Retour sur les ateliers eipcp: l'hétérolingualité à l'épreuve du texte littéraire par Myriam Suchet*
Les ateliers eipcp qui se sont tenus aux Laboratoires d’Aubervilliers du 14 au 16 septembre 2011 proposaient de penser l’Europe comme espace de traduction et politique de l’hétérolingualité. Ces trois journées d’échanges entre des intervenants réunis par-delà les frontières disciplinaires invitaient à élaborer une pensée-pratique en commun¹. Étaient réunis autour de l’équipe eipcp (composée de Boris Buden, Birgit Mennel et Stefan Nowotny): Amina Bensalah, Abdoullah Ben Said, Sonia Chikh, Françoise Dibotto Soppi, Anne Querrien, Boris Seguin et moi-même. Chacun des intervenants apportait un domaine d’expertise complémentaire. Sonia Chikh des Engraineurs et Abdoullah Ben Said de Musik À Venir ont ouvert la notion d’hétérolingualité sur l’expérience de collectifs artistiques. Les échanges ont eu lieu principalement en français mais aussi en anglais et en allemand. Notre réflexion a donc fait l’épreuve de l’hétérolinguisme que nous nous efforcions de penser. Et pourtant, l’«hétérolingualité» nous a semblé redoutablement difficile à circonscrire… Tel est le paradoxe de cette notion : elle s’avère aussi insaisissable en théorie qu’omniprésente en pratique. Seule une restitution collective pourrait rendre compte des ateliers de manière satisfaisante, en prenant acte de la différence des perspectives abordées. Je ne m’aventurerai donc pas dans un compte-rendu, préférant faire le point sur la manière dont nos discussions se sont embrayées sur mon travail d’analyse littéraire.
Un préalable : brève archéologie
Il est possible que la notion d’«hétérolingualité» fonctionne mieux comme outil pratique que comme concept spéculatif. Il n’en demeure pas moins essentiel de rappeler les constellations discursives dans lesquelles elle a été théorisée, en procédant à une brève archéologie.
C’est dans sa thèse soutenue à l’Université de Montréal et publiée en 1997 que Rainier Grutman forge le néologisme hétérolinguisme, défini comme «la présence dans un texte d'idiomes étrangers, sous quelque forme que ce soit, aussi bien que de variétés (sociales, régionales ou chronologiques) de la langue principale»². Le choix du terme, dont le préfixe met l’accent sur la différence davantage que sur la pluralité, s’explique en partie par la négative: il s’agissait de ne pas employer les notions polémiques de «diglossie» ni de «bilinguisme». Pour Rainier Grutman, «il n’y a pas de Langue saussurienne une et indivisible» si bien que «l’unilinguisme et le plurilinguisme ne sont que deux points extrêmes sur un continuum et leur opposition est plus polaire que dichotomique»³.
L'autre référence fondamentale est Naoki Sakai, professeur de littérature et d’études asiatiques à l’Université Cornell. Dans son ouvrage Translation and Subjectivity paru, comme celui de Grutman, en 1997, Sakai oppose le régime de la communication homolingue ‒ qui part du principe que la norme est une communication réciproque et transparente ‒ et le régime de l’adresse hétérolingue ‒ qui ne croit pas au caractère transparent de la communication ni à l’homogénéité d’un «nous» communautaire⁴. Contrairement à la communication persuadée de pouvoir transmettre son message, l’adresse n’est jamais certaine de parvenir à un destinataire. Subversive et intempestive, l’adresse hétérolingue rappelle le caractère historique et construit de toute communauté, lui interdisant de se clore sur elle-même et de naturaliser ses frontières⁵.
