Woyzeck d'après Woyzeck de Büchner
Entretien Yvane Chapuis & Gwénaël Morin réalisé le 24 octobre 2009
Woyzeck est chronologiquement la dernière des pièces de notre corpus des piliers du théâtre occidental du domaine public. C’est la première pièce de l’ère moderne (c’est un drame inspiré d’un fait divers qui place un anonyme en son centre). Formellement, c’est la seule des pièces du Théâtre Permanent qui ne soit pas fiable ; elle est inachevée, ses fragments sont suspendus à son interruption. Woyzeck force l’incertitude, ça n’est pas un chef d’œuvre validé au cours du temps pour son unité reconnaissable... C’est une écriture radicale, révolutionnaire. Les fragments du texte sont des poèmes à vif. Comme des plaies ouvertes «que la dramaturgie contemporaine n’a pas encore refermées» (Heiner Müller).
Woyzeck est écrit par un homme de 23 ans, qui fait de l’expérience théâtrale une arme pour disséquer aussi bien la littérature que la société. Je suis touché par cette écriture très directe, qui semble pressentir la venue de l’écriture cinématographique (non pas celle d’un scénario mais celle d’un film en mouvement). Chaque fragment est accessible, authentique, comme une image extraite de la vie, identifiable. Quand on rapproche les fragments les uns des autres, quand on les «monte» ensemble, leur figure s’intensifie, mais il reste des blancs, des manques. Le texte inachevé prend alors l’allure d’un texte très concis, fulgurant, c’est une forme qui ne parvient pas à contenir son sujet. Woyzeck c’est «l’œil qui existe à l’état sauvage». L’homme animal, victime et bourreau, capable de fabriquer la vie et la mort, y est projeté à grande vitesse.
Grégoire Monsaigeon
Yvane Chapuis
À plusieurs reprises je t’ai entendu mettre en regard Lorenzaccio et Woyzeck, ces deux textes qui bordent l’expérience du Théâtre Permanent. Pourrais-tu nous en dire un peu plus?
Gwénaël Morin
J’ai lu ou entendu, je ne sais plus, que Büchner aurait écrit Woyzeck sous le coup de son admiration pour Lorenzaccio, comme il aurait écrit Leonce et Lena sur sa lecture de Fantasio. Woyzeck n’est pas pour autant une adaptation de Lorenzaccio. S’il y a une parenté entre les deux pièces, elle n’est pas manifeste. Ou se situe-t-elle? L’un comme l’autre tue un être aimé. L’un et l’autre sont décrits comme des êtres faibles et insignifiants. L’un comme l’autre est emporté par le chaos de sa propre vie. Et l’un comme l’autre tue froidement, résolument.
J’aimerais voir comment cette résolution de Woyzeck est permanente. Comment le meurtre de Marie, comment cet acte de haute responsabilité s’exerce dans chacune de ses actions, que ce soit quand il se soumet aux expériences du médecin, quand il rase son officier supérieur, etc. J’aimerais voir comment se joue en permanence pour Woyzeck, même dans l’acte le plus insignifiant qui soit, des décisions aussi fondamentales que celle de tuer un être humain.
Les deux pièces sont également liées d’un point de vue formel. Musset écrit Lorenzaccio sans se soucier du théâtre. C’est une œuvre littéraire, du théâtre pour un fauteuil. Et Woyzeck nous parvient en tant qu’œuvre inachevée. Toutes deux entrent dans l’histoire du théâtre malgré elles d’une certaine manière.
YC
Lorsque l’on t’interroge sur le choix des textes du Théâtre Permanent, tu fais notamment valoir leur appartenance au domaine public et à la culture populaire. Qu’il s’agisse de Molière, Sophocle, Racine, Musset ou Shakespeare, nous les avons tous étudiés en effet au collège ou au lycée. Mais Büchner fait exception. S’il appartient à la culture populaire allemande, ça n’est pas le cas en France. On peut ainsi se demander s’il n’y avait pas un désir particulier de le voir figurer dans votre corpus et de s’y confronter.
GM
Quand nous avons composé notre corpus, nous avons évoqué plusieurs possibilités. J’ai essayé d’être à l’écoute des uns et des autres. À plusieurs reprises, Grégoire a insisté sur son intérêt pour Woyzeck, de la même manière que Barbara a insisté sur son intérêt pour Antigone ou que j’ai insisté sur mon intérêt pour Tartuffe.
Symboliquement, finir le Théâtre Permanent avec un texte inachevé est une manière de ne pas fermer l’expérience. Woyzeck pose la question de ce que l’expérience du texte peut apporter en plus de ce qui lui manque inexorablement en tant que texte inachevé. Et comment du coup, armé de notre expérience d’un an de Théâtre Permanent, on peut, non pas achever Woyzeck, mais le prolonger. C’est l’occasion de nous demander ce que nous avons appris. C’est aussi une façon de se remettre dans la prospective au moment où l’expérience s’achève.
YC
Vous terminez actuellement de mettre en scène Hamlet. Vous commencerez à vous confronter à Woyzeck d’ici deux semaines. Sais-tu comment vous l’aborderez?
