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Time has fallen asleep in the afternoon sunshine, Bruxelles © Silvano Magnone

 

Pour sa residence aux Laboratoires d’Aubervilliers (2022-2023), Mette Edvardsen et son groupe de travail creusent collectivement une série de questions ayant emergé de la pratique de Time has fallen asleep in the afternoon sunshine / Le temps s’est endormi dans le soleil de l’après-midi. Accompagnée de Léa Poiré — rédactrice, "livre vivant" et membre de son groupe de travail — Mette Edvardsen nous raconte la genèse du projet et ses envies pour sa résidence aux Laboratoires.

 

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Débuté en 2010, Le temps s’est endormi dans le soleil de l’après-midi se développe depuis dans diverses directions, pouvez-vous nous raconter comment ce projet a évolué et continue d’évoluer ? 

Mette Edvardsen : Dans ce projet, un groupe de personnes apprend par cœur un livre de leur choix, qu’ils et elles ont personnellement choisi. Dans son roman dystopique Fahrenheit 451, Ray Bradbury imagine une société où les livres sont interdits, où les pompiers ne viennent pas éteindre les feux mais les allumer. Pour préserver les livres de l’oubli une petite communauté se met à les apprendre en secret. Dès l’origine, ce roman a constitué l’une des références importantes de notre projet, le titre Le temps s’est endormi dans le soleil de l’après-midi est d’ailleurs une phrase qui en est issue. Quand on a commencé à constituer les premiers « livres vivants », c’était pour nous une expérimentation sans promesses, le projet n’avait pas vocation à tourner. Le projet s’est développé au gré des contextes et des discussions, sans schéma préalable. C’est, je pense, ce qui nous a laissé la possibilité de rester proche de la pratique, sans se fixer par avance des objectifs à atteindre. De nombreux récits se sont mis à circuler entre les livres vivants, entre livres et lecteurs, entre lecteurs. Je les notais dans mon carnet de notes et il m’est apparu que ces anecdotes offraient une riche matière à réflexion. C’est une matière qui fait partie intégrante du projet et peut faire le lien entre ses diverses ramifications. Par exemple, quand je réunis un nouveau groupe de personnes en passe de devenir « livres vivants », je prends toujours un moment pour discuter des livres que chacun et chacune a choisi ou envisage de choisir. En effet, décider d’apprendre un livre par cœur demande de passer beaucoup de temps avec lui. C’est intéressant de se demander quel livre on va choisir et pourquoi on veut le choisir. Au départ on s’était simplement demandé : si on doit apprendre un livre par cœur lequel choisir ? Pourquoi celui-là ? J’ai par la suite compris que tout ce processus de choix des livres par les personnes qui le mémorisent est intrinsèque au travail que nous menons. Cela s’est confirmé avec le temps, avec chaque nouvelle personne qui rejoint le projet et dans chaque nouveau contexte dans lequel il est présenté.

 

Entre livres, vous échangez également beaucoup sur vos techniques réciproques d’apprentissage et de mémorisation ?

Mette Edvardsen : Ce qui prime le plus souvent pour les « livres » c’est le son, entendre la sonorité des mots, les mélodies, mais aussi la prononciation, le fait d’articuler les phrases en coordonnant tous les muscles de la mâchoire, la langue etc. La mémoire est à la fois visuelle, auditive, orale et elle est également musculaire. Passer par l’écrit - ancrer sa mémoire dans le geste de l’écriture - est tout aussi essentiel pour certains « livres ». Nos échanges et conversations portent beaucoup sur la mémoire, l’écriture, le temps. Nous en parlons beaucoup. Avec le temps, on a découvert que pour travailler la mémoire, la compréhension n’est finalement pas ce qui est le plus important.

 

La question de l’écriture est également très présente dans votre recherche. 

Mette Edvardsen : Je me souviens qu’en 2010, au tout début du projet, la bibliothécaire présente sur place pour faire le lien entre « lecteurs » et « livres vivants » m’avez demandé si je voulais qu’elle cache les livres de papier, ceux qui avaient été appris par cœur par les livres vivants. J’ai dit qu’un livre n’annule pas l’autre. Souvent quand on les a à disposition, on place les ouvrages très visiblement sur une table, et il arrive qu’un spectateur commence la lecture d’un livre avec un livre vivant, puis la continue avec le livre papier. Plus tard, nous sommes allés plus loin dans l’approfondissement des liens entre livres vivants et livres écrits en proposant aux livres vivants de se réécrire eux-mêmes. Il s’agissait de faire une expérience et de se demander : maintenant que j’ai mémorisé le livre, que j’ai en tête une version qui me semble stable, que se passe-t-il si je me mets à l’écrire ? Qu’est-ce que cela signifie qu’un livre que j’ai en mémoire, un livre que je parle, se retrouve sur le papier ? C’était en quelques sortes imaginer une suite à Fahrenheit 451 : le régime totalitaire a été renversé, les livres brûlés sont réécris par celles et ceux les ayant appris par cœur. Tous les « livres » du projet n’ont pas fait cette réécriture et tous ceux et celles qui l’ont fait, l’on fait à leur manière, certains ont écrit à la main, d’autres ont préféré le clavier. À ce stade, on ne savait pas encore si ces textes allaient être publiés, l’objet papier est arrivé à la fin comme une conséquence de cette expérience. Cela a fait apparaître plein de nouvelles questions intéressantes : quels choix de mise en page, quelle ponctuation, quelle couverture ? Et que faire de l’objet final ? Sans parler de la question des droits d’auteur ! 