Changer de paradigme: faire s’écrouler le pont-de-la-traduction
Les propositions théoriques de Grutman et de Sakai invitent à changer de paradigme : il s’agit de sortir d’une logique du tiers exclu pour basculer dans la perspective d’une hétérogénéité constitutive. Il s’avère pourtant redoutablement difficile d’échapper durablement au règne de l’homogénéité. Une image aussi simple que celle du pont, employée pour donner à voir le processus de traduction, témoigne de la persistance de la logique binaire. Imaginer que la traduction sert à passer de «la langue» de départ à «la langue» d’arrivée comme on traverse un pont, c’est reconduire l’idée que les langues et les cultures sont aussi stables et distinctes que les deux rives d’un fleuve. Or le risque est grand que la traduction induise, ou du moins contribue à maintenir, les frontières linguistiques qu’elle est censée traverser pour bâtir des ponts de concorde. Boris Buden nous a parlé (en anglais) de l’explosion du yougoslave en différentes langues entre lesquelles la traduction a servi de ligne de partage. En l’écoutant, je pense à l’histoire que relate Irina Vilkou-Poustovaïa, selon laquelle I.I. Bodiul, alors premier secrétaire du PC de Moldavie, se serait fait accompagner d’un interprète pour discuter avec son homologue roumain Ceausescu… alors que tous les deux parlaient la même langue⁶! Dans un tel cas, où le tragique le dispute au burlesque, la traduction sert à séparer deux langues et deux États-nations qui ne préexistaient pas à son intervention.
Lire un texte littéraire à travers le prisme hétérolingue
L’unique roman du poète nigérian Gabriel Okara, The Voice (1964), offre l’occasion d’expérimenter une lecture hétérolingue et d’enrichir en retour notre compréhension de la notion d’hétérolingualité. The Voice raconte la quête d’Okolo, pour un mystérieux «it» qui conduira le héros à l’exil puis à la mort. Mais l’aventure la plus extraordinaire du livre est celle de «sa langue», l’anglais, devenue étrangère au lecteur anglophone. Dans un article paru en 1963, Gabriel Okara prétend traduire littéralement de sa langue maternelle, l’ijaw, vers l’anglais⁷. Cette revendication de l’usage de l’ancienne langue impériale, s’oppose radicalement à la prise de position de Wali contre l’anglais, parue dans la colonne voisine du même journal (Transition), sous le titre «The Dead End of African Literature». La polémique a été rude entre les auteurs partisans d’écrire dans l’une des langues majoritaires du Nigeria (dont l’ijaw ne fait pas partie) et les tenants de l’anglais comme langue commune ‒ rares étant les défenseurs d’une revendication politique du plurilinguisme⁸. Le problème, en l’occurrence, s’avère au moins doublement mal posé.
D’une part, il est erroné de croire que le texte d’Okara résulte d’une traduction. Il n’y a, en effet, aucun texte de départ ijaw: le tour de force de l’écriture de The Voice consiste justement à produire un effet d’ijaw alors qu’il n’y a pas eu de traduction. C’est l’anglais mis en œuvre dans le texte qui suscite une impression d’ijaw chez un lecteur qui ignore tout de cette langue. D’autre part, et c’est là sans doute le plus important, la question de l’identité de «la langue» passe au second plan derrière l’importance de l’énonciation.
