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Film performance, conférence performance
par Uriel Orlow

 


Unmade Film: The Proposal, conférence-performance, Uriel Orlow aux Laboratoires d'Aubervilliers, 19 mai 2015 _ Photo Érik Bullot

 

Unmade Film: The Proposal est une conférence performance qui relate le parcours d’un film impossible à réaliser. Elle prend pour point de départ l’hôpital psychiatrique Kfar Sha’ul à Jérusalem. Spécialisé à ses débuts dans le traitement des survivants de la Shoah — dont ma grand-tante —, il fut érigé en 1951 sur les ruines d’un village palestinien Deir Yassin vidé de sa population suite au massacre accompli par des milices paramilitaires sionistes en avril 1948. En essayant de réaliser un film à ce sujet, j’étais confronté à deux apories. Bien que le lieu nous invite à penser ensemble la Shoah et la Nabka, il me semblait problématique de produire un travail où des comparaisons établiraient implicitement des équivalences entre deux traumas. Par ailleurs, en l’absence de catharsis possible (l’occupation israélienne n’est pas terminée), le travail  lui-même devait rester ouvert et non résolu. C’est pourquoi j’ai décidé de produire une série de travaux audiovisuels sous la forme d’un film inabouti, en suspens, intitulé Unmade Film. Ce projet comprend The Storyboard, The Staging, The Score, The Closing Credits, etc. La conférence performée The Proposal est la dernière œuvre d’Unmade Film bien qu’elle occupe une position non chronologique et renvoie au début du projet. Au cours de cette performance je raconte l’histoire derrière l’histoire, plus précisément celle de ma grand-tante, qui survécut à Auschwitz, se retrouva à Jérusalem après la guerre, traversa une dépression nerveuse et fut internée à l’hôpital psychiatrique Kfar Sha’ul trente années durant, jusqu’à sa mort dans les années 1980.  Je ne voulais pas filmer cette histoire mais plutôt la raconter de vive voix, et ce faisant, explorer l’impossibilité de ce récit et la manière dont il est lié à celui du village de Deir Yassin. Avec The Proposal, je reviens au tout début du projet par un regard à la fois rétrospectif et prospectif, essayant de reconstruire un récit croisant le temps et l’espace et d’explorer les questions relatives aux structures filmiques, et l’éventuelle impossibilité de réaliser ce film. Au cours de cette performance préparée à l’avance, je mélange récit, autobiographie et questionnements avec la présence engagée du public au titre de témoin.

Je considère Unmade Film: The Proposal à la fois comme un film performatif et une conférence performative. Au niveau le plus simple et le plus évident, ajouter l’épithète performatif à film ou même conférence insiste sur leur nature performative respective. Cela ne signifie pas que les autres films ou les conférences ne soient pas performatifs, ils le sont également bien sûr. Mais leur performativité n’est pas nécessairement reconnue ni mise au premier plan de manière consciente. Il peut être pertinent de ne pas utiliser la forme adjectivale mais de considérer plutôt le statut d’un film performance ou d’une conférence performance, c’est-à-dire une performance qui équivaut à un film ou une conférence. Par le recours à la performance, le film — ou plus simplement le film performance — ne se définit plus de manière spécifique par le support argentique ou le médium numérique mais renoue avec un autre côté de sa généalogie : le spectacle vivant (l’autre côté étant la photographie). Cela nous invite à reconsidérer la structure et la construction d’un film et de son récit à l’instant présent. Transformer de cette manière une conférence en performance libère artistiquement le format académique traditionnel de la conférence et nous invite à explorer des questions précises sur la manière, par exemple, dont l’information est transmise.

Si la conférence performance et le film performance coïncident, d’autres questions se posent : quelle est la nature d’un film parlé en termes d’acte de langage et quel type de relation s’établit entre le conférencier et son public ? Comment cette relation affecte-t-elle le langage lui-même ? Dans le premier chapitre de De l’interpération, Aristote écrit: « Tout discours a une signification […]. Pourtant tout discours n'est pas une proposition, mais seulement le discours dans lequel réside le vrai ou le faux, ce qui n'arrive pas dans tous les cas : ainsi la prière est un discours, mais elle n'est ni vraie, ni fausse. Laissons de côté les autres genres de discours : leur examen est plutôt l'œuvre de la Rhétorique ou de la Poétique. C'est la proposition que nous avons à considérer pour le moment. » Les conférences performances permettent des propositions où rhétorique et poésie sont mêlées. Le « snobisme » linguistique d’Aristote (ou son sophisme descriptif, appelé parfois ainsi) est resté largement non contesté depuis plus de deux mille ans. L’un des premiers à s’opposer au préjugé aristotélicien contre le langage non catégorique fut Thomas Reid qui s’intéressa à d’autres types de propositions que les jugements. Reid proposa pour les prières, les promesses, les avertissements, les pardons, etc, le terme d’« opérations sociales ». Il les appelle également des « actes sociaux » et les oppose aux « actes individuels » que sont les jugements, les intentions, les délibérations et les vœux, caractérisés par le fait qu’il n’est pas essentiel pour eux d’être exprimés et que leur énonciation ne présuppose pas d’autre « être intelligent dans l’univers » que la personne qui les performe (1894). Les actes de parole sociaux sont significatifs pour deux raisons : non seulement ils sont indépendants des notions de vérité ou de fausseté, mais ils congédient également ces catégories ou classifications comme sans pertinence. En revanche, ils introduisent un vis-à-vis dans l’équation, une adresse : le public. L’oreille d’autrui, son écoute sont la condition, la raison d’être de ce type d’acte de parole. Pour moi, les conférences performances relèvent de ce mode d’adresse, et je suis intéressé par la manière dont cette situation provoque en retour une éthique de l’écoute.


