Photo Julie Pagnier
Antigone d'après Antigone de Sophocle : Discussion collective
Chaque semaine, l’équipe du Théâtre Permanent et celle des Laboratoires se réunissent une heure pour discuter du développement de la pièce en cours d’élaboration. Nous publions ici la transcription remaniée de ces réunions hebdomadaires qui ont concerné la création de Antigone d’après Antigone de Sophocle.
19 JUIN
Yvane Chapuis
Vous avez commencé à travailler sur Antigone il y a deux jours. Comment êtes-vous entrés dans le travail?
Gwénaël Morin
Nous avions en fait commencé depuis plus longtemps puisque Renaud s’est chargé de trouver une traduction qui soit à peu près convenable et libre de droits, soit celle de Leconte de Lisle. Nous avons au cours de ces deux jours fait plusieurs lectures dans l’espace avec les entrées et les sorties des personnages pour révéler grossièrement la structure induite par le texte. Ce qui apparaît clairement, c’est l’omniprésence de Créon et son implication sur scène comme un orateur, au sens où il pourrait passer toute la représentation derrière un pupitre, où il n’est pas directement impliqué dans l’action ayant suffisamment de gardes et d’esclaves pour agir à sa place. Il apparaît aussi que le chœur est bien plus présent que dans Philoctète (1). Ce qui induit un potentiel festif intéressant. Il apparaît également que l’ensemble du spectacle peut techniquement être joué par trois acteurs, plus le chœur, parce qu’il n’y a jamais plus de trois personnages qui interagissent sur la scène. Nous avons regardé Antigone le film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, bien qu’il soit difficile de l’appréhender compte tenu de la langue allemande et des faiblesses du sous-titrage. C’est un film hiératique, d’un classicisme absolu animé par une volonté de précision, de concentration, d’autorité de l’art, du cinéma, de la langue... que nous nous sommes amusés à imaginer face à la forme chaotique du dionysiaque que décrit Nietzsche dans La Naissance de la tragédie. Jeu mis à part, on trouve chez le philosophe cette idée magnifique selon laquelle l’homme, dans la tragédie, au théâtre, se fait œuvre d’art. Il n’est plus question d’acteur ni d’artiste: l’homme devient œuvre d’art, il devient son œuvre, il devient lui-même son propre excès, sans autre médium que lui-même.
Straub et Huillet ont travaillé à partir du texte d’Antigone que Brecht a tiré de la traduction du texte de Sophocle par Hölderlin. L’adaptation de Brecht est bizarre... Dans le texte de Sophocle, Créon qui tout au long de la pièce ne veut pas que Polynice soit enterré parce qu’il a attaqué Thèbes, changera très brutalement d’avis face à l’opinion publique. Brecht essaie d’écrire les raisons de ce changement en les rattachant à la défaite militaire de la prise d’Argos, donc à un effondrement de l’élan guerrier de Créon. Tandis que chez Sophocle, si Créon peut changer brutalement d’avis, c’est qu’il est d’emblée un menteur. Dès le début il tient une position aberrante et il peut la tenir parce qu’il arrive à séduire la majorité, c’est ce qui fait de lui un politicien. Et c’est lorsqu’il comprend qu’il est en train de perdre la majorité qu’il opère un revirement. C’est précisément ce qui est intéressant dans son face à face avec Antigone. Si Antigone affirme en son nom et en ce sens est du côté de la vérité, Créon affirme au nom de la majorité et se situe du côté du mensonge.
Barbara Jung
Outre cette dimension politique du personnage, on peut supposer aussi que ce qui se joue dans ce changement d’avis c’est une prise de conscience tout simplement humaine.
Gwénaël Morin
La pièce expose comment un être humain, Antigone, est en prise avec une force supérieure, la raison d’Etat, dont s’investit Créon; et comment ce Créon-là tombe dans la tragédie, c’est-à-dire dans ce qui lui reste d’humain au moment où il apprend la mort de son fils et le suicide de son épouse. Il y a une certaine beauté dans ce rapport de masse entre Créon comme affirmation du pouvoir politique absolu et son effondrement.
