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© Pierre-Benjamin Nantel

 

Entretien avec Pierre-Benjamin Nantel
[janvier 2024]

 

Peux-tu nous raconter en quoi va consister cette agence de chorégraphie de proximité ?

Pierre-Benjamin Nantel : En premier lieu, ce sera une plateforme qui permettra à toute personne le désirant d’assister à des performances furtives dans l’espace public. Ces performances auront pour point commun d’être adressées à un petit nombre de spectateur·ice·s (un ou deux maximum) et seront situées sur le territoire d’Aubervilliers. 

Ce projet sera aussi le moyen « d’agencer » des actions qui me tiennent très à cœur comme la création d’un podcast intitulé « démarche située », l’organisation d’une journée d’étude explorant la notion de chorégraphie de proximité et la mise en place d’un rendez-vous mensuel de pratique dansée dans l’espace public : les rendez-vous du G.R.I.F (groupe de recherche en improvisation furtive).

  

Comment ce projet est-il né ?

Pierre-Benjamin Nantel : Cette idée est issue d’une discussion à l’automne dernier avec l’équipe des Laboratoires lors d’une réunion pour préparer cette résidence. Ce qui s’est passé, c’est que j’ai été accueilli en avril dernier pour créer une performance intitulée Bunkai station Quatre chemins. C’est une proposition pour deux spectateur·ice·s sur rendez-vous. La proposition commence sous un abribus, puis se poursuit par une déambulation dans, autour et avec la station Quatre chemins. La performance se termine à l’étage d’un KFC devant une vitre donnant sur le carrefour. À ce moment de la proposition, les spectateur·ice·s reçoivent un casque audio. S’en suit une écoute où s’entremêlent les sons du carrefour et une création sonore originale composée par Maria Sarno. Vue depuis cette fenêtre et en synchronisation avec la bande-son, une danse apparaît et crée un trouble sur le caractère réel et/ou rêvé de la situation vécue. J’étais accompagné dans cette proposition par Natalia Prokofyeva à la dramaturgie, et par Manon Falgoux et Charles Noyerie à l’interprétation.

L’an passé, je partageais ma vie entre Aubervilliers et Marseille où je participais à la FAI AR, un parcours de formation dédié aux arts en espace public. C’est dans ce contexte que je suis venu aux Laboratoires pour créer cette performance. À partir d'août je suis revenu habiter pleinement à Aubervilliers. Et j’ai commencé à proposer cette pièce dans une version solo à des ami.e.s puis à des ami.e.s d’ami.e.s jusqu’à ce que prennent rendez-vous des personnes que je ne connaissais pas. J’étais autonome techniquement, il suffisait de trouver un créneau où tout le monde était dispo et c’était parti ! Ma présence régulière sur le carrefour a créé des interactions avec les habitant·e·s que je ne soupçonnais pas. J’étais reconnu, attendu parfois. Certains vendeurs de cigarettes me donnaient des retours, un soir, l’un est venu me voir en me disant « dis donc c’était mieux ce soir ». Et oui, effectivement, je m’étais mieux senti. Leurs regards étaient bienveillants et même critiques. J’étais le danseur du carrefour. Et en cette fin d’été, j’ai ressenti un plaisir énorme à habiter ainsi chorégraphiquement mon lieu de vie. J’ai joué cette proposition plus d’une trentaine de fois.

Aujourd’hui le KFC a fermé, mais il m’arrive de reprendre cette danse sur le carrefour même sans spectateur·ice·s ayant pris rendez-vous. 

En fait, dans cette proposition il y a trois typologies de public différent que je n’ai pas envie de hiérarchiser. Il y a les personnes ayant pris rendez-vous pour qui l’expérience est adressée très spécifiquement, les personnes qui vivent là (habitant·e·s, vendeurs de cigarettes, commerçant·e·s … ) qui voient cette danse se répéter parfois plusieurs fois par jour et intégrer leurs habitudes. Et il y a aussi les passant·e·s qui peuvent s’arrêter ou non et qui la plupart du temps regardent furtivement la proposition.

C’est donc,  dans l’idée de creuser dans cette direction, de poursuivre cet élan sur le temps long qu’est né ce projet d’agence de chorégraphie de proximité.

 

Et comment imagines-tu mettre en place ce projet dans le cadre de ta résidence aux Laboratoires ?

