi 29 janvier 2018 à 19h aux Laboratoires. A cette occasion, un verre convivial accopagnera un concert du rappeur albertivillarien Beeby.
L'occasion de venir prendre le Journal directement aux Laboratoires !

 

 

Ce Journal des Laboratoires s’ouvre sur un titre programmatique, Extra Sensory Perception (ESP), comme une invitation à sortir des cadres rassurants posés par toutes les formes d’institutionnalisation étatiques et artistiques, intellectuelles et scientifiques, pour explorer ce qui ne relève ni du domaine de la preuve ni de la rationalisation. Comment aborder une telle revendication lorsqu’elle est portée par une institution artistique ? Suivant un fil rouge que nous avons déroulé pendant un an, ESP nous a conduits à déplacer nos méthodes de travail en les confrontant aux rencontres hybrides entre pratiques de terrain, expériences de la psyché, invocations par le langage d’une réalité hallucinée et désirée, exploration des espaces et des structures liminaires, et constructions collectives d’une pensée en mouvement par la voie des expérimentations artistiques. L’expérience de l’un – l’artiste, le militant, le visionnaire, le shaman, le chercheur – s’emploie à déployer des trames invisibles qui peu à peu invitent et construisent le groupe, la communauté provisoire ouverte à tous, pour donner forme à des rencontres nourries de ces entrelacements. C’est le contenu de ce creuset, modelé dans des zones limitrophes, crépusculaires, que nous avons déployé cette année aux Laboratoires pour tenter d’approcher autrement nos pratiques en les matérialisant par l’expérience du vivant et du visionnaire, celle que peut l’art. Cette publication en est une émanation, une continuité – une invitation à partager certains moments nécessairement fugaces. Il s’agence autour des dialogues qui se sont tissés tout au long de l’année et des résidences qui ont pris corps aux Laboratoires et hors les murs. Ce journal exprime la nécessité de formaliser et structurer ces instants éphémères, afin d’en déposer des traces comme des pistes possibles que chacun est à son tour invité à parcourir librement. Année après année, nous essayons de faire tomber un peu plus les murs de l’institution – même si le projet des Laboratoires est depuis le départ pensé contre les logiques rigides vissées sur des résultats à court terme – afin de reconduire d’autres processus de réflexion, longs, profonds, changeants et flexibles ; réflexion sur l’art et le travail, sur le commun et ses métamorphoses, sur le rapport de l’espace intime et public, sur les forces désinstituantes, sur les expériences limites. Nous le faisons quitte à nous déplacer vers l’inconfort de l’imprévisible, de moins de savoir et de contrôle, pour pouvoir ainsi multiplier les possibles et permettre la manifestation de l’étrange et l’émancipation qu’offrent les rencontres et opportunités transdisciplinaires.

En ces pages nous vous invitons donc à plonger dans Le Printemps des Laboratoires, plateforme de recherche qui pour la cinquième année s’est égrenée au fil des mois, invitant artistes et chercheurs dont le travail entrait en écho avec ces zones invoquées de l’Extra Sensory Perception. En leur compagnie, nous avons exploré les perceptions et les conceptions d’un monde multiple et sensible, en deçà ou au-delà d’une approche simplement rationnelle. Ce qui a impliqué de repenser et remodeler en partie nos agencements quotidiens, les découpages des catégories qui ont jusqu’alors architecturé notre espace mental, d’outrepasser les clivages entre monde sensible et intelligible, entre entités visibles et invisibles.

Les artistes Bastien Mignot, Laura Huertas Millán et Mette Edvardsen ont été invités à investir l’espace éditorial du Journal en écho à leur intervention programmée pendant l’année. Bastien Mignot a fait le choix de prolonger sa pièce chorégraphique, réalisée aux Laboratoires en avril 2017, par un texte poétique. Ce dernier mêle à la description d’un rituel plongé dans le noir – un noir chargé comme une forêt, la nuit – une partition écrite à la manière d’un conte animal et d’un tirage de cartes sacrées.
La performance donnée aux Laboratoires en décembre 2016 par la vidéaste Laura Huertas Millán, Disappearing Operations (un des aboutissements formels de ses recherches doctorales) sondait les identités formées en creux des dynamiques d’exotisation et d’invisibilisation de certaines populations fantasmées tel un « ailleurs tropical ». À travers un récit en images et en voix, l’artiste a déroulé le fil de relations au monde particulières (avec les plantes ou les morts). Elle nous raconte combien elle a nourri, dans la contemplation des étoiles, le désir de faire du cinéma documentaire. Elle pose la question de comment l’expérience de l’absence fonde un régime de perceptions accrues. Comment la guerre déplace les corps et disloque les identités ? Comment la technique modifie nos expériences corporelles et emboîte le pas d’une ethnographie sensorielle pour rendre étranger ce qui est familier ?
Suite à la présentation de sa pièce chorégraphique No Title (2014), Mette Edvardsen s’entretient avec Dora García (deux artistes qui nourrissent depuis des années un fort intérêt pour leurs pratiques respectives). Ensemble, elles jettent des ponts entre danse et arts visuels. No Title est une pièce pensée comme une réponse, un complément et une image-miroir à une autre pièce, Black, produite en 2011. Si, dans cette dernière, Mette Edvardsen invoquait, par la répétition de mots, des objets domestiques et des événements, elle s’applique, dans No Title, à faire disparaître ce qui rend tangibles nos existences – chose, sentiment ou concept. Ce faisant, elle s’inscrit dans une logique de l’invocation, d’un langage adamique, qui précède la réalité et la crée. Une manière, une fois de plus, d’amener le public dans des lieux accessibles par simple suggestion, là où le langage opère magiquement à l’intérieur du cerveau ou par hallucination collective.