Barbara Jung
Il serait peut-être intéressant de préciser que l’organisation politique de Thèbes prévoyait au moment où se déroule l’histoire d’Antigone, une rotation annuelle du pouvoir entre Polynice et Étéocle, tous deux frères d’Antigone. Polynice exerça le pouvoir la première année et fit place légitimement à Etéocle qui en revanche s’accrocha au pouvoir sans plus vouloir le laisser à son frère. C’est ainsi que Polynice à l’aide de l’armée d’Argos, une ville voisine, attaque celle de Thèbes. C’est ainsi que les deux frères s’entretuent et que la place du pouvoir laissée vacante revient à Créon, leur oncle. Et Créon, pour assoire son autorité juge nécessaire de punir Polynice, au-delà de sa mort, parce qu’il a attaqué sa propre ville épaulé par l’ennemi, en lui refusant une sépulture et laissant son cadavre aux charognards.
Gwénaël Morin
Et Antigone se donne pour mission, envers et contre la loi, d’enterrer son frère.
Yvane Chapuis
Elle relativise le pouvoir.
Gwénaël Morin
Elle le borne. Ce qui est en jeu c’est cette idée selon laquelle ça n’est pas le politique qui détermine le sujet. C’est le sujet qui crée le politique. La limite du politique c’est le sujet. L’invention du politique part de l’expérience subjective. C’est ce qui crée du collectif. Le politique ne peut pas inventer les conditions d’une nouvelle subjectivité. C’est la nouvelle subjectivité qui crée les conditions d’une nouvelle politique.
3 JUILLET
Julie Pagnier
Comment avez-vous poursuivi le travail sur Antigone au cours de cette deuxième semaine de travail?
Grégoire Monsaingeon
La grande nouveauté c’est l’arrivée de Virginie (2). La distribution est faite. Nous avons décidé de réécrire les chœurs qui sont un flot de poésie magnifique mais difficile à utiliser pour nous parce que très arrimés à la culture grecque de l’époque. Le chœur avait pour fonction de tirer l’émotion des spectateurs comme peuvent le faire les violons au cinéma.
Julie Pagnier
Est-ce à dire que le chœur nomme d’une certaine manière pour le public la nature de l’émotion contenue dans la scène qui le précède?
Grégoire Monsaingeon
Il la nomme ou il la porte. Nietzsche insiste sur la dimension chorégraphique et musicale du chœur.
Julian Eggerickx
Toute la fête, la folie, la célébration se situent dans le chœur.
Gwénaël Morin
C’est le noyau dur de l’énergie collective, ce qu’il réalise, tout un chacun sait le faire. Nous avons décidé au regard de la construction de la pièce de Sophocle qui ne fait jamais apparaître plus de trois personnages en même temps, (parfois même de manière artificielle en faisant par exemple sortir un garde pour qu’un personnage puisse entrer tout en maintenant cette règle de trois) que les personnages ne soient pas incarnés, qu’ils puissent être interprétés par un même acteur.
L’absence d’incarnation permet une certaine forme de non-finitude du personnage, de personnage en devenir, qu’il revient au spectateur de prolonger, de sécréter, d’inventer. Si nous faisons jouer Antigone et Hémon par le même acteur par exemple, cela permet au moment où Créon porte le corps d’Hémon, son fils, mort, de porter aussi le corps de l’acteur qui joue Antigone. Il porte les deux morts en même temps. Il y a ainsi une sorte d’évidence de la dramaturgie. De même, si Créon et Eurydice sont joués par le même acteur... Créon est d’abord un tyran et devient un homme profondément détruit par la mort de son fils... Et pour passer de cette dureté à cette fragilité, l’acteur joue à un moment donné Eurydice. C’est-à-dire qu’Eurydice devient une forme de seuil pour permettre ensuite au personnage de Créon de souffrir de manière plus lyrique.
Isabelle Fabre
C’est le passage d’un rôle à un autre pour l’acteur qui annonce cette transformation du personnage de Créon.
Gwénaël Morin
C’est extrêmement intéressant également d’un point de vue technique: l’acteur, en jouant le drame d’Eurydice qui s’effondre devant la mort de son fils, prend d’une certaine manière la dose de fragilité nécessaire pour passer ensuite d’un Créon super brutal à un Créon qui pleure, comme contaminé par la dimension féminine qu’il vient d’interpréter.