Pierre-Benjamin Nantel :  J’imagine ce projet en trois temps : création/adaptation, activation, transmission. D’abord je dois adapter/créer les performances. Comme je le disais le KFC a fermé et là je suis dans la phase où je dois réadapter Bunkai station Quatre chemins avec un point de vue final différent. Et voir s’il serait envisageable d’avoir accès à ce point de vue facilement et ainsi pouvoir à nouveau proposer des rendez-vous régulièrement. 

En février, j’adapterai Paupière qui est une performance pour deux spectateur·rice·s assis·e·s à l’avant d’une voiture à l’arrêt. Et en mars, sera créé Prélude à un paysage caviardé, une pièce pour deux spectateur·rice·s assis·e·s à l’arrière d’un vélo-taxi en mouvement. Pour cette nouvelle création, je serai accompagné à la création sonore de Myriam Pruvot.   

J’imagine un temps fort entre avril, mai et juin où je pourrai activer ces différentes performances en continu sur le territoire. Avec Cilio Minella, on a créé une agence mobile en bois s’appuyant sur une remorque de vélo. Ce module nous permettra d’assurer une présence régulière et conviviale dans différents endroits de la ville pour proposer des prises de rendez-vous en direct. 

Enfin à l’automne je proposerai des temps de transmission spécifique. L’idée sera de proposer différents contextes permettant à différents types de public (scolaire, artiste, amateur·ice ) de créer leur propre chorégraphie de proximité. Et voir comment cette idée pourrait essaimer au-delà de ma propre pratique.

 

Est-ce que tu penses ces trois performances comme un triptyque ?

Pierre-Benjamin Nantel : Oui, d’une certaine manière. Ces trois performances ont pour point commun de proposer des rendez-vous pour un·e à deux spectateur·ice·s dans l’idée d’engager une présence dansée régulière sur un site. Chacune de ces performances explore l’espace urbain depuis un point de vue lié au transport. La voiture pour Paupière, les transports en commun pour Bunkai, le vélo pour Prélude. Dans ces trois propositions, on retrouvera l’importance du cadre, des effets d’apparitions/disparitions, un travail sonore spécifique et la volonté de mettre en perspective un questionnement autour des notions d’ellipses, de mémoires, d’archive sensible d’un lieu.

Après, comme plus généralement dans mon travail je vais chercher à créer des «unevent», c’est-à-dire des performances ne faisant pas évènement au-delà d’elles-mêmes. C’est une façon pour moi de chercher à dialoguer avec le chorégraphique quotidien d’un site en rendant quasi imperceptible la présence d’un public et en développant une performativité discrète, furtive et récurrente. L’idée étant de se fondre dans le quotidien d’un site afin de mieux pouvoir dialoguer chorégraphiquement avec lui.

 

Tu es chirurgien dentiste, est-ce-que tu exerces toujours ? Est-ce que ça te manque ? Comment cette pratique impacte ton rapport à ce projet ?

Pierre-Benjamin Nantel : Non je n’exerce plus malheureusement. C’est provisoire et je ne désespère pas un jour de créer la première performance uniquement accessible sur doctolib ! Une performance qui se passerait directement dans un cabinet dentaire et qui pourrait pourquoi pas intégrer le catalogue de l’agence :) 

Pendant la pandémie de Covid je travaillais à la Croix Rouge du 20ème arrondissement de Paris, j’étais responsable du service dentaire, mais j’ai dû arrêter lorsque j’ai commencé ma formation à Marseille. Oui c’est un métier passionnant qui me manque, mais pour l’instant, je me consacre pleinement à ce projet qui va me demander beaucoup d’énergie. Et puis je dois dire que mon désir de soigner et mon désir de créer dans l’espace public participe d’un même goût pour le spécifique. Ce ne sont bien-sûr pas les mêmes enjeux, mais à mon endroit je conçois ces deux activités comme complémentaires. Parce que dans une journée de dentiste tu vois une quinzaine de patient·e·s. Quand bien même deux patient·e·s auraient les mêmes diagnostiques (par exemple, une carie sur la molaire en haut à gauche) et bien ces deux personnes sont nécessairement différentes. Iels n’auront pas la même anatomie, pas le même vécu, pas les mêmes craintes. Le même mot prononcé n’aura pas la même résonance selon les patient·e·s. Bref un soignant passe son temps à s’adapter, à écouter, à observer, à chercher à entrer en dialogue afin de réaliser son soin et en fait, c’est un peu le même engagement que je retrouve dans la création située en espace public. Quand bien même l’intention d’une performance est identique, le site changera toujours, quand bien même on serait au même endroit, on n’y sera pas à la même heure, pas au même jour, ce sera toujours différent. Et c’est cette pratique du spécifique, de l’adaptation et de l’écoute que j’adore.

