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Entretien avec Samira Ahmadi Ghotbi

 

 

Léa Bosshard : Nous avons choisi de t’inviter à participer à cette recherche depuis la notion de trace telle que la définit Rémy.

« On pourrait définir la notion de trace par l’usage que j’en fais dans l’écriture chorégraphique. Envisager l’écriture chorégraphique à l’aune d’un dépôt de traces, cette notion charrie avec elle les notions de mémoire, de visible, d’invisible, de lisible et de présent. Cette pratique de l’écriture de la trace, puise sa source dans une de mes premières interrogations chorégraphique et vient s’ancrer dans le travail de cartographie de Fernand Deligny. La trace contient à la fois tracé et activité. En somme pour moi, travailler dans un espace est une pratique de composition avec ce qu’il y a, ce qu’il y avait ».

Au moment de l’invitation, nous pensions à tes dessins, où l’espace de la feuille devient l’espace tangible de l’activité du tracé, minutieux, répété, qui lorsqu’on s’en éloigne peut aussi dessiner une cartographie, je pense là au dessin infini et à une série de dessins sans titre que tu as faits en 2015 qui sont dans ton portfolio. Que convoque pour toi, dans ton travail, cette définition de Rémy (qui soulève aussi la question de la mémoire et de son corollaire l’oubli, de la trace et de l’effacement) ?

Samira Ahmadi Ghotbi : Je relie la définition de Rémy sur « ce qu’il y a et ce qu’il y avait » à une phrase d'Alain Schnapp, dans le cycle de cours Une histoire universelle des ruines au Louvre [1]. Il dit : « La ruine est un pont entre le passé et le présent, entre la mémoire et l'oubli ». 
Pour moi cette définition de ruine évoque la notion de trace. La trace est ce qui reste, entre matériel et immatériel, entre visible et invisible. Elle est l'ombre d'un passé et d'un passage. 
Dans mon travail la trace est présente comme une activité ; tracer / dessiner (comme précise Rémy), et aussi comme une manière de rendre visible et lisible la mémoire et à travers laquelle je re-vois l’histoire. 
En ce qui concerne le dessin, la trace est la marque du geste qui se pose sur le papier.  Elle se dessine entre le faire et le suspens, entre le vide et le plein. Elle se révèle dans « l'allure de son geste, dans la force de son mouvement, dans la portée et la légèreté de son trait » [2].
Mes dessins sont construits par la répétition et le tissage de lignes. Il y a quelques temps, j’ai écrit un texte à propos de deux lignes parallèles :

Ces deux lignes n'en forment qu'une, 
La première avance, 
La deuxième la suit, 
La première est un passage, 
La deuxième est son ombre.

Cette ligne diptyque contient donc deux temps ; un premier temps d'écriture et un deuxième temps de lecture. Une répétition qui constitue à la fois le motif et le geste.

Et ça me renvoie aujourd'hui à l’image de l’homme qui danse avec son ombre ; un rituel très ancien, tel que nous le montre Werner Herzog dans son documentaire La grotte des rêves perdus [3]. Dans la grotte de Chauvet en Ardèche, l'homme ancien danse avec son ombre et il la projette sur les figures des lions, des rhinocéros, des ours et des chevaux dessinés ici et là.

« Ces chevaux qui ne partiront jamais sont, comme les danseuses, perpétuellement en “attente”, attente de l'achèvement d’un geste ou d’un spectacle qui n’aura pas lieu ».
_ Jean Paul Bouillon, Degas et son temps, 1988

Dans ces images on voit la superposition des gestes, des lignes, des traces et des temps, entre ce qui est perpétuel et éphémère et entre ce qui reste et ce qui s’efface.

Je pense aussi au texte de Paul Valéry, Degas Danse Dessin, dans lequel Valéry décrit très bien la proximité entre la ligne et le geste :

L’œil veut errer ; la main arrondir, prendre la tangente. Pour assurer la liberté du dessin, par laquelle pourra s’accomplir la volonté du dessinateur (…). Pour rendre la main libre au sens de l’œil, il faut lui ôter sa liberté au sens des muscles ; en particulier à tracer dans des directions quelconques, ce qu’elle n’aime point. 
Giotto traçait un cercle pur au pinceau, et dans les deux sens.

Dans l’idée de tracer un cercle, il y a aussi l’idée de retour, retourner au point de départ. Il s’agit d’un déplacement, pour aller en arrière, vers l’arrière. Giotto est libre de prendre deux directions afin de faire le tour, de dessiner son cercle. Son geste « cheminatoire » donne la dimension et la direction de sa ligne.

