«Se tenir compagnie», entretien avec Barbara Manzetti et Pascaline Denimal par Julie Perrin*
Julie Perrin Nous venons de rendre visite aux résidentes de l’appartement gérontologique Les Quatre Saisons à Aubervilliers, où tu passes une journée par semaine depuis janvier 2012. Une des choses qui me frappe, c'est le sourire que tu apportes, la manière dont ta présence modifie vraiment le visage de ces personnes. J'ai l'impression que tu joues, dans ton approche, de cette envie de produire le sourire.
Barbara Manzetti Je me nourris autant de leur aptitude à me rendre le sourire. Il y a une réciprocité. Ce sont eux qui me rallument, qui allument ma performance, laquelle les rallume.
JP Quelles sont tes stratégies pour entrer en communication avec ces personnes? Alors que certains résidents sont malentendants, d’autres souffrent de perte de mémoire. Tu as dû inventer des ruses pour entrer en lien avec chacune d’elle. J’ai été frappée par ta façon de t’adresser aux personnes malentendantes: tu t’approches de l’oreille de la personne, créant d’un coup une proximité et une intimité dans laquelle l’échange est aisé. Ton corps est complètement impliqué, sans distance, proche de la caresse parfois.
BM Le toucher est très important et peu évident au début. Je joue beaucoup sur ma posture. Alors que les résidents m'oublient parfois d’une visite à l’autre, la reconnaissance passe aussi par l'approche physique, une certaine manière de dire bonjour en touchant l'épaule, en s'approchant, en parlant à l'oreille, et justement sans crier. En fait, j’ai aussi appris des auxiliaires, très aimants avec les résidents. Ils me guident et me renseignent. Je travaille beaucoup dans l’imitation. J’ai également observé le directeur qui est en performance. Par exemple dans son approche des personnes qui ont des démences ou des problèmes de mémoire, il va jouer un rôle qui varie selon le résident et la connaissance qu’il en a. Il n'est pas dans un rapport de politesse mais dans un rapport de réalité. Il peut tendre des pièges; il ne les laisse pas tranquilles; il essaie de réveiller quelque chose qui a tendance à s'en aller, à glisser.
JP Est-ce aussi une consigne que tu te donnes?
BM Je ne me suis pas donné de consignes et surtout j'ai dû abandonner tous mes projets dès le premier jour. J'avais plein d'objectifs: par exemple, je voulais écrire à la maison de retraite, je m'imaginais dans la salle commune, pendant que chacun vaquerait à ses activités. Mais l'attente se trouvait ailleurs que là où je pensais. Mon attente, et la leur.
JP Au départ l'enjeu était donc pour toi de résider dans ce lieu pour écrire?
BM Plus que cela: je souhaitais que leur pratique côtoie la mienne.
JP Cela me renvoie à ton projet de résidence au centre chorégraphique de Montpellier en 2010 où tu proposes à des amies, artistes, chercheuses, de venir te tenir compagnie¹. Y a-t-il avec ces personnes âgées une sorte de prolongement de cette idée de «se tenir compagnie»?
BM Le mot compagnie est venu remplacer, dans mon travail, le mot collaboration. L’amitié ne suppose pas de se connaître depuis longtemps, mais que le travail appelle une réciprocité qui n'existe que dans l'amitié. Dans la collaboration, je ressens toujours un trouble lié à ce qui serait le partage d’un intérêt et qui n'a rien à voir avec la compréhension qu'on a de l'autre quand on l'aime. C'est ça que j'ai envie de mettre en jeu. Quand je dis «compagnie», je parle vraiment de «se tenir compagnie». Ainsi, à mon invitation, Marian del Valle venait avec son projet dans mon espace de travail à Montpellier. Cela suppose que mon projet n'ait pas de fonctionnement trop prédéfini: mon projet va fonctionner dans l'espace du sien, et réciproquement. Nos projets se côtoient et s’influencent dans cette vie aux côtés de l’autre presque au quotidien. C'est la même chose à la maison de retraite. Je ne voulais pas y aller en leur proposant des activités ou essayer de prouver que l'art sauverait le monde du troisième âge ! Mais plutôt dans le sens d'un côtoiement et dans l'espoir que l'amitié pourrait se faire une place, même en l'absence de mémoire.
JP Mais tu t'es rendu compte tout de suite qu'il n'était pas possible de simplement se côtoyer, qu'il était nécessaire de créer du lien pour que le projet prenne sens pour toi.
BM Oui, il fallait que mon projet prenne la forme de leurs pratiques quotidiennes. Ma pratique d'écriture devait trouver place ailleurs, à un autre moment. Vu le nombre de personnes et de relations (ils sont une quinzaine), je ne pouvais pas, dans la courte durée d’une journée, retirer du temps aux échanges possibles. J’y tisse des liens proches de l’amitié. Dans l’ouverture publique, j'utilise des stratégies diverses dans ma manière de m'adresser aux spectateurs/trices que souvent je ne connais pas : des stratégies d’adresse qui viennent de mon travail à la maison de retraite. Ce sont les stratégies de l'amitié, d'une certaine connaissance de l'autre, beaucoup plus intimes. En revanche, la maison de retraite engage aussi d'autres endroits du travail que même l'amitié n'avait jamais engagé pour moi et qui renversent ma pratique même du projet. Par exemple, jouer aux dominos ou aux triominos est une pratique possible de ce travail de compagnie, de complicité et de réciprocité pour communiquer avec cette dame que je t'ai présentée, qui est sourde et dont c'est la seule activité porteuse d'énergie, d'envie et de combativité. En dehors des moments où elle joue, elle est repliée sur elle-même.
