Partager

 
 
 
 

JERÔME BEL
Entretien par / écrit avec Rebecca Lee
       

REBECCA LEE
À l’origine de ton projet de catalogue raisonné édité par Les Laboratoires d’Aubervilliers, il y a une série d’entretiens menés par Christophe Wavelet à la demande du Centre National de la Danse, dans le souci de constituer aujourd’hui une mémoire de la création chorégraphique contemporaine. Souscris-tu à cette démarche patrimoniale?

JÉRÔME BEL Oui et non, cela dépend évidemment de la «mémoire» en question. Je ne me rappelle pas pourquoi j’ai accepté, probablement parce qu’on m’a assuré que cet entretien filmé ne serait consultable que dans l’enceinte de la médiathèque du CND. Mais aussi parce que le CND fait vraiment un travail remarquable et que l’idée en soi de faire parler les artistes n’est pas mauvaise.
Le problème, c’est ce que disent les artistes et comme leur parole est omnipotente, personne ne la remet en question. Il m’arrive de rater totalement des interviews : pas assez de concentration de ma part, questions pas intéressantes, lassitude… Et quand je les lis dans les journaux, je deviens tout rouge, me demandant ce qu’il m’a pris de dire ce jour-là autant d’inepties.

RL  Vous avez abordé ton travail de façon très méthodique, pièce par pièce. Tu y évoques le contexte de création et les enjeux de chaque pièce. Penses-tu qu’il soit possible de retranscrire objectivement parfois plus de dix ans plus tard les préoccupations, les choix, les étapes d’une création?

JB  Non, ce n’est évidemment pas l’objectif. De toute façon, tout discours est une fiction, une subjectivité. Le passé n’existe plus, je ne peux que l’interpréter, le «performer» (le ramener au présent)!

RL  Tu as commencé à mener ce travail d’explicitation avec la conférence sur Le dernier spectacle, mais aussi dans Pichet Klunchun and Myself. As-tu le sentiment que certaines de tes pièces n’ont pas été vraiment comprises? Ne crains-tu pas de limiter, par là même, l’interprétation que chaque spectateur peut en avoir?

JB  Il y a eu beaucoup de contresens dans la réception des pièces, même et surtout si elles ont été des succès relatifs! Cela m’attriste beaucoup car mon projet était essentiellement de proposer avec chaque spectacle une problématisation différente, de l’articuler puis d’essayer de trouver une solution. Cet échec cuisant explique sans doute la rupture épistémologique qui s’est récemment produite dans mon travail. En effet, j’ai travaillé, pendant plus de dix ans, en m’adossant à cette idée de l’interprétation du spectateur… Cela ne me satisfait plus du tout vu le nombre de contresens. Je ne m’intéresse donc plus à l’interprétation du spectateur, je ne veux pas qu’il interprète, je veux qu’il comprenne, qu’il saisisse une réalité. Je suis intéressé aujourd’hui par un art qui donne des informations, un art qui est production et diffusion de connaissances. Ni mes spéculations, ni celles des spectateurs n’ont d’intérêt. Je travaille donc dorénavant avec l’expérience de personnes très informées sur les sujets que je mets en scène : Véronique Doisneau sur le ballet de l’Opéra de Paris, Pichet Klunchun sur la danse traditionnelle thaïe. Ces personnes détiennent un savoir, une expertise qu’il me semble intéressant de partager avec les spectateurs, puisque cette expertise est jusqu’à maintenant chorégraphique ou théâtrale, et qu’a priori ceux qui se rendent au théâtre sont intéressés par ce sujet! Je pense que la conférence sur Le dernier spectacle (1998) a initié cette direction de mon travail qui se présente maintenant plus sous la forme de documentaires. La connaissance et le savoir sont les deux objectifs de mon travail actuel, la salle de théâtre me semble le lieu approprié à la divulgation de ces connaissances.

RL  Très vite, tu as proposé au Centre National de la Danse, puis aux Laboratoires, de faire de ces entretiens la base d’une publication traitant de l’intégralité de ton oeuvre. Pourquoi?

JB  J’étais persuadé que les six heures d’entretien seraient un calvaire à regarder, et à ma grande surprise, c’était beaucoup plus fluide et vivant que je pouvais le penser. Ceci est dû à la qualité de mon interlocuteur et au mode de prise de vue qui se faisait in extenso, sans interruption sinon pour changer de cassettes. Mon interlocuteur, Christophe Wavelet, connaît si bien mon travail qu’un climat de totale confiance s’est vite établi, me libérant de toutes les inhibitions inhérentes à ce genre d’exercice imposé. C’est la qualité et la précision de ses questions qui stimulent évidemment mes réponses qui essaient, tant bien que mal, d’être elles aussi de qualité et précises. Après avoir montré l’entretien à Christophe Wavelet et obtenu son accord, j’ai donc proposé au CND d’essayer d’utiliser ce matériel pour une plus ample diffusion. La production audiovisuelle n’étant pas une mission du CND, c’est avec les Laboratoires d’Aubervilliers que cet objet va voir le jour.

RL  As-tu le sentiment qu’il est devenu nécessaire pour certains chorégraphes qui ont commencé à créer dans les années 90 de fixer leur oeuvre, de mener une démarche réflexive sur l’ensemble de leur travail et, d’une certaine façon, de clore une période?