GM
Il y a cette idée que j’évoquais précédemment qui consiste à essayer d’identifier le meurtre de Marie dans toutes les scènes, même si cela nous conduit à des aberrations. J’aimerais également que tout ce qui compose le spectacle –dramaturgie, décor, jeu, etc.– soit séparé et qu’il revienne au personnage de Woyzeck de faire le lien entre ces différents pôles. Dans la mesure où la dramaturgie est inachevée, nous allons voir comment ne pas écrire de scénario à l’avance, comment ne pas établir d’ordre chronologique à priori. Il y a une quinzaine de séquences écrites et un certain nombre qui sont barrées. Nous allons dresser un corpus et voir comment nous pouvons les utiliser de manière aléatoire. Et ce sera à Grégoire qui interprètera Woyzeck de les relier. Il sera ballotté, il devra courir. D’où la nécessité de la grande salle des Laboratoires. Cours Woyzeck, cours ! Il sera déchiré entre toutes les sollicitations du monde jusqu’au meurtre. Deux scènes pourront commencer simultanément. Il devra gérer les deux. Une même scène pourra être rejouée. Et moi en tant que metteur en scène je devrais essayer d’articuler les choses en direct.
YC
Tu renouvelleras donc ta présence sur scène.
GM
Je serai présent en tant qu’acteur également parce que c’est utile mais aussi agréable. Ça m’évite d’angoisser pendant le temps de la représentation. Ça me permet d’être sur la même longueur d’onde que les acteurs. Ce qui est précieux pour leur donner des notes.
YC
C’est une décision qui a été prise pendant Hamlet? L’as-tu prise seul ou est-elle collective?
GM
Oui, c’est beaucoup plus sain, nous sommes dans la même dynamique, nous respirons en même temps. J’ai longtemps dit que je jouerai sans jamais le faire. Avec Hamlet, nous nous sommes organisés pour que je le fasse. C’est donc une décision collective.
YC
Qu’allez-vous prendre de l’expérience des pièces précédentes? Est-ce que le travail mené sur certaines vous servira plus que celui mené sur d’autres?
GM
Tatuffe et Bérénice nous forçaient à une discipline. Hamlet demande une liberté et une entente entre les acteurs qu’on ne peut pas décréter. Le fait d’avoir traversé Tartuffe, Bérénice et Antigone avant nous a mis dans une discipline commune qui nous permet de travailler Hamlet de manière plus approfondie et plus libre. La façon dont nous abordons aujourd’hui en répétition le quatrième acte d’Hamlet, en partant sur de grands pans d’improvisation rythmique et spatiale, va nous servir pour Woyzeck. Il s’agit de confronter des principes extérieurs au texte et de voir ce que ça provoque.
YC
Au cours des répétitions de Tartuffe et de Antigone auxquelles j’ai assisté, j’avais été frappée par la façon dont tu travaillais à la composition du cadre. Les directions que tu donnais aux acteurs pouvaient concerner le placement d’un bras ou la distance entre deux corps. Quand on observe la mise en scène de Bérénice, si hiératique, on peut supposer que la méthode était similaire. Avec Hamlet, où certaines scènes laissent place à une grande forme d’improvisation, cette extrême rigueur spatiale semble disparaître. Comment expliques-tu une telle transformation dans ton approche de la mise en scène?
GM
La rigueur spatiale que tu décris a été dictée par les alexandrins et l’extrême précision des textes de Molière et de Racine.
YC
Le texte de Sophocle n’est pas écrit en alexandrins...
GM
Sophocle c’est une histoire de temps. Il y a de longs pans de discours. Si on essaie de les rendre réalistes, ils deviennent indigestes. Il vaut mieux ne pas bouger ou faire trois gestes fondamentaux. Je veux dire qu’il faut inventer une autre temporalité que celle du discours courant ou réaliste.
YC
En t’écoutant, je me demande s’il ne serait pas juste alors de revenir à cette forme d’immobilité ou de très grande économie de mouvement pour les longs monologues d’Hamlet. Le contraste que ce type de traitement pourrait marquer vis-à-vis des scènes dites du chaos renforcerait les rapports de contraste qui existent déjà par ailleurs dans la mise en scène actuelle et qui sont particulièrement stimulants pour les spectateurs.
GM
C’est vrai. Ces longs monologues sont peut-être ce qui emprunte au théâtre grec chez Shakespeare. La scène dans la galerie recourt déjà à une grande simplicité des déplacements. C’est Grégoire qui est revenu sur la mise en espace de cette scène dans le cadre d’un atelier du matin.
YC
Il disait d’ailleurs lors d’une de nos réunions hebdomadaires que l’interprétation avait strictement surgit du dessin dans l’espace que dessinaient les allers et retours du comédien sur le plateau.
GM
À la différence de Shakespeare qui invite véritablement à jouer parce que tout ce qui est écrit est réversible, chez Racine il y a un souci de perfection qui ne permet pas de s’égarer sur le plateau. Soit c’est clair, soit il n’y a rien.
YC
C’est le jardin à la française qui s’oppose au jardin à l’anglaise.
GM
C’est une relation particulière à la liberté.
YC
On peut se demander alors quelle forme sortira d’un texte allemand. Quel pourrait être le jardin à l’allemande ?... Quelle attitude face à la nature? On peut penser au Romantisme...
GM
C’est l’homme qui regarde la nature et la décrit. C’est ce que nous ferons peut-être avec Woyzeck. Les scènes sont là, et nous composerons la pièce en direct.