JP Parmi tes stratégies, on dénombre donc: le toucher, jouer de la posture, trouver le sujet de conversation ou l'objet dans la chambre qui fait qu'une relation pourra s'instaurer avec chacun/e des résident/es. Tu dis que la situation est semblable aux ouvertures publiques, mais la grande différence est quand même que là, il n'y a pas de public. L'absence de public change le caractère de cette réalité que tu es en train de créer.
BM Ça lui donne une importance fondamentale dans le reste de mes activités parce que là, la performance est absorbée par son contexte. Elle est une réalité. Mes stratégies de communication, mes stratégies performatives prennent un sens dans la vie réelle de ces personnes et dans la mienne aussi. Les émotions qui naissent de ces moments sont réciproques. Il n'y a pas de fausse émotion chez moi, je ne joue pas un rôle. Je parle de performance parce que j'utilise des stratégies, mais humainement je suis très affectée.
JP Comment t'es-tu préparée à ça? À ces affects? Tu m'as parlé un jour de cette rencontre avec la démence ou la perte de mémoire et que c'était assez troublant pour toi de voir comment tu pouvais entrer en relation avec ce rapport complètement inhabituel à la logique. Comment est-ce que tu te situes dans cette rencontre? Quelle conscience as-tu de ce que tu apportes et de quelle est ta place?
BM Je ne suis pas donné de limites quant à mon investissement personnel dans ce projet. Franck Ybert, le directeur, m'a d'abord donné beaucoup d'informations sur les résidents qu'il connaît très bien. Si ces personnes sont dans un appartement gérontologique, c'est qu'elles rencontrent des limites dans leur autonomie. Nous avons gardé l'habitude de parler de l'avancement de l'expérience. De son côté, il remarque des changements et me donne beaucoup de conseils. Le premier qu'il m'a donné au bout de deux ou trois mois de présence était: «Continuez de la même manière, sans essayer de vous spécialiser car j'ai remarqué des réponses. Par exemple cette personne atteinte de la maladie d'Alzheimer et qui ne communiquait presque pas, j'ai remarqué qu'elle vous donne la main, vous sourit et qu'elle aime discuter avec vous». Autre exemple: j'ai remarqué qu'une dame atteinte de démence utilise des stratégies de défense lorsque je suis face à elle. Si je lui dis «bonjour» elle me dit «ah, ils sont partis»; si je souris, elle sourit aussi; bref, je suis plutôt un miroir. Mais si je m'installe à côté d'elle et que nous passons deux ou trois heures ensemble, alors c'est elle qui mène la conversation et elle m'utilise comme un personnage. À certains moments, elle m'appelle «maman», ou bien me parle comme si j'étais son compagnon, puis son amie ou alors comme si j'étais son prétendant: «Écoute, on ne va pas se marier, on est trop vieux». Je joue successivement tous ces rôles et surtout je suis les informations qu'elle donne. Il y a beaucoup d'endroits absents dans son discours: le nom des choses, le verre n'est plus un verre mais un machin, un homme qui s'appellerait Gérard devient un Pierrot, un lieu comme la Courneuve devient Machin. «Je suis allée à Machin avec un Pierrot.» Tout est très vague, alors j'essaie de lui retourner des outils qu'elle a perdus: «C'était peut-être un vélo? Une voiture?» J'essaie de ramener des objets, des personnes et aussi une mémoire de ce qu'elle m'a raconté depuis qu'on se connaît. Quand j'ai raconté au directeur qu'en me mettant à côté d'elle, elle était beaucoup plus cohérente, et qu'elle avait des difficultés dans la frontalité, il était étonné car sa démence s'appelle «démence frontale».
Ainsi M. Ybert m'a encouragée et je me suis servie de sa manière à lui de s'adresser aux résidents. J'ai tout de suite remarqué qu'il a un certain jeu de présence avec chacun. Je l'observe pendant le moment du repas, qui dure environ une heure et demie, où l’on est tous dans le même espace. On «joue» chacun à une table différente. Parfois ça communique. Ma performance se nourrit des informations qu'il me donne et de sa manière à lui d'approcher la situation, en tant qu’infirmier gérontologique avec des connaissances médicales que je n’ai absolument pas.
Je n'ai pas l'objectif de ramener cette dame dans notre réalité; pour moi sa réalité en est une et j'ai plutôt envie d'essayer de connaître la sienne. Je n'essaie pas de la détromper en disant «regardez, il n'y a personne en face de vous, pas de vélo».
JP Tu rentres dans son histoire et la considères elle aussi comme une performeuse?