La ligne diptyque est différente. Le retour se fait par la répétition et la reprise. Le dessin se fait dans les allers-retours et le croisement des lignes.
C'est sur ce trajet que la ligne et le mouvement se confondent, l'un n'existe pas sans l'autre.
Le geste dépend aussi de la nature de l'espace/du lieu. « Les lieux que l’homme habite et où il construit à chaque fois son rapport au monde » [4].

Selon Gilles Deleuze il existe deux types d'espace : l’espace strié et l’espace lisse. « Dans un cas l'homme organise le désert, dans l'autre cas, c'est le désert qui gagne et qui croît » [5].  
Mais rien n'empêche de marcher tout droit dans un désert ou errer dans une architecture, à la manière de Fernand Deligny.

La feuille de papier oscille entre les deux espaces : un espace strié, dimensionnel, avec un haut et un bas, limité par ses bords et ses angles et un espace lisse, directionnel, blanc et infini. 
Un espace strié pour Sol LeWitt et un espace lisse pour un trajet nomade.

Dans un cas la ligne prend le plus court chemin, celui de la ligne droite, pour aller d’un point A à un point B. Dans l’autre cas, la ligne erre sur le papier, son chemin se perd puis se trouve pour arriver au point d’arrivée.

Je déploie ma pratique du dessin de différentes façons : du dessin géométrique au non-géométrique, des formes organisées aux formes organiques. Ma pratique est minutieuse et nécessite une longue période de réalisation. La forme apparaît progressivement à travers un geste lent. Le dessin révèle une vision du paysage qui se présente à la fois dans l'immense et le minuscule, dans le tout et le détail.

Tout se passe de l'observation à la pratique, de l'expérience à sa transmission. Cet écart entre les deux étapes me permet d'oublier, de faire confiance à la mémoire, et de me souvenir, pour créer d'autre paysage.

Gilles Clément, dans sa leçon inaugurale au Collège de France explique que « le paysage est ce que nous gardons en mémoire après avoir cessé de regarder ; et ce que nous gardons en mémoire après avoir cessé d'exercer nos sens au sein d'espace investi par le corps » [6].

L’arbre coupé dans la cour de notre maison d’enfance existe toujours par son ombre.

LB : En te lisant je repense à ce projet, intitulé De champ aux iris, que tu as réalisé à la chapelle de Chanounat qui développe un autre rapport au dessin, en dehors de l’espace de la feuille [7]. Tu as dessiné au crayon des fleurs sur le mur de la chapelle Batiste qui s’effaçaient au fil du temps, autant par le support du mur en chaux que par le caractère friable du crayon. L’éphémérité des fleurs des champs étaient rejouée sur le mur.

 

SAG : Oui ce travail s’inscrit dans une réflexion sur les saisons. Chaque jour en venant au centre d’art à pieds je cueillais des fleurs, que je dessinais quotidiennement et de façon répétitive sur le mur à la chaux de la chapelle. Comme le jardin que j’ai filmé depuis la fenêtre de l’appartement de ma mère à Mashhad [8], ce bouquet s’inscrit dans un temps défini, sur une saison. Je ne vois ce jardin de Mashhad que lorsque je retourne en Iran l’été. Le reste du temps, quand je ne suis pas là, c’est une ellipse temporelle. Dans l’exposition à Chanonat il y avait ce même rapport à l’éphémère, ainsi qu’au déplacement. Je dessinais la fleur sur le mur au moment de son épuisement. La chaux elle-même fatiguait la fleur car ça faisait beaucoup de poussière. Et le crayon de couleur s’effaçait petit à petit par la chaux qui tombait. La fleur inscrite au mur était à moitié effacée, comme une ombre.

 

LB : Et sur quoi travailles-tu en ce moment ?

 

SAG : J’ai quelques projets en cours qui ne sont pas terminés. Je travaille en ce moment sur une vidéo qui compile une exposition que j’ai vue au Musée d’art contemporain de Téhéran en 2017 sur la collection de Farah Dibâ, la reine d’Iran, qui, avant la révolution de 1979, a acquis un grand nombre d’œuvres d’art occidental, dont un triptyque de Francis Bacon. Cette collection n’a pas beaucoup été montrée depuis la révolution. Elle était cachée dans la cave du musée d’art contemporain de Téhéran. Elle a été montrée en 1999, en 2005 et en 2017. Vingt-deux ans après la révolution islamique, une petite partie des œuvres a été montrée à l’occasion d’une exposition sur l’art minimal, le Pop Art et l’impressionnisme. En 2005, une exposition des œuvres censurées a été organisée pour les professionnels de l’art. L’exposition s’appelait « Le mouvement de l’art moderne ».