Le psychologue et psychothérapeute Josep Rafanell i Orra nous accompagne depuis maintenant deux ans via ses séminaires mensuels Pratiques de soin et collectifs. Le soin (affecté aux relations plutôt qu’aux individus) est entendu comme une fabrique des différences, le lieu d’énonciation de nouvelles formes de collectivité et d’émancipation. Nous publions ici son texte introductif au concept de désintégration, qui pointe des formes d’organisation autonomes, alternatives et de soutien mutuel, s’organisant parfois à échelle réduite mais non moins opérant, afin d’y déceler de nouvelles formes d’attachement. Thierry Drum, qui a participé aux séminaires cette année, publie un extrait de son texte, inscrit dans la veine d’une philosophie pragmatiste. Nous publions également un texte de Marcello Tarì chercheur indépendant, spécialiste de l’histoire de l’Italie des années 1970. Posant la question du soin à l’intérieur d’une politique gouvernant par installation de la peur et de la précarité permanente, l’auteur ouvre a contrario à la constitution de nouvelles voies d’autonomie.
Les séminaires de cette année se sont particulièrement attachés à penser de nouveaux « lieux », cherchant à former une cartographie des pratiques plurielles de soin et d’attention. Accompagné de différentes personnalités – botaniste, philosophe, psychiatre, infirmier, anthropologue, habitant, gérant de squats à Aubervilliers, ou de collectifs tel que Ne tirez pas sur l’ambulance (qui apporte, lors des manifestations, les premiers soins d’urgence aux blessés) –, Josep Rafanell i Orra met progressivement en place des dispositifs d’expérimentation de relations entre les êtres, humains et non-humains.

Les ateliers de lecture qui se sont déroulés d’octobre 2016 à juin 2017 nous ont projeté.e.s tour à tour dans l’exploration des identités cyborgs féministes (Donna Haraway) et dans ce qui se loge dans l’ombre (Jun’ichirō Tanizaki). Ils nous ont conduit.e.s à nous exercer à des formes de télépathie collective (séance de Remote Viewing avec Simon Ripoll-Hurier), à explorer les rapports avec des entités non humaines (Vinciane Despret, Dominique Lestel, Vilèm Flusser et Louis Bec), extraterrestres (Arnaud Esquerre). Nous avons échangé sur les mots des autres en explorant ceux qui existent dans une langue et sont absents dans une autre, marquant alors l’impossibilité de s’approprier certaines expériences (Yolande Zauberman et Paulina Spiechowicz). Nous avons exploré des formes de communalités révolutionnaires passées et présentes (Jacques Rancière, Starhawk) et des formes de résistance actuelles (Comité invisible, Erik Bordeleau). Encore, nous avons évoqué les formes positives de dépossession, contre celles auxquelles nous contraignent les gouvernementalités (Judith Butler et Athena Athanasiou). Nous publions la retranscription du dernier atelier de lecture consacré à une étude de L’Exégèse de Philip K. Dick en compagnie d’Hélène Collon, traductrice de l’ouvrage, de Louis Castel, auteur et acteur, et de Pacôme Thiellement, auteur, spécialiste entre autres de Dick, de culture pop et de la gnose. L’Exégèse, ce journal tenu secret pendant des années, non destiné à être publié, contenant des notes sur les visions et les rêves de l’auteur, ainsi que ses lettres, ses travaux préparatoires, ses réflexions sur ses productions antérieures et sur celles en gestation, nous a offert une plongée formidable pour clore cette saison ESP.

Un autre cahier du journal est consacré à la publication d’un entretien que nous avons réalisé avec des artistes ayant conduit une résidence aux Laboratoires – les artistes Silvia Maglioni & Graeme Thomson, Katinka Bock, l’écrivain Daniel Foucard ainsi que des chercheurs qui nous accompagnent, l’historienne Sophie Wahnich et le psychologue Josep Rafanell i Orra. À travers cet échange croisé, où chacun revient sur les manières singulières à partir desquelles il a pu développer son projet, selon des temporalités variées et des méthodes de travail qui lui sont propres, c’est le portrait de l’institution artistique particulière que sont Les Laboratoires qui se profile : un lieu paradoxal, qui s’efforce de maintenir à la fois un état poreux, souple et transformable pour permettre l’émergence de formes expérimentales, tout en consolidant ses moyens de production et le réseau de collaborations dans lequel il s’inscrit, à différentes échelles.