BM Complètement. On arrive aussi désormais à écrire ensemble. J'utilise avec elle certains de mes outils de travail en performance comme le post-it. Si elle commence à écrire mon prénom «Bar…» en cours de route le trait devient comme un électrocardiogramme, le mot se transforme en zigzag. Néanmoins, on a réussi à écrire un texte toutes les deux, ensemble. Elle regarde l'écran d’ordinateur où elle parvient à lire si c'est écrit en capitales, on relit ensemble... Avec les autres, ça passe davantage par la parole. Il y a eu aussi des refus à accepter ma compagnie: une dame m'a tout de suite dit «vous savez, je n'ai pas besoin qu'on s'occupe de moi». Elle m'a quand même appris pendant le repas qu'elle avait travaillé à La Poste, alors j'ai utilisé cette information pour entrer en contact avec elle. J'ai acheté des timbres et la fois suivante je les ai mis sur la table, mine de rien, en me plaignant qu'il n'y ait plus de séries de timbres avec des fleurs et qu'ils sont tous autocollants alors que j'aimais bien lécher les timbres. Là, on est rentré en contact. Souvent je me plains aussi, parce que là tout le monde se plaint. Un jour, j’entre en disant que j'arrive de la poste de Pantin où ils ont mis des automates partout et qu'il n'y a plus personne derrière les guichets. «La Poste de Pantin? - Mais oui, la poste de Pantin!». Ainsi, c'est par ce lieu, où elle a travaillé pendant plus de trente ans, qu'on s'est rencontrées. Mais c’est un peu notre seul point de rencontre. C'est comme ça qu’elle est rentrée dans mon écriture, avec son apparence physique et sa manière de bouger.
JP Tu dis qu'elle est rentrée dans ton écriture?
BM Elle habite une page du livre; elle flotte dans sa robe bleue. Dans le livre, c'est quelqu'un qui s'en va.
JP Ton projet de livre est né avant celui d'être résidente une fois par semaine à l'appartement Les Quatre Saisons. Au départ, le sujet du livre n'était pas du tout l'appartement. Est-ce que tu fais maintenant un livre issu de cette expérience précise?
BM La pratique de l'écriture a commencé en 2010 au CCN de Montpellier. À ce moment, plutôt que de prendre l'espace physiquement, je suis restée assise. La mort réelle d'un proche m'a immobilisée, ça a renversé mon rapport au corps et m'a amenée à chercher un autre endroit pour y déposer mon travail. La vidéo a été pendant plusieurs années le lieu où je pouvais déposer ma performance, y faire entrer des personnes et les garder dans le travail. Puis ça a été l'écriture. Le projet de livre est né au moment où j'ai remarqué qu'en me déplaçant, mes modalités d'écriture, mon style changeaient complètement. De même le contenu, qui est assez autofictionnel ou autobiographique, virait, changeait de décor. C'est ça que j’ai trouvé intéressant.
JP Tu retournes sur certains lieux pour y retrouver un certain style d’écriture. Donc la question du lieu est inextricablement liée à celle du contenu et du style.
BM Oui. Même si certains objets, certaines personnes viennent de mon histoire, de mon passé. Ce livre est devenu l'expérience d'un territoire. L'appartement gérontologique, comme la salle de boxe à côté des Laboratoires d’Aubervilliers, comme la bibliothèque ou l'église de Sainte-Marthe sont les nouveaux endroits du territoire qui pourront conduire l'histoire ailleurs. L'appartement gérontologique a une empreinte beaucoup plus forte que les autres lieux, car il change ma perception des lieux que je connais déjà. Fréquenter l'appartement gérontologique a changé ma manière d'appréhender les Laboratoires, ou d'appréhender les ouvertures publiques. Avant je ne tenais pas compte des personnes âgées et de leur manière de pratiquer l'espace. Je suis plutôt quelqu'un d'assez brusque, je ne me pose pas vraiment la question du confort des spectateurs. L'accueil peut être assez spartiate. Là, il faut trouver une délicatesse – question qui ne m'avait jamais traversée.
Un autre élément important: l'absence de mémoire à court terme s’introduit désormais dans l'écriture. Je suis dans une écriture sans mémoire; les éléments contenus dans le reste des textes qui composent cette forme de livre, reviennent mais perdent leur nom, sont en disparition. L'appartement gérontologique m'aide à glisser vers la fin du livre et vers la fin du projet. Jusqu'ici dans mon parcours, je n'ai jamais voulu créer d’objet fini. Dans cette résidence, j'ai souhaité garder une sorte de cheminement dans les projets qui fait que d'une ouverture publique à une autre, ce ne serait jamais la même chose, on irait toujours vers l'avant. Or, je me rends compte qu'à un moment donné on ne va plus vers l'avant, on est dans une sorte de spirale et de glissement vers la fin. C'est vraiment la première fois que j'envisage la fin: comment les choses finissent, s'éteignent, comment la voix baisse, comment les contenus se désagrègent, comment les mots sont oubliés, comment on finit. Ce projet de livre arrive au moment où quelqu'un meurt; presque la moitié des contenus du livre a à voir avec ce qui continue de résider en nous quand l'autre est parti, ce qui reste de la relation à l'autre une fois qu'il est mort, quels sont ces liens, comment on continue de les alimenter, comment on est lié charnellement avec quelqu'un qui n'a plus de corps. C'était ça aussi, pour moi, la proximité avec la danse. En tant que danseuse, je m'intéressais à ce mouvement de mourir, de se décomposer et peut-être de persister dans la chair de l'autre. Ici, avec l'appartement gérontologique, c'est autre chose. C'est un autre mouvement: celui d'aller vers la fin, vers la mort.