Observons l’assemblée des Anciens réunie en cercle autour du chef Izongo. Abadi se lève et prend la parole ‒ en anglais précise le texte, puis c’est au tour d’Izongo de parler, cette fois «en vernaculaire». Les deux discours, rapportés de manière directe, partagent pourtant la même langue dans le texte. Izongo constate que certaines des paroles d’Abadi lui ont échappé («Many words missed our ears», p.45) sans pourtant demander la moindre explication, parce que la compréhension du message importe moins que le lien entre des interlocuteurs qui parlent tous un même langage ‒ indépendamment de la langue employée. Le tyrannique Izongo, en effet, refuse d’entendre une voix différente («There should be no different voice», p.46). Okolo sera prisonnier tant qu’il n’acceptera pas d’être l’un d’eux («Your hands will only be untied if you agree to be one of us», p.47). À l’opposé du village se trouve la hutte isolée de Tuere, accusée d’être sorcière. C’est chez elle qu’Okolo trouve refuge. Un jour, il y rencontre un personnage encore inconnu, l’estropié Ukule, que Tuere présente comme un ami: «It is only Ukule. He is one of us» (p.116). Cette fois, le pronom de première personne du pluriel ne désigne pas un groupe aliénant mais un collectif de résistance: le banni, la sorcière et l’estropié ne se fondent pas dans un «nous» monologique. La parole circule d’ailleurs fort différemment entre ces trois personnages et dans le cercle d’Izongo. Ukule accepte d’être le dépositaire des mots prononcés par les deux héros lors de leur condamnation à mort («Your spoken words will not die», p.127). La relation entre Tuere et Okolo est plus singulière encore: ils entendent la voix de l’autre directement en eux-mêmes: «As Okolo stood thus speaking with his inside, a voice entered his inside asking him to bring some firewood» (p.33). Cette voix qui entre «dans l’intérieur» d’Okolo, on comprend bien que c'est celle de Tuere ‒ mais comment interpréter «inside»?
L’hétérolinguisme compris à partir de la littérature: l’apport d’«inside»
Là où la lecture hétérolingue semble achopper sur le texte littéraire, c’est le texte qui relance la compréhension de l’hétérolinguisme. «Inside», qui apparaît à deux reprises dans la citation ci-dessus et à de multiples occasions tout au long du texte, donne une nouvelle dimension à la question: celle de la profondeur du sujet parlant.
Jean Sévry, qui a réalisé la version française parue chez Hatier en 1985, traduit «inside» par «for intérieur» et explique dans son Avertissement: «Ce que le romancier appelle «inside» (le for intérieur) vient de l’Ijaw «Biri», qui est localisé dans l’abdomen et qui est le lieu des émotions» (La Voix, p.8). Il est possible que certaines occurrences d’«inside» recouvrent l’acception de l’ijaw «biri» ‒ mais la préoccupation linguistique nous semble, là encore, occulter d’autres enjeux de l’écriture.
Dans ce texte, «inside» est employé indifféremment comme préposition et comme substantif. Okolo, dont le nom signifie «la voix» en ijaw, affirme être la voix des intérieurs verrouillés: «I am the voice from the locked up insides» (The Voice, p.34). De fait, il est tout entier traversé par les voix des autres, comme une caisse de résonance. À l’inverse, Izongo empêche les mots des autres d’accéder à son «inside»: «What you say does not enter my inside» (p.35), «Your teaching words do not enter my inside» (p.36), etc. Indépendamment de ses significations en langue, «inside» trace une ligne de partage entre des sujets monolithiques et des personnages profondément dialogiques. On peut donc lire «inside» comme une figuration de la boite noire de l’énonciateur («Your inside is your box. We cannot open it and see what is inside», p.109) qu’il faut ouvrir pour dissiper l’illusoire unicité du sujet parlant⁹.
«Inside» constitue une bonne base, quoique fictive, pour développer une conception polyphonique du sujet parlant. Un même locuteur dispose de plusieurs voix et peut «changer de casquette»¹⁰ énonciative. Cette polyphonie fondamentale n’est-elle pas la condition de possibilité de toute traduction? Il semble, en effet, que traduire consiste moins à passer d’une langue à une autre qu’à prêter sa voix à un(e) autre. L’économie énonciative de la traduction est donc celle de la représentation: un énonciateur se substitue à un autre et parle en son nom. Les implications politiques et éthiques d’un tel dispositif sont évidentes: comment s’assurer qu’une telle substitution ne soit pas une usurpation? L’une des fonctions de l’«hétérolingualité» me semble, précisément, être une fonction de vigilance: elle rappelle la dimension constitutive de l’hétérogénéité. Je propose de redéfinir le texte hétérolingue comme un texte littéraire qui met en scène une langue comme étrangère de sorte à dénaturaliser toute une série de discours qui ont pour point commun de reposer sur une logique de l’homogénéité et de l’exclusion: discours sur l’origine, la pureté, l’appartenance, etc.