Le texte est truffé d’éléments qui donnent du sens à ces changements de rôles. Il installe un monde flottant, fait d’apparitions, de fantômes, de passages réguliers du visible à l’invisible. Antigone est tendue vers l’incommensurable, vers l’inaccessible. Nous avons besoin de l’art pour partager cette intuition que peut avoir l’artiste de ce qui n’existe pas encore. Comme le dit Deleuze, l’artiste crée pour un peuple à venir. Au moment où la fête dionysiaque a lieu nous sommes ce peuple qui n’existe pas encore.
Grégoire Monsaingeon
Dionysos représente la tentative désespérée de réunir à nouveau les hommes ou de créer un lieu qui n’existe pas. Ce que cherchent la tragédie et le théâtre.
Barbara Jung
Pourquoi Dionysos représente-t-il cela?
Julian Eggerickx
Nietzsche dit que la tragédie réunit deux choses: l’individu, seul face au monde, et comment tout, via le chœur et le public, se transforme en une seule célébration et devient un.
Barbara Jung
Ma question concerne l’histoire de Dionysos: qu’est-ce qui fait de lui le symbole de cette quête de l’union originelle? Il faudrait probablement se pencher sur sa mythologie pour le savoir.
Renaud Béchet
La désincarnation des personnages est également soutenue par le fait qu’ils disent et racontent dans le même temps. Tout se passe comme s’ils nous disaient régulièrement, créant des ruptures dans le récit: «attention, nous sommes dans la fiction».
Barbara Jung
C’est une forme de distanciation qui est également prise en charge par l’humour. Bien qu’il soit très fortement question de la relation au sacré, le texte envisage aussi avec humour la relation des grecs à leurs croyances.
Grégoire Monsaingeon
L’humour est probablement lié également au contexte d’énonciation du texte. Il ne s’adressait pas à une élite mais à des milliers de spectateurs, au peuple qu’il fallait être capable de captiver. Les chants et les danses du chœur participent aussi de cette volonté de capter l’attention du public.
Barbara Jung
Je me demande si l’humour n’est pas aussi lié à la culture du divin chez les grecs. Les dieux sont aussi défaillants. L’Olympe est quand même le lieu d’un vaste désordre. Les notions de bien et de mal se placent ailleurs. Dans le texte d’ailleurs, le bien et le mal sont envisagés au sein de la relation que l’homme établit avec dieu.
Grégoire Monsaingeon
Le chœur est porteur des excès des dieux.
16 JUILLET
Yvane Chapuis
Ce que nous savons jusqu’à présent de vos orientations de mise en scène du texte de Sophocle concerne la distribution et cette idée qu’un même acteur puisse interpréter plusieurs personnages. Ceci étant lié au texte même de Sophocle qui notamment brouille les frontières entre réel et fiction, ici-bas et au-delà, faisant d’emblée vaciller les repères, que pourrait représenter un acteur assigné à un rôle unique. Quels autres choix avez-vous faits au cours de cette dernière semaine?
Grégoire Monsaingeon
Nous jouons dehors. Nous avons précisé le dispositif scénique. Nous avons expérimenté l’élément central de notre dispositif scénique qui est un panneau sur lequel est inscrit le titre de la pièce. Il représente le palais de Créon mais aussi la tombe d’Antigone.
Gwénaël Morin
L’idée est de fixer un point dans l’espace à partir duquel le spectacle pourra se déployer. S’il faut le rattacher à la tradition, c’est au phantasme de la skene, c’est-à-dire la scène, c’est-à-dire originellement, d’après ce que nous rapporte l’archéologie, une espèce de cabane de plage posée au milieu de la scène du théâtre grec, une boite à l’intérieur de laquelle les acteurs entraient et sortaient, se changeaient, une boite d’émanation du théâtre. À partir de ce point, nous tirons des perspectives. Donc toute la mise en scène part de ce panneau derrière lequel il est possible d’apparaître et de disparaître. La première question de la mise en scène est comment les acteurs entrent et sortent du plateau, avec quoi ? C’est une question d’apparitions et de disparitions. Le théâtre est un espace d’apparition. Après, c’est un travail d’acteurs sur lequel en tant que spectateur privilégié je peux faire des retours, mais c’est tout. Donc ce panneau est la machine à faire apparaître et disparaître.