JP Tu as trouvé là comme un modèle de récit, troué par la perte de mémoire qui peu à peu désagrège les choses. Pourtant, quand je te vois à l'appartement gérontologique, tu ne travailles pas sur la fin, mais sur la vie: tu viens pointer toute la vie qu'il y a dans ce qu'on considère généralement comme le lieu de la fin.
BM Il y a là quelque chose de différent de mes autres relations, de mes autres amitiés: on ne construit pas. Je suis témoin des pertes chez certaines personnes. Les auxiliaires de vie et moi sommes témoins de quelque chose. Nous sommes tous les acteurs et le décor de cette maison. Tu as peut-être constaté l'attention que porte la cuisinière à sa coiffure, tout le monde est très attentif, aussi bien à soi qu'aux personnes qu'il faut pour certaines habiller, coiffer, maquiller… Il y a une apparence qui est aussi une construction. J’y suis attentive également. D'ailleurs Franck Ybert s'amuse à commenter mes choix vestimentaires. Cet hiver je portais une robe verte pour rappeler qui j'étais à un monsieur qui m'oubliait toutes les vingt minutes. C'était cyclique, je m'approchais de lui et il ne savait plus qui j'étais alors je lui disais: «Je suis la dame verte, Barbara, vous vous souvenez, nous avons dansé la valse?» J'ai aussi commencé à lui raconter des choses qu'on n'avait pas faites ensemble et qui me semblaient chouettes à rajouter à nos expériences communes. Le directeur me pointait du doigt d'une autre table et disait: «Regardez la dame verte, vous la connaissez?» Ou alors il raconte à une dame que je suis de la famille des marsupilamis, un croisement entre un singe, un léopard et un chat. L'accompagnement des auxiliaires est constant et tous se doivent d'être toujours au meilleur d'eux-mêmes. Ils sont dans une performance faite de bonne humeur, de présence, de beaucoup de patience. Ce que j'appelle performance l'est aussi pour eux. Ils ne se limitent pas à accomplir un certain nombre de tâches. Ils ramènent à l'intérieur de leur travail toute leur joie, leur présence, la bonne humeur et sont vraiment conscients de l'immobilité et de la lenteur alentour.
JP Ce que tu apportes, c'est aussi beaucoup d’imaginaire.
BM Oui, mais c'est aussi assez terre-à-terre.
JP Tu leur apportes des magazines, des photographies, des histoires…
BM Oui, des histoires qui sont souvent personnelles et banales.
JP Mais aussi des histoires fantasques! Quand tu dis à la dame qu'on va lui amener un kangourou comme animal de compagnie, elle comprend tout à fait ce que tu lui dis et elle joue le jeu de cette fantaisie-là. J'imagine que le niveau d'échange n'est pas le même entre les auxiliaires et les résidents?
BM Oui et non. Par exemple, un des auxiliaires prête son histoire familiale à cette dame qui n'a pas de famille. Quand tu ouvres son carnet de photos, tu découvres l'auxiliaire avec sa fille dans les bras, ce sont vraiment des photos de sa famille. J'ai trouvé ça très fort. Leur engagement dans ce travail ne se limite vraiment pas aux tâches qu'ils doivent accomplir. Ils les lavent, les habillent et s'occupent de leur linge, comme de combler ces manques affectifs. Ce n'est peut-être pas lié à l'imaginaire, mais c'est lié à leur engagement personnel. Leur présence nourrit beaucoup mon imaginaire.
JP Ce qui est troublant c'est combien toutes les frontières qu'on pourrait imaginer n'existent pas: le travail et la vie privée se mêlent par ce cadeau des photos de famille ou bien toi qui te présentes comme performeuse considères que ces gens sont devenus tes amis et que tu ne cesseras pas de les voir au bout d’un an. Il y a dans tous les cas une attention à l'autre, ce que tu appelles une amitié, avec d'un côté des objectifs de soin, de l'autre de «soin de l'imaginaire».
BM J'ai l'impression que nous partageons la même absence de limites personnelles. Je pense que leur expérience les atteint autant qu'elle m'atteint. En revanche c'est difficile de savoir comment cette expérience nourrit autre chose dans leur vie personnelle. Moi, j’ai mon projet.
JP … que tu rappelles régulièrement aux résident/es.
BM En amener certain/es jusqu’aux Laboratoires d’Aubervilliers a été important. La première fois, on a dû se demander si le lieu était vraiment accessible aux personnes âgées. On leur a montré le lieu, offert un thé et parlé du projet. Dans le présent, la conversation se fait, mais il n'en reste rien. Certains ont totalement oublié leur visite.
JP Tu m'as dit n'avoir jamais supporté le studio de danse et qu'assez vite, quand tu étais interprète en Belgique, tu travaillais plus sur le chemin qui conduisait au studio que dans le studio lui-même. De même tu ne t’isoles pas pour écrire et choisis plutôt de t’installer dans des lieux publics. Le rapport de ton travail aux lieux est singulier.