Là où c’est vrai que je pousse encore plus loin le parallèle dans ce projet, c’est que je réactive une certaine performativité de l’accueil. En tant que soignant j’ai cet entraînement pour enchaîner des rendez-vous individuels. Dans mon parcours de chorégraphe ça m’a d’abord amusé de déplacer cette performativité et puis assez vite j’ai compris tout le potentiel qu’il y avait à imaginer ce type de format récurrent, sur rendez-vous et pour un tout petit nombre de spectateur·ice·s dans l’espace public.

 

Et que permet la récurrence de ce format de performance ?

Pierre-Benjamin Nantel : Cela permet de passer facilement inaperçu. Cela permet de pouvoir traverser des endroits normalement interdits à des représentations comme les quais du métro. Cela me permet un peu, à la manière d’un film sans caméra, de proposer à un·e ou deux spectateur·ice·s des séquences dont on maîtrise le cadrage.

Et puis j’ai aussi compris avec l’expérience que cela permettait, en tant que performeur, de ne pas dissocier dans l’écoute, le site et les spectateur·ice·s. C’est-à-dire de concevoir le temps performatif comme un moment de vie partagé entre le performeur, les spectateur·ice.s convié·e·s et non convié·e·s en pensant l’ensemble comme participant d’un même écosystème.

En fait, la proximité de cette agence est géographique, car proche de mon lieu de vie, mais aussi physique, car les performances proposées engagent une présence rapprochée dans l'espace et dans le temps.

 

Agence de chorégraphie de proximité c’est un peu long, je lis parfois «L‘A.Cho.Pro», est-ce un acronyme auquel tu tiens ?

Pierre-Benjamin Nantel : Oui effectivement je trouve que ça peut avoir du sens de faire ce raccourci. Dans le langage commun lorsqu’on parle de la « co-pro » on parle du syndic de copropriété dans le cadre d’un habitat collectif. Et c’est un exemple de la vie courante d’organisation collective dont l’objet est de prendre soin de l’interface entre l’espace privé / intime et l’espace public. Et donc, compris en ce sens, cet acronyme me plaît car dans ce travail j’ai aussi envie de me situer à cet endroit.

Bien des fois je me balade en ville et je vois de la danse. Je veux dire que je ressens des émotions de spectateur de danse. Et je me demande comment danser avec ? Comment adresser ce regard sur ces danses quotidiennes, fugaces, et furtives ? Comment est-ce qu’un dispositif d’adresse pourrait venir se nicher dans cette interface entre intime et public ? Comment est-ce qu’une danse pourrait se déployer dans cet interstice entre le rêvé et le réel?

 

Agence ? Pourquoi agence ?

Pierre-Benjamin Nantel : Pour agir et être agi, agencer et être agencé ! Et bien un peu à l’image des cartes postales qui sont des objets simples et quotidiens qu’on détourne avec Natalia Prokofyeva pour diffuser un certain regard sur le quartier, une agence c’est une organisation quotidienne dont on peut facilement se saisir. Une agence de voyage, une agence bancaire, une agence immobilière, les agences sont des lieux communs chargés d’être intermédiaire, de faire des liens. L’idée ici, sera de créer une agence qui à l’instar des Laboratoires propose des « services » non pas gratuits, mais donnés, des mises en lien ouvertes au contre don plus qu’à une rémunération. Cette agence proposera des performances qui, de par leurs inscriptions répétées dans le paysage, pourront s’inscrire comme des archives spéculatives, témoins d’une façon d’habiter artistiquement et politiquement son lieu de vie.

 

Entretien réalisé par Bérénice Picot

 

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Résidence 2024
Production déléguée, Les Laboratoires d’Aubervilliers
An partenariat avec Boom structur - pôle chorégraphique à Clermont Ferrand, La Curie - Lieu de création à la Courneuve

 

 

Visuel : © Pierre-Benjamin Nantel