Ce qui est étonnant avec ce triptyque de Francis Bacon c’est qu’il devient dans l’exposition que j’ai vu l’an dernier un diptyque, car le panneau central est censuré par la législation islamique. Le titre du panneau est « Deux personnages couchés dans un lit devant des spectateurs », en anglais Two Figures Lying on a Bed with Attendants, 1968. La législation islamique interdit toute représentation de la nudité. Dans cette collection il y avait aussi un tableau d’Andy Warhol qui a été détruit. C’était un portrait de Farah Dibâ, la reine d’Iran. Le triptyque, enfin le diptyque, est accroché sur un mur orange. Le panneau, qui n’est pas exposé, est matérialisé seulement par des clous d’accrochage. Lorsque j’ai visité l’exposition, il y avait un cours de philosophie de l’art auquel j’ai demandé d’assister. J’ai enregistré à ce moment-là un exposé d’un des étudiants sur le triptyque ; je suis en train de monter avec les images. Pendant ce cours, le professeur disait que ce tableau qui n’était pas là était très pâle car il n’était pas restauré, contrairement aux autres dont les couleurs étaient éblouissantes. Le tableau, même dans la réserve, s’efface et devient un tableau fantôme.

LB : Ça me fait penser à cette histoire du musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg qui, pendant le siège allemand en 1944, a été complètement vidé de ses collections pour protéger les tableaux et dont on raconte qu’un des conservateurs faisait la visite guidée pour raconter et décrire tous les tableaux qui n’étaient plus là physiquement mais dont il brossait la description de mémoire.

SAG : Dans la même conférence sur « L’histoire universelle des ruines », Alain Schnapp dit : « Toutes les sociétés doivent choisir un équilibre entre la mémoire et l’oubli. Suivant les périodes, les sociétés détruisent, conservent et cherchent à adapter cet équilibre » [9]. Cet équilibre dépend donc de la politique de chaque Etat. La première exposition de la collection de la reine a été organisée suite à l’élection de Mohamed Khatami, un président modéré. Après l’élection de Mahmoud Ahmadinéjad, un président conservateur, la direction du musée a été changée et la collection n’a plus été montrée, jusqu’à l’élection du prochain président modéré, Hassan Rohani en 2013.

Par ailleurs, j’ai un autre projet de film où je mets en parallèle deux jardins. Le premier est un jardin ouvrier, que je filme depuis la fenêtre de chez ma mère avec un point de vu aérien. L’autre est un jardin familial, qui appartenait à mon père. En persan, le mot jardin est plus global, contrairement au français où il y a différents termes : le potager, le jardin botanique et d’autres. En persan, le jardin désigne aussi une maison qui est entourée par un grand terrain clôt. Ce jardin, que l’on pourrait traduire par la maison de campagne, a été abandonné après la mort de mon père, pendant 20 ans. Aujourd’hui mon frère le restaure. Les images filmées de ce deuxième jardin sont des plans fixes de l’intérieur de la maison, où l’on voit les papiers peints et le tapis. J’ai filmé le moment du nettoyage du tapis, où on tape le tapis à la verticale et où toute la poussière en sort. C’est un tapis fleuri, pas prestigieux, loin de ce que l’on imagine être un tapis persan. Mais ça reste un jardin d’hiver comme le dit Michel Foucault dans son essai sur les hétérotopies [10]. Les motifs de ces papiers peints et ce tapis sont des images avec lesquels j’ai vécue et grandie, même s’il y a une ellipse de vingt ans. Pour moi le motif est le véhicule de la mémoire. Comme élément de l’ornement il emporte avec lui l’histoire, la culture et même la géographie des pays.