BM Deux éléments sont indispensables au travail: le lieu et l’autre. Le lieu est le point de départ de mon projet, je ne m'abstrais jamais de l'endroit où je me trouve. Concernant le rapport à l'autre: je ne me suis jamais intéressée à mon corps autant que j'ai pu m'intéresser au mouvement des autres. Et notamment le mouvement banal de chacun dans la ville, qui me traverse beaucoup plus que le supposé mouvement chorégraphique. Justement parce que je suis danseuse. La danse en studio est une pratique que j'aime mais qui me fait souffrir parce que j'ai besoin d'un rapport constant à la réalité extérieure. Le travail n'est pas une manière de s'extraire de la réalité pour en proposer une nouvelle mais est une tentative d'appréhender la banalité, la normalité et d'en faire quelque chose de vivant. C'est ce qui m'a fait quitter le studio, ce qui m'a fait un peu quitter la pratique du danseur telle qu'on la connaît. Mon entraînement à moi, c'est de marcher, marcher, marcher, regarder, regarder, écouter, un peu comme ces individus curieux qui parlent à tout le monde. Je suis comme la personne qui s'assoit en face de toi dans le métro et commence à te raconter un truc. Quand je travaille, je me force à aller vers les gens alors que ce n'est pas du tout dans mon caractère. Au départ, au lieu de m'échauffer en studio je traversais la ville pour rejoindre le studio, où je m'ennuyais terriblement. Je suivais les gens sur leur parcours et utilisais les qualités d'empathie qui sont celles du danseur pour saisir les sensations de mouvement, les émotions que je voyais chez les autres. Ainsi j'ai travaillé pendant des années en réduisant mon vocabulaire chorégraphique à ce que tout le monde peut faire chaque jour: se lever, être assis, marcher. De la même manière je me suis écartée de l'espace scénique, non pour remettre cette réalité-là en question, mais parce que je m'intéresse au territoire.
JP Tu avais aussi créé une structure semi-clandestine d'intervention artistique, avec une pratique d'affichage, d'édition, de performance dans des contextes publics et plus privés. Il y a presque quelque chose de l'ordre d'un activisme poétique et politique?
BM C'était en Belgique dans les années 1990 avec Sofie Kokaj. Ça s'appelait «Où Nul Théâtre-Théâtre». Parmi les luttes politiques, revendiquer l'intimité est important. L’intimité (un mot que les hommes n'aiment pas du tout) était aussi une notion liée à ce travail – un travail de femmes. C'est très important de le souligner.
On a pu reprocher à ces formes déambulatoires dans mon travail, toujours en devenir, en recherche d'elles-mêmes, de ne pas être des objets artistiques.
JP On entre là dans un débat sur la définition de l'art… Tu appartiens à ce courant artistique depuis Marcel Duchamp, John Cage ou Anna Halprin qui pense l’art comme processus et joue du rapprochement entre l’art et la vie.
BM Aller chercher l'art dans la normalité. Le lieu du théâtre est aussi souvent lié à un moment exceptionnel alors que c'est parfois au bar du théâtre que se passent les moments forts de rencontre avec le public, où l'art et la vie convergent. Je suis assez vite allée vers l'espace public, en essayant de garder l'expérience en route.
JP Quand tu dis «je suis danseuse», c'est une identité importante pour toi? Plus que «je suis artiste» ou «je suis écrivain»?
BM Ah oui! Je ne suis pas écrivain! Ce format de livre est la continuation d’un parcours. Dans l’espace public, j’ai dansé sous le pseudonyme de «Transport public» dans un bleu de travail qui me permettait de me glisser dans les chantiers. Je reprenais les gestes des ouvriers jusqu'au moment où quelqu'un me remarquait et alors je m'en allais mine de rien. Cette danse disparaissait dans le contexte du quotidien, elle n'était pas tout le temps visible. Il y avait aussi des retours à l'espace scénique qui posaient la question de comment utiliser une scène théâtrale autrement. J'ai collaboré avec des éclairagistes, des costumiers, des scénographes, avec lesquels on a essayé de ramener nos pratiques sur une scène plus ouverte.
JP Encore une fois tu rassembles des pratiques. Tu dis être contre la direction d'acteur ou contre la direction de tes collaborateurs: chacun fait ce qu'il a à faire.
BM Oui. On pourrait très bien décider d'aller dans un centre chorégraphique toutes les deux et de se partager le temps de représentation, chacune avec son travail. Ce n'est plus une collaboration. C'est très difficile de convaincre les intervenants d'opérer comme ça parce qu'ils entrent quand même dans mon propre fonctionnement. Par exemple je considère que les spectateurs participent à mon travail et c’est pourquoi je ne veux pas le préparer... sinon dans les discussions, dans la rue, chez moi. La performance se fait avec les spectateurs, elle n'existe pas avant. C'est un élément du présent, c'est quelque chose qui nous appartient et je ne veux pas manquer la possibilité de ce qui arrivera en dirigeant le futur. Je m'y prépare mais je ne décide pas. C'est ainsi dans mon travail depuis très longtemps. Mes contemporains, une pièce que j'ai faite ici en 2006, était accompagnée d'un film, alors que la performance se faisait avec les gens. Ainsi Damien Arrii, qui était à l'époque le directeur technique des Laboratoires, était devenu acteur et complice malgré lui. Tout ce que je fais est indissociable du reste, des personnes avec qui je vis.