La clandestinité peut prendre plusieurs formes. C’est la clandestinité des formes de vie végétales qui s’installent dans les zones urbaines en friche et des formes collectives qui s’agencent autour de leur usage. C’est à cette réflexion sur les indésirables et les espaces interstitiels dans lesquels ils prennent vie que le projet de La Semeuse s’est en priorité consacrée cette année, en travaillant à transmettre les vertus et les usages des plantes médicinales et comestibles trouvées en milieu urbain, en compagnie de la botaniste Véronique Desanlis. Ariane Leblanc, sa coordinatrice, a entamé une réflexion plus large sur  la gestion des friches en ville. C’est aussi la clandestinité des talents cachés que l’artiste tchèque Kateřina Šedá s’est employée à révéler en compagnie des habitants d’Aubervilliers (Les Talents d’Aubervilliers) et sur lequel nous revenons via un témoignage en image et un texte de l’historienne d’art Jehanne Dautrey. Pour rendre compte du complexe projet mené par l’artiste espagnole Paloma Polo, nous présentons ici les différents matériaux théoriques produits dans le cadre de ses Classes de lutte, qui proposaient de réfléchir collectivement à la manière dont la clandestinité s’organise aujourd’hui (réflexion engagée depuis un éclairage historique du militantisme antifranquiste). De nombreuses questions ont été soulevées : Par qui cette clandestinité est-elle souhaitée ? Par qui est-elle subite ? Comment vivre avec, la contourner ou l’annuler ? L’artiste, à laquelle est venue s’associer Léopoldine Manach’, étudiante en anthropologie, a organisé un certain nombre de classes ouvertes en présence des premiers concernés mais aussi d’historiens, cinéastes, militants et avocats du droit d’asile.
Une rencontre autour de la question La place des migrants dans notre société, moyens d’intégration et clandestinité : ce que l’art peut faire, organisée en septembre entre Les Laboratoires d’Aubervilliers et La Commune - centre dramatique national, réunissait des artistes ayant travaillé et travaillant encore aux Laboratoires et à La Commune. Olive Martin et Patrick Bernier, Barbara Manzetti, l'étudiante en anthropologie Léopoldine Manac’h et Émilie Hériteau pour L’École des actes, racontent comment ils ont pu mettre au cœur de leur processus de création la relation aux étrangers, aux réfugiés, aux demandeurs d’asile. Nous restranscrivons ici leur parole.

Par ailleurs, nous continuons à interroger les frontières de la danse. Lenio Kaklea évoque, dans un entretien, son Encyclopédie pratique qui s’inscrit, depuis janvier 2017, dans les espaces privés et publics d’Aubervilliers, assemblant au fil du temps une multitude de portraits agencés à partir de la pratique de chacun, qu’elle soit physique, intellectuelle, spirituelle, banale ou singulière. En partant de ces rencontres, et en collaboration avec Oscar Lozano et Lou Forster, une écriture se déploie, prenant à la fois la forme d’un livre et d’une pièce chorégraphique, tous deux livrés en mars 2018 aux Laboratoires. Les invités du chorégraphe Alain Michard, en résidence pour le projet En danseuse, qui investit le champ de la représentativité de l’histoire de la danse et son incarnation dans le corps de chacun, réagissent dans ces pages aux rencontres de binômes qui se sont déroulées en privé et en public pendant plusieurs mois et alternativement aux Laboratoires : Adva Zakai, DD Dorvilliers, Mathieu Bouvier, Marcelline Delbecq, Alice Gautier, Lenio Kaklea, Martine Pisani. Par ailleurs, Pauline Le Boulba et Laurent Pichaud inscrivent un dialogue implicite en rendant compte respectivement des recherches menées autour d’Alain Buffard et de Deborah Haye, à la fois source et lieu d’articulation singulière de nouveaux régimes discursifs et performatifs.

L’articulation par cahiers ne rend pas encore assez hommage aux nombreuses perméabilités qui existent entre tous ces projets, entre les différentes réflexions menées depuis chacune des résidences, des rencontres, des paroles portées aussi bien par les artistes que par les théoriciens, par les militants et les publics. Un lieu de travail et d’ouverture de l’art est un lieu de vie depuis lequel se construisent des relations inattendues, des relations à travers lesquelles être libre. Aux Laboratoires d’Aubervilliers, chacun est invité à investir cet endroit.

 

Alexandra Baudelot,
Dora García,
Mathilde Villeneuve

codirectrices
des Laboratoires
d'Aubervilliers