Barbara Jung
C’est à partir de ce point que se définissent les autres espaces de la pièce.
Gwénael Morin
Ce qui fabrique la profondeur, ce sont les diagonales. Quand bien même l’acteur se situe à cinquante mètres de profondeur, s’il est dans le plan, il est juste petit. Ce n’est qu’à partir du moment où on tire des diagonales qu’il apparaît loin, qu’il est là-bas. Partant de ce principe, nous avons placé le nez de scène (la ligne de séparation entre l’espace scénique et l’espace du public) non pas parallèle au mur mais en biais. La scène est ainsi en cône. Dans la partie étroite du cône, nous avons décidé d’y placer la cité. C’est la place du chœur avec en son centre le siège de Créon. À l’extrême opposé, dans la partie la plus large, il n’y a rien, c’est laissé ouvert, ça fuit vers la ville d’Aubervilliers, ça retourne au réel, mais malgré tout il y a un espace signifié dans lequel nous avons planté des oiseaux et où nous mettrons une image du cadavre de Polynice, c’est le champ de bataille. Et entre les deux il y a l’espace où nous jouons, l’espace de l’action. On retrouve l’antichambre de Racine. C’est l’espace qui sépare la ville, la cité, du monde sauvage, du champ de bataille. C’est l’espace d’apparition d’Antigone. L’ambition d’Antigone est de toucher les limites, d’aller au seuil de la mort, de faire l’expérience de l’indépassable et cette expérience à lieu dans cet espace.
Une scène est un espace où faire l’expérience de l’indépassable. C’est la limite entre le monde réel et le monde de l’image, entre le silence et la parole poétique. La scène est une limite et la limite n’a pas de profondeur, c’est une ligne. Et la question des entrées et des sorties, c’est de régler comment être au seuil de l’irreprésentable.
L’image sert à montrer ce qui n’est pas visible dans l’image. Ce qu’on voit dans un chef d’œuvre ça n’est pas ce qui est dans le chef d’œuvre, ça n’est pas contenu dans la représentation. D’où l’antichambre, le seuil. C’est la question que se pose Antigone. Est-il possible d’exister à la limite? Comment vivre ce qui est à priori invivable et le vivre au présent?
L’autre élément essentiel dont nous avons déjà parlé est cette présence maximale de trois personnages sur scène. C’est d’ailleurs Sophocle qui introduit un troisième personnage. Jusque-là dans l’histoire du théâtre, c’est une ou deux personnes sur scène, avec les formes du récit et du dialogue.
Yvane Chapuis
Connaissez-vous les raisons de cette introduction du troisième personnage?
Gwénaël Morin
La présence d’un troisième personnage permet de donner à l’intérieur de l’image un point de vue sur l’image.
Isabelle Fabre
Ça ouvre précisément des perspectives.
Yvane Chapuis
C’est l’apparition de la troisième dimension, de la profondeur de champ.
Isabelle Fabre
C’est la perspective théâtrale.
Barbara Jung
La présence d’un troisième personnage démultiplie immédiatement les possibilités parce qu’elle permet les changements de rôles.
Grégoire Monsaingeon
La tragédie est écrite comme de la musique. Il y a une métrique, une rythmique. Le passage d’un à deux et trois personnages est aussi je pense une manière d’enrichir, de complexifier l’écriture.
Yvane Chapuis
Avec le troisième personnage, on sort de la bidimensionnalité, de l’espace plan, on quitte le récit pour entrer dans la fiction. Ou en tout cas, on ouvre les portes de la fiction. De même qu’en peinture, la profondeur est une fiction.
Barbara Jung
Le fait qu’un acteur joue plusieurs personnages crée du sens, nous fait entrer dans une autre dimension au sens où par exemple sont présents au même moment la mort et la vie.
Yvane Chapuis
Cela donne de l’épaisseur à l’image. Il y a un au-delà de l’image. Cela introduit de la temporalité dans l’image.
1 - Ndlr. Philoctète d’après Philoctète de Sophocle a été mis en scène par Gwénaël Morin en 2006 et présenté la même année dans le grand espace des Laboratoires puis l’année suivante sur l’esplanade, là où sera jouée Antigone.
2 - Virginie Colemyn a rejoint le Théâtre Permanent pour la création d’Antigone d’après Antigone de Sophocle.