JP Tu as présenté Mes contemporains en Belgique…
BM Oui, à Montpellier également: il y a donc trois versions, mes acolytes étaient ma voisine Corinne Lamesch et un acteur de Bruxelles Bruno Marin, tous deux personnages dans le film. Ils m’ont accompagnée à Montpellier et à Bruxelles pour refaire un film dans le territoire totalement différent d’Aubervilliers. Mon beau-père, ma belle-mère, l’ex-copine de mon ex, et l’ex-ex-copine de mon compagnon n’ont pas suivi.
JP Diffuser une pièce revient à la réinventer dans un nouveau contexte.
BM Ce qui me plairait, c’est de déplacer les Laboratoires, c’est-à-dire d’aller dans un autre lieu avec l’équipe des Laboratoires. C’est un fantasme, certainement. Par exemple Barbara Coffy accompagne quotidiennement le projet, on s’écrit sans arrêt. Puis Claire Harsany, Alice Chauchat, Tanguy Nédelec, Anne Millet, Virginie Bobin, Pauline Hurel... me donnent beaucoup de leur temps. Les Laboratoires, c’est une architecture, petite et grande salles… mais c’est aussi une équipe. Le projet est constamment alimenté et redirigé par la lecture que chacun/e peux en faire. J’aime le savoir et me laisser déplacer. Yvane Chapuis qui était dans les précédentes directions des Laboratoires est quelqu’un d’important dans la formulation de ce que je fais. C’est Yvane qui m’a dit que je faisais du hors-scène, je n’avais jamais réfléchi à ça.
JP Tu fais ce que j’appelle «une danse en situation». La situation est à la fois temporelle et spatiale, contextuelle: elle vient nourrir ou faire bifurquer un projet.
BM Et donc le mouvement du projet vient vraiment des autres. Je suis, mine de rien, assez contemplative!
JP Tu as une façon d'intégrer l'alentour proche, comme lorsque tu avais invité les boxeurs qui s’entraînent à côté des Laboratoires. La frontière entre réalité et fiction se trouble. Lors de la dernière ouverture publique, tu as insisté sur l'importance pour toi de la réalité, qu'elle entre dans la performance. Tu soutenais cette affirmation en regardant dehors à travers la porte vitrée. À un autre moment tu as expliqué que désormais tu préférais écrire plutôt que faire des performances parce que l'écriture te permettait de dialoguer avec Virginia Woolf ou d'autres personnalités que tu n'as et n'aurais jamais pu rencontrer. Tu instaurais une hiérarchie entre écriture et performance qui s’effondrait de fait, puisque ton récit permettait de faire entrer Virginia Woolf dans la performance! Il y avait un hiatus entre l'appel à la réalité concrète et le fantasme, la fantaisie affective permanente. On est sans cesse dans cette tension entre deux choses, tension que je trouve très réjouissante en temps que spectatrice, la manière subtile dont tu passes sans cesse d'une réalité à l'autre en t'adressant aux spectateurs. Tu t’adresses à l’un de manière proche, intime et lui parles concrètement de comment il est, de ce qu'il porte ou d'un geste qu'il a fait; puis d'un seul coup tu l'intègres dans ta fiction.
BM Par exemple, à un moment je me suis adressée à Vincent Dupont en lui racontant qu'il était entré dans le livre et de quelle manière: dans une scène assez gérontologique dans laquelle il était très vieux et moi aussi. Je lui ai fait porter un personnage du livre qui n'est pas lui. À l’appartement, je suis moins stratège. Parfois aussi un peu à vif. Une de mes stratégies, notamment, est la sincérité. La vérité est toujours la chose la plus déroutante et fantasque que j'arrive à amener en performance. Par exemple en disant que j'abandonne la forme et que je me penche uniquement sur le contenu de mon travail, que donc «ce sera un livre ou un parfum». À l'appartement gérontologique, je suis démunie de certains outils performatifs. Car les gens y sont très fragiles, et réciproquement je me sens moins en force. Quelque chose se fait là-bas qui ne se fera jamais ici pour moi et c'est ça qui m'intéresse, que ce projet appartienne à son lieu. Quand je dis – on croirait une blague – que le travail à l'appartement provoque un vieillissement du projet, en fait c'est vrai: le vieillissement est très présent dans mes pensées.
JP Tu réponds aussi à cette attention au vulnérable par son contre-point, avec beaucoup d’humour. Tu disais à une résidente qu'on est allée voir, en serrant les poings comme pour boxer: «Tu aimes te battre!»
BM Cette dame ne reconnaît pas certaines expressions. Si tu lui dis «Allons-y!» elle te regarde sans se lever, elle ne comprend plus «Allons-y». Alors tu essaies «On y va?», «Alors, vous venez?» et puis tu lui prends le bras, elle te sourit mais elle ne vient pas. Alors une fois je lui ai dit en faisant des grands gestes: «Allons-y! Partons en direction de la muraille de Chine, nous traverserons le pays!» Et là, morte de rire, elle se lève et me suit. Donc j'ai essayé plusieurs méthodes dont celle des poings fermés. Souvent elle trouve ça drôle et a envie de me suivre, même si en plein milieu du chemin elle décide de revenir dans sa chambre! Ces quelques gestes absurdes sont restés.