JB; Je ne peux répondre qu’en mon nom propre, c’est un grand soulagement de mettre en ordre et en discours cette décennie de travail. En effet, j’ai une compagnie qu’on peut appeler de répertoire puisque nous continuons à jouer toutes mes pièces et je dois dire que c’est parfois un peu fatigant. La reprise récente de Herses (une lente introduction) de Boris Charmatz au CND m’a cependant redonné du courage quant à l’importance de justement garder ce répertoire, mais à plus longue échéance, il est plus que probable que nous cesserons de le jouer… Cependant, et c’est sans doute dû à ce que j’ai dit plus haut, il s’est opéré dans mon travail un changement qui fait que je reste peut-être moins attaché à ces anciennes pièces… Je ne sais pas… Alors peut-être oui, comme vous dites: «clore une période», qui a d’ailleurs été exaltante grâce à certains «chorégraphes»: La Ribot, Myriam Gourfink, Boris Charmatz, Edit Kaldor, Claudia Triozzi, Jonathan Burrows, Xavier Le Roy, Eva Meyer-Keller, Cuqui Jerez, le Quatuor Albrecht Knust, Bruno Beltrão et Raimund Hogue. Ça a été extraordinaire de découvrir leurs spectacles, de suivre leurs évolutions en plus de dix ans, et d’être leur contemporain.

RL  Alors même que le catalogue raisonné est en général rédigé par un historien ou par un critique, tu es très investi dans la réalisation du tien. Conçois-tu le catalogue raisonné comme une oeuvre à part entière?

JB  Ce n’est pas une oeuvre, c’est un travail d’archivage, c’est du rangement, c’est rétrospectif alors que l’oeuvre est un mouvement prospectif qui demande beaucoup plus d’attention et d’investissement car on est en terrain inconnu. Dans le cas du catalogue raisonné, on est en terrain balisé, même si le medium utilisé, internet, est novateur, mais ce n’est que la forme: le fond est maintenant circonscrit.

RL  Dans un premier temps, tu avais fait le choix de ne pas aborder toutes les pièces de ton répertoire. Pourquoi es-tu revenu sur cette décision?

JB  C’est toujours un peu délicat pour moi de parler de Xavier Le Roy, la pièce que Xavier Le Roy a faite à ma place mais que j’ai signée, je ne suis pas aussi articulé que sur les autres pièces. Mais grâce à la liberté que me donne un objet tel que ce catalogue raisonné sur internet, j’ai pensé que ce serait bien que Xavier Le Roy et moi parlions ensemble de ce travail, nous allons donc filmer un entretien. The show must go on 2 est un échec artistique pour moi et je n’en parle pas de gaîté de coeur… mais objectivement, cet échec est extrêmement intéressant quant à la tournure qu’a pris mon travail, j’en parlerai donc dans le catalogue raisonné.

RL Le catalogue raisonné prendra la forme d’un site internet dédié. Quel rapport entretiens- tu avec internet ? T’en sers-tu dans ton travail?

JB  Internet est mon outil de travail principal et je vais continuer dans ce sens-là. Je travaille principalement à l’étranger, avec des performers parfois extra-européens. Aussi, afin de réduire mes déplacements en avion, responsables entre autres du réchauffement climatique, je vais travailler avec eux via webcam. Les tournées de la compagnie à l’étranger vont aussi être réduites et les pièces seront remontées à l’étranger par des performers locaux, selon des instructions transmises via webcams par mes assistants et moi-même. La pièce The show must go on est ainsi donnée à d’autres compagnies à travers le monde qui sont elles-mêmes engagées dans le développement durable. Le catalogue raisonné sur internet sera consultable gratuitement de partout dans le monde dans sa version française et anglaise.

RL  Il est prévu de mettre d’abord en ligne les chapitres consacrés à Nom donné par l’auteur et Jérôme Bel, accompagnés d’un forum de discussion administré par tes soins. Qu’attends-tu du forum?

JB  Je n’en sais trop rien, l’idée de mettre ce catalogue raisonné sur internet est vraiment sans précédent, cela n’a jamais été fait, que je sache, donc pour le moment on ne sait pas du tout comment ça va marcher. Le forum permet aux visiteurs de laisser des messages, poser des questions, faire des critiques, que sais-je encore… Ceci me permet de prendre conscience de ce que pensent ces visiteurs/spectateurs, ce qui est très important pour moi, et bien entendu je pourrai leur répondre ou préciser certaines choses si je vois qu’il y a encore des malentendus. Mais évidemment, la chose la plus importante (qui est un mouvement général), c’est le fait de court-circuiter la médiation du travail par le journaliste qui était jusqu’à maintenant une plaie, une prise en otage des artistes et des spectateurs. Avec le médium internautique, il n’y a plus de confiscation du sens au profit d’un seul individu, le journaliste, mais une pluralité de points de vue, ceux des internautes. Le journalisme va disparaître au profit du forum de discussion et c’est une très bonne nouvelle!        


JÉRÔME BEL est chorégraphe. Il est associé aux Laboratoires d’Aubervilliers en 2007 pour la publication sur internet de son Catalogue raisonné 1994-2005 dont la première mise en ligne est prévue pour fin mai 2007.

REBECCA LEE était administratrice de la compagnie R.B. / Jérôme Bel de 1998 à 2003. Depuis, elle est administratrice des Laboratoires d’Aubervilliers.        

Catalogue raisonné Jérome Bel 1994-2005 Une proposition de Jérôme Bel Avec la participation de Guillaume Robert (montage vidéo), de Nicolas Couturier et Bachir Soussi Chiadmi-Les tiroirs (création du design graphique du site internet et de son interface)
Coproduction: Les Laboratoires d’Aubervilliers, R. B. / Jérôme Bel.   

ARF