Unmade Film: The Proposal, conférence-performance, Uriel Orlow aux Laboratoires d'Aubervilliers, 19 mai 2015 _ Photo Marie-Laure Lapeyrère


Le fait que les conférences performance et les films performance soient en direct est un aspect essentiel. J’ai fait le choix personnel de ne jamais les enregistrer ou les documenter. J’ai l’habitude de fabriquer et d’exposer mon travail dans différents médias, pour la plupart d’entre eux reproductibles : photographie, vidéo, son. À l’âge aujourd’hui de la transmission instantanée qui rend le monde extrêmement mobile, l’œuvre peut être exposée simultanément dans différentes parties du monde en mon absence. Walter Benjamin a analysé, de manière célèbre et prophétique, la perte de ce qu’il nomme l’aura de l’œuvre d’art à l’âge de sa reproductibilité technique (1936), c’est-à-dire la conjonction unique de temps et de lieu dans une œuvre non reproductible. Ce qui est en jeu dans le format du film/conférence performance et mon refus de l’enregistrer ou de le documenter, ce n’est pas tellement une restauration de l’aura, c’est-à-dire le fait qu’il s’actualise en un temps et un lieu uniques, bien que cela soit important mais puisse être facilement mal interprété comme une sorte de fétichisme de la présence ou un essentialisme de la performance. Ce qui m’intéresse, plus précisément, plutôt que l’inscription sur un médium reproductible, c’est la relation de l’expérience à l’éphémère et à la mémoire. Et cela va à l’encontre de la reproductibilité filmique.

En apparence, le film performance partage avec le cinéma un public captif dans une salle obscure. Cependant, le contrat physique, spatio-temporel est quelque peu différent ; ce n’est pas seulement le public qui est d’accord pour regarder un film durant un certain temps dans un lieu spécifique, je partage moi aussi cet engagement et pas seulement avec le film. Je suis intéressé par l’éthique de cette rencontre avec le public. Que signifie devenir le témoin de cette situation particulière : performance, « film comme acte de langage » ? Que signifie pour la voix de quelqu’un l’obligation d’être écoutée ? Par cette forme d’adresse, le public est le témoin des paroles, et en conséquence responsable. Que signifie être irrévocalement rendu responsable par le fait d’être l’objet d’une adresse ? Depuis l’essai influent d’Austin, Quand dire, c’est faire (1955), les actes de parole adressés à un auditeur qui délimitent une opération sociale ont été pensés sous l’angle de la performativité. Ce qui est performé d’abord et en premier lieu est un engagement envers sa propre parole. D’une manière émouvante, Austin se réfère à l’expression courante « Je n’ai qu’une parole ». Au-delà du contenu du message, le mode d’adresse se caractérise par la performance d’une illocution nous engageant nous-mêmes vis-à-vis de notre parole en regard de l’autre. Cette « offre » forme la base d’un contrat moral et éthique dont la sphère d’influence concerne à la fois l’individu et le politique. Cette situation m’intéresse précisément lorsqu’elle devient le contenu de mon film performance : je mélange faits et récits personnels, passe d’un registre verbal à l’autre, combine informations et méta-discours, tissant un récit toujours accompagné ou ponctué par différentes sortes d’images et de sons : vidéo, images fixes, textes projetés, musique ou paysages sonores… Je suppose que c’est aussi la chorégraphie de cette multiplicité de stimuli sensibles et intellectuels qui relève du performatif, et fonctionne seulement dans une situation en direct, où le public doit relier ces différents éléments. Mon film/conférence performance peut changer d’une représentation à l’autre, le script s’enrichit au gré des associations ; il n’y a pas de signification stable (ce qui est aussi une raison pour laquelle je souhaite ne pas enregistrer ces conférences performances et les confier à l’éternité). Néanmoins je m’engage envers ma parole, et j’invite les autres à écouter, à comprendre, à se connecter, ce qui signifie également prendre le risque d’être mal compris, me rendant vulnérable au jugement d’autrui. En fin de compte c’est peut-être cette vulnérabilité qui ouvre à la dimension éthique et définit la performativité de ce moment.

Cependant, pour moi l’éthique du film performance va bien au-delà de mon engagement personnel et du rôle de témoin de la part du public. Le film performance exige davantage que la simple présence des spectateurs, témoins d’un acte de langage ou « consommateurs » d’un film performé. Bien qu’il puisse évoluer, mon film performance est très écrit. Je le considère vraiment comme un scénario filmique performé (et commenté) en tant qu’il tend, performativement, vers un film, suscite un film, construit un film sans être un en tant que tel. Dans son essai stimulant, « Le scénario comme structure tendant à être un autre structure » (1965), Pasolini fait remarquer que le scénario n’est pas simplement un texte. De façon décisive, c’est une opération qui consiste à produire un film imaginaire dans l’esprit du lecteur — ou s’il est performé, dans l’esprit des spectateurs —, et repose sur leur collaboration. Pour moi, cette complicité, cette imagination collective d’un film virtuel sont au cœur du film performatif dans son étroite relation avec le scénario. Cette relation collaborative produite par le film performance pensé comme un script performatif produit une temporalité très différente de celle du film où ce qui a été enregistré se défait au moment de la projection. À l’inverse, le film performance produit une temporalité qui tend vers le futur : le futur du film à venir, le futur d’un film virtuel. Et bien sûr il s’agit d’un futur qui commence maintenant, dès que nous imaginons ensemble le film.



Traduit de l'anglais par Érik Bullot

ARF