Je mène des recherches également sur un autre projet lié à la mémoire et au papier-peint. Ma grand-mère avait une vieille maison, avec un jardin persan. Comme dans la mythologie iranienne liée au jardin persan, le jardin était divisé en quatre parties qui représentaient chacune une saison et une fontaine au centre. 
Parce qu’on avait des soucis financiers, ma grand-mère l’a vendu. Nous n’avons pas réussi à la vendre à l’Etat car il disait que ce n’était plus du patrimoine parce qu’on y avait fait des travaux. On l’a donc vendu à des privés qui l’ont détruite et qui y ont construit à la place un hôtel. Six mois plus tard ma grand-mère a perdu la tête. À ce moment là, j’étais en France et quand je l’ai retrouvée à mon retour, elle n’était plus la même. Elle n’avait plus de mémoire. Je prenais soin d’elle quelques jours par semaine et un jour je lui ai parlé du cognassier de son jardin et de ses confitures. Elle m’a dit que cette discussion lui remontait le moral. Elle s’en souvenait. Alors c’est devenu une sorte de rituel, quand je la voyais je lui parlais de son jardin, des arbres et des plantes qui s’y trouvaient. Un jour j’ai enregistré notre discussion, mais à mon retour en France j’ai perdu l’enregistrement. Pour me rappeler et ne pas oublier ces discussions, j’ai fait une liste des arbres qu’elle avait nommé. Puis j’ai eu l’idée de les dessiner. Et aujourd’hui, j’aimerais en faire un papier-peint pour amener le jardin à l’intérieur, dans un espace domestique. Et pour que les motifs deviennent objet de notre mémoire. Les motifs couvrent les surfaces. Ils sont là pour cacher l’aspect lisse et nu des choses. Dans l’architecture, dans notre lieu de vie, ils sont autant présents à l’extérieur qu’à l’intérieur, sur le carrelage, le papier-peint, les rideaux ou les draps. Les motifs deviennent l’image de la mémoire autant par leurs répétitions que par l’habitude de les voir quotidiennement.
Dans un autre projet, L’histoire de l’escargot, que je développe depuis deux ans, j’essaye d’inventer une légende : l’histoire sera racontée et re-racontée. Elle sera inscrite dans la mémoire par la répétition du récit autant que par l’apparition du motif de l’escargot sur différents objets. Le premier objet de cette série sera une assiette en porcelaine où le motif de l’escargot sera imprimé au fond.

LB : Est-ce que tu sais déjà comment et sur quoi tu vas amorcer ta recherche au stade Sadi-Carnot ?

SAG : Je pense que je vais partir de détails, des choses auxquelles on ne fait pas attention. Ce qui m’intéresse dans le livre Parler de Pierre Alféri [11], sur le poète qui n’écrit plus et la danseuse qui ne danse plus, c’est qu’il y a une impossibilité. Je crois que la mémoire dans mon travail surgit aussi de cette impossibilité. Je suis loin de ma famille la plus grande partie de l’année. Les manques sont des déclencheurs dans mon travail, comme c’est le cas d’un texte que j’ai écrit sur l’archéologie et sur l’impossibilité d’une peinture. Je voulais peindre un paysage de mémoire et retrouver la couleur jaune d’un paysage aride que j’avais vu pendant une visite d’un site archéologique en Iran. Mais après quelques tentatives, il m’est apparu impossible de retrouver la couleur. Donc j’ai commencé à écrire sur l’échec de la peinture et finalement c’est le texte qui devient la peinture qui se termine ainsi : « mais il y a trop de lumière pour voir la couleur » [12].
Au stade Sadi-Carnot, je vais regarder les plantes, les traces qu’il y a, comme la spirale au sol que l’on avait observée quand tu m’as fait visiter le stade. C’est également pour ça que je suis curieuse de commencer ma recherche en même temps que Rémy et des danseurs, pour observer les traces de leurs passages et faire en partie à partir d’elles.

 

 

1/- Cycle de cours « Une histoire universelle des ruines », mars 2014, Musée du Louvre, Alain Schnapp, professeur d’archéologie de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne.

2/- Jean-Luc Nancy, Le plaisir au dessin, Galilée, 2007, Paris.

3/- La Grotte des rêves perdus (Cave of Forgotten Dreams) est un documentaire franco-allemand de 90 minutes réalisé par Werner Herzog et sorti en 2010.

3/- Gilles Clément, Jardins, paysage et génie naturel, Paris, Collège de France/Fayard, coll. « Leçons Inaugurales du Collège de France », 2012.

4/- Gille Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et Schizophrénie, Milles plateaux, édition de minuit, Paris, 1985.

5/- Gilles Clément, Jardins, paysage et génie naturel, Paris, Collège de France/Fayard, coll. "Leçons Inaugurales du Collège de France", 2012, p. 20

6/- Exposition collective « Tropsime(s) », commissariat : Vincent Blesbois, juin 2016, Chanonat.

7/- Film réalisé par Samira Ahmadi Ghotbi en 2015, intitulé Jardin.

8/- Alain Schnapp, op. cit.

9/- Michel Foucault, Dits et écrits 1984 - « Des espaces autres » (conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, pp. 46-49

10/- Pierre Alféri, Parler, P.O.L, Paris, 2017

11/- Le jardin des boutons d’or, 2016

 

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Golshan, 2017
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