À un moment donné, l'écriture est devenue utile, quand j'ai invité Christian Olivier à venir lire dans la chambre de cette dame le texte que nous avions écrit toutes les deux alors qu'elle ne me reconnaît pas, qu'elle ne sait pas qui il est, qu'elle ne reconnaît même pas sa chambre. Mais dans ce texte il est question de sa commode que sa mère a achetée, du tableau qui est au mur et pendant disons trois minutes elle reconnaît la commode, le tableau, le nom des choses et me reconnaît aussi. Ça a été un moment de joie commune, qui s'est vite évaporé.
JP Le projet de livre fait retour dans l'appartement. Tu lis des textes, tu laisses des textes à lire…
BM Oui, je leur donne des textes à lire. Par exemple j’attire l’attention d’un monsieur qui lit beaucoup la Bible et connaît par cœur le livre de la Genèse sur la description du jardin d'Éden. Je lui pointe le texte que j'imprime en gros. Il ne va pas forcément le lire; il joue le jeu de recevoir le papier mais l'utilisera peut-être comme cette autre dame, pour emballer son pain ou le gâteau qu'elle ne mange pas tout de suite et emmène dans sa chambre. Alors le texte devient un paquet. Pour moi c'est excellent, cette transformation.
JP Cette idée de donner un texte à une personne particulière appartient pleinement à ton projet.
BM Oui. Le livre deviendra un vrai livre dans quelques mois, mais ce qui m'intéressait du texte, c'est le réservoir que ses pages constituent et la manière dont on peut transmettre ce réservoir à des personnes qu'on connaît plus ou moins, qu'on croise dans la rue. La personne amène chez elle le texte, le prend dans son appartement, dans sa poche, dans son bureau. Il y a une transmission des contenus et la personne en fait quelque chose. L'année dernière à l’espace Khiasma, j'ai eu la preuve d'une certaine transmission de mouvement. Parce que l'écriture pour moi est un mouvement, c'est une activité, une pratique qui me rend vraiment heureuse. Je ne veux pas tant transmettre mon écriture que cette pratique du quotidien. Peu importe qu’on trouve mon texte bien, je suis sensible à ce qu'on en fasse quelque chose. À Khiasma, j’ai tendu, de manière très informelle, un texte: «Tenez, j'ai écrit ça. Est-ce que vous voulez bien le lire?» La personne à côté le lisait puis me donnait un avis: «Ah, j'ai remarqué qu'à cet endroit, j'ai eu envie de pleurer. Pourtant votre texte n'est pas triste. Je me demande si c'est à cause de la ponctuation». Et le lendemain la même personne revenait vers moi me montrer des photos ou des dessins. «Tiens, je voulais vous montrer, puisque vous avez partagé votre écriture, regardez …». Il y a souvent eu de vraies conversations, on ne m'a jamais prise pour une «auteure» ou une «artiste», on m'a prise pour quelqu'un qui est là et qui propose «j'ai fait ça. Et vous, qu'est-ce que vous faites?» C'est un peu ça l'enjeu.
JP On retrouve l'idée de se tenir compagnie, d'entrer en rencontre…
BM … et d'échanger des pratiques. Faire voyager le travail et le partager avec un public hétérogène: je fais du porte-à-porte, je mets des textes dans les boîtes aux lettres de certaines maisons qui sont entrées dans le texte. «Chère madame, le mur rouge rouille de votre maison est entré dans mon texte, je me permets de...». Je laisse un numéro de téléphone, mais personne ne m'a jamais rappelée. Ça peut faire peur quelqu’un qui observe vos murs! Ah tiens, voilà Pascaline!
Elle a beaucoup influencé le projet. Pascaline c'est la délicatesse. On est amies et on parle tout le temps du travail et de sa place dans le travail. Cela donne une certaine texture à notre histoire.
Pascaline Denimal Oui, vu de l’intérieur c’est un échange de discussions, de mises en observation de nos processus respectifs, ceci crée du champ à nos questions et une circulation en nous et entre nous. Dans le processus de travail de Barbara, l’ouverture est si large que je pourrais déplacer le focus constamment et devenir volubile mais ma proposition se doit d’être aigüe et poser la question du regard; en tant que participante je me dois d’être plus émergente, je me pose en présence, mon regard pratique et je deviens une spectatrice active, tout est réflexif, ainsi le cadre performatif se construit comme un dialogue à travers cette relation, l’extension du territoire s’auto-génère .
BM Pascaline remarque des choses que je ne vois pas, avec beaucoup de finesse. Ça nourrit mon point de vue sur l’appartement gérontologique où nous sommes allées ensemble parfois.
PD Il y a chez toi une générosité frontale qu’il ne m’est pas évident d’assumer. Je me maintiens à un point de distance où tu n’es pas, tu es vraiment dans la matière engagée, ton intention est sagittale.
BM J’ai demandé à Pascaline de m’accompagner pour le côté performatif du projet: comment sort-on de l’appartement? Comment cela devient-il un livre qu’on va distribuer? Nous avons commencé lors de la première ouverture publique qu’on a faite ensemble, en septembre 2011.
JP T’accompagner, c’est entrer dans le livre?