Pour ne pas conclure: les voix du texte et «la langue» comme organe d'hétérolingualité
Par son titre et par le nom de son principal protagoniste, The Voice manifeste l’importance accordée à la voix. Mais «la voix» d’un texte littéraire est métaphorique et acousmatique, privée de son lieu d’émission. Il conviendrait de lui restituer un corps, celui du sujet pour lequel «la langue» est aussi un organe. C’est sans doute là que les ateliers ‒ et la discussion continuée avec Amina Bensalah ‒ marquent tout à la fois la spécificité de l’analyse littéraire et sa part de myopie. Attacher l’hétérolinguisme à la lettre du texte littéraire risque de faire oublier le corps comme site des enjeux d’une politique de l’hétérolingualité. Ce que le texte littéraire apporte, en revanche, c’est la force de frayage, la puissance subversive d’une énonciation qui fait événement. Peut-on souhaiter concilier ces deux perspectives et restituer à l’adresse hétérolingue les paramètres d’un événement qui advient hic et nunc entre des individus parlants et incarnés? L’hétérolinguisme aurait alors servi à un remembrement des sciences humaines et sociales et à un dialogue entre pratiques et théories qui sont peut-être nécessaires à une pensée de l’Europe alternative à l’imaginaire national.
Texte publié dans le Journal des Laboratoires janvier-avril 2012
* Myriam Suchet a soutenu en 2010 un doctorat de littérature comparée intitulé Textes hétérolingues et textes traduits: de «la langue» aux figures de l'énonciation, mené en cotutelle entre l'Université Lille 3 et Concordia University à Montréal. Une étape antérieure de cette recherche est parue en 2009 aux éditions des Archives Contemporaines (collection «Malfini») sous le titre Outils pour une traduction postcoloniale. Myriam Suchet est actuellement attachée temporaire d'enseignement et de recherche à l'ENS de Lyon et membre du CERCC, Centre d'Etudes et de Recherches Comparées sur la Création.
¹ Multitudes 45, été 2011: «Du commun au comme-un. Nouvelles politiques de l’agir à plusieurs». Voir aussi le réseau http://www.artfactories.net/ qui fait des Laboratoires d’Aubervilliers un lieu privilégié pour une telle réflexion.
² Rainier Grutman, Des langues qui résonnent. L'hétérolinguisme au XIXème siècle québécois, Fides, Québec, 1997, p.37.
³ Rainier Grutman, «Le bilinguisme comme relation intersémiotique», in Canadian Review of Comparative Literature XVII (3-4), 1990, p.199.
⁴ Naoki Sakai, Translation and Subjectivity, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1997, p.8.
⁵ Naoki Sakai, «La traduction comme filtre», traduit de l’anglais par Didier Renault, in Transeuropéennes, 25 Mars 2010, http://www.transeuropeennes.eu/fr/articles/200
⁶ Irina Vilkou-Poustovaïa, «De l’autre côté du miroir», in Sonia Branca-Rosoff, L’institution des langues. Autour de Renée Balibar, Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 2001, p.71.
⁷ Gabriel Okara, «African Speech... English Words», in Transition n°10, 1963, pp.15-16. Réédité dans G.D. Killam (éd.), African Writers on African Writing, Heinemann Educational Books, Londres, 1973, pp.137-138.
⁸ Ayo Bamgbose, «Pride and prejudice in multilingualism and development», in Richard Fardon et Graham Furniss (éd.), African languages, development and the state, Routledge, Londres, 1994, p. 33-43.
⁹ Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Éditions de Minuit, Paris, 1984, p.171.
¹⁰ Erving Goffman, Façons de parler, traduction de l'anglais par Alain Kihm, « Le sens commun », Éditions de Minuit, Paris, 1987, p.154.