BM Pascaline ne doit pas devenir en cours de route un objet de mon travail. On est côte à côte et je suis dépendante de ce côtoiement parce que l’amitié est constitutive de mon travail. J’ai besoin de son point de vue construit à l’intérieur de ce qu’on fait. Je ne cherche pas un miroir. Voir comment elle comprend ce projet et ce qu’elle en fait produit déjà une transformation. Pascaline pour moi est le premier regard – un regard critique aussi.
JP Est-ce pour cette raison que tu as invité à l’appartement Audrey Gaisan, Alice Chauchat, Sabine Macher, Joris Lacoste, Tanguy Nédélec, Philippe Pommier, Christian Olivier, Abdel Kouissi et Bruno Marin?
BM C’est pour permettre l’influence de l’appartement sur le travail artistique d’autres personnes. Que cela fasse dévier quelque chose dans leur manière de faire. Pascaline est dans le projet d’une manière plus sophistiquée: elle est en train de construire ce qu’elle serait elle-même en tant que personnage dans mon travail. Le personnage d’elle-même. Le cadre performatif avec moi est spartiate : on ne sait pas où on va, on est mis en danger. Pascaline a ses dispositifs qui ne sont pas du tout les miens. Et en même temps elle reste dans les limites de ce que je propose. Qui est dépouillé.
PD Lors de la dernière «ouverture publique», j’ai choisi d’amener des éléments et des objets constitutifs de mon identité, dans le grand cadre de la performance, j’ai crée un petit cadre amovible ou je restais disponible, un espace qui permettait aux autres de déplacer le focus d’interaction de l’espace. Il y avait deux ou trois éléments structurants qui m’étaient complètement personnels d’un point de vue identitaire. Et il y avait ce qui nous reliait toutes les deux, en lien avec l’appartement gérontologique, par exemple la photo de mes parents, qui date de 1965 ou 1963. Cette image paraissait plus vieille et parlait aux gens de l’appartement qui ne viendront pas forcément voir la performance. Il y avait aussi un morceau de toile cirée qui était en lien avec leur quotidien. C’est du domaine de l’inconscient collectif et en même temps c’était décalé...
BM Pascaline va amener aussi un aspect spirituel. Dans le livre elle n’est pas un personnage défini. Pascaline est un regard. Elle est dans le texte quelqu’un qui regarde et qui ne voit pas la même chose.
PD J’ai senti que j’étais porteuse de sens pour le public, mais de manière très intemporelle peut-être.
BM À partir du mois d’octobre, nous allons distribuer le livre ensemble, dans les endroits où normalement je vais seule, chez des gens qui sont dans le livre et qui ne viennent pas aux Laboratoires. Comment faire la jointure par exemple entre Pascaline et L. qui habite dans la zone industrielle de Pantin dans un appartement totalement détruit par son mari. C’est un contexte différent de ce que Pascaline connaît du projet et de moi. Je l’amène là-bas en ayant totalement confiance en ce qu’elle est, ce qu’elle apporte. Elle a une grande capacité à laisser les autres projeter sur elle.
PD On s’est rencontrées lors d’un stage que donnait Barbara à la Ménagerie de Verre en 2008 sur la performance. J’ai gardé des notes dans mon carnet ; tu avais donné comme consigne: «Prendre une chose, un élément qui soit le plus proche de la réalité extérieure et le plus désenchanté».
BM Oui… le désenchantement, la normalité: je n’aime pas les fêtes, les moments forts, j’évite tout ce qui serait exceptionnel. Ce qui me reste de ce que je vis ce sont des choses très banales.
JP Cela me renvoie à l’idée de mémoire dont on parlait tout à l’heure. La mémoire ne serait pas imprimée par des moments choc, mais plutôt par la permanence d’une chose normale.
BM …d’où la présence dans le livre de beaucoup de personnes devant leur évier, plutôt que montant le tapis rouge à Cannes, ou aussi de personnages connus mais dans des moments quotidiens – le Huit à 8, la baguette. C’est la souris Jerry plus que Gilles Deleuze.
PD Tu parlais aussi de produire du bonheur pour le public.
BM Ah, on n’a pas parlé du bonheur! L’amitié et la compagnie visent le bonheur, à être heureux dans ce que nous faisons.
JP Ce projet de livre a commencé en 2010.
BM Oui, ça aura pris trois ans. La fin approche. Le livre est un objet fermé, fini, mais il restera le geste de le donner.
Texte paru dans le Journal des Laboratoires, septembre-décembre 2012
* Après des études en Lettres supérieures et Littérature générale et comparée, Julie Perrin conduit des recherches en danse contemporaine, jusqu'à l'obtention d'un doctorat d'esthétique et études chorégraphiques intitulé « De l'espace corporel à l'espace public » soutenu en 2005 au département danse de l'université Paris 8 Saint-Denis. Elle enseigne dans ce même département depuis 1999, en qualité de maître de conférences depuis 2008. En 2007, chercheuse invitée à la Tisch School of the Arts de la New York University, elle bénéficie d'une bourse de la commission franco-américaine Fulbright. Elle est membre de l'Association des Chercheurs en Danse et du conseil d'administration des Laboratoires d'Aubervilliers. Elle a fait partie du collège pédagogique (2006-2009) de l'école supérieure du CNDC d'Angers.
¹ Cf. le texte de Marian del Valle: http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=1902