Léa Poiré : Beaucoup des livres vivants passent par l’écrit pour apprendre leur texte : ils en réécrivent des passages entiers, annotent directement dans les marges, entourent des mots, souvent des connecteurs logiques, des prépositions, tous ces petits mots qui ont tendance à résister à l’apprentissage… Geste de l’écriture et mémoire sont très liés. Donc le geste était déjà là dès l’origine, dans la pratique, mais il est devenu très visible avec les réécritures.

 

Plusieurs livres ont été édités sur ce principe et sont aujourd’hui disponibles à la consultation aux Laboratoires d’Aubervilliers. D’autres ouvrages qui font partie du projet sont aussi disponibles. Pouvez-vous m’en parler ? 

Mette Edvardsen : En 2017, le Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles a mis un espace à notre disposition pendant toute la durée du festival, soit trois semaines. C’est là que pour la première fois, j’ai rendu accessible au public les écrits autour du projet. J’ai rassemblé tous les livres que je gardais jusqu’à présent chez moi : les versions écrites des livres qui ont été appris par cœur, les « livres de l’ombre » (ie. des livres dont l’apprentissage, pour une raison ou pour une autre, n’a pas été mené à son terme, ou qui ont été importants dans les processus de choix), les livres réécrits de mémoire, mais aussi une sélection de livres de référence, ainsi que des publications sur le projet. Dans cet espace ouvert, il y avait à la fois un coin lecture, des tables de travail, des vitrines d’exposition et des étagères. Le public pouvait consulter les ouvrages sur place, avant ou après une lecture avec un « livre vivant ». Des personnes sont même venues pour travailler sur leurs propres recherches à partir de nos livres de référence. Ce que je voulais c’était réunir toute la complexité du projet dans un même espace. C’est aussi ce que j’ai cherché à faire avec l’ouvrage, publié en 2019 avec la maison d’édition Mousse, intitulé : Time has fallen asleep in the afternoon sunshine – A book on reading, writing, memory and forgetting in a library of living books. Aux Laboratoires, ce qui me semble important c’est de pouvoir suivre, plus précisément, certains axes du projet : l’oralité, la traduction, le geste de l'écriture - et enfin, comment organiser une bibliothèque ? Je développe ces sujets – les appendices au projet – avec un groupe de travail réuni pour toute la durée de la résidence aux Laboratoires : Victoria Perez Royo, philosophe qui suit le projet depuis longtemps, Léa Poiré, rédactrice, qui est aussi un « livre ». Ce petit groupe est parfois augmenté d’autres personnes au fil de notre travail. Les appendices créent le contexte pour la publication de cahiers. Quand nous pensons la « rédaction » et la « publication » de ces quatre cahiers, un par appendice, nous pensons à la fois à ce qui est imprimé sur le papier (et pas seulement des textes), mais aussi à toutes les activités qui se passent dans le temps : rendez-vous publics, performances, lectures, rencontres, workshops. L’ambition de ces cahiers n’est pas de faire un état des lieux exhaustif du projet, mais d’en donner un aperçu à un moment donné.

 

Comment est-ce que vous vous retrouvez en tant que chorégraphe là-dedans ? 

Mette Edvardsen : D’abord dans le mode de travail. Et dans les questionnements qui s’imposent à moi : comment mettre des choses en espace et en vie ? Comment travailler ensemble ? Ces questions sont centrales dans la pratique d’une chorégraphe. Ensuite, dans la pratique de la mémoire. Quand j’apprends un livre par cœur et que je le restitue, je ne suis pas un écrivain, je ne fais pas de la littérature, et je ne fais pas du théâtre non plus. Alors, qu’est-ce que je fais ? Il y a quelques années à Londres, un critique, qui était aussi un ancien danseur de ballet, avait terminé son article en disant que pour lui le projet touchait « au cœur de la danse, à l’essence de la danse ». Ce qu’il a ressenti, c’est sans doute une certaine correspondance entre le livre vivant et le danseur, dans la manière dont ces derniers naviguent au sein d’un texte long (sans les actions, sans les intentions). Dans la danse, on convoque beaucoup de mémoire pour naviguer dans une partition chorégraphique. Le fait qu’il y ait un corps est également très important. Ce que je propose est différent de l’expérience d’un livre audio. Un livre audio c’est une lecture, personne n’a appris un texte par cœur et l’auditeur est seul avec la voix. Lorsqu’on se retrouve face à face avec une personne inconnue, beaucoup de choses se passent. Et parfois le livre glisse au second plan, il s’efface derrière la relation qui se noue entre deux individus. 

Léa Poiré : Il faut dire aussi que les pratiques de mémorisation et de lecture sont très physiques. Elles demandent de l’énergie, de l’attention. C’est musculaire. Après une journée entière de lecture, on sent la fatigue du corps. Comme en danse, on convoque une véritable mémoire du corps. Par exemple, quand je suis dans la phase de mémorisation, je vois encore les mots, je les visualise, je les entends. Cela signifie que l’apprentissage est encore frais. Mais dès que les mots rentrent, c’est comme s’ils s’ancraient dans mon corps. Mon corps sait par où passer, ma bouche, le muscle de ma langue savent quel mot vient après l’autre. Je n’y pense plus. Le texte n’est plus dans ma tête, il est dans mon corps. 

Mette Edvardsen : J’ai l’impression que mon livre ne va plus jamais en partir. Je l’ai tellement répété. Parfois j’imagine même que c’est la dernière chose qu’il me restera si un jour je perds la mémoire. On peut choisir de me souvenir, mais est-ce qu’on peut choisir d’oublier ? C’est aussi une question que je me pose.

 

Propos recueillis en décembre 2022 

 

 

 

 

ARF

Photo : Time has fallen asleep in the afternoon sunshine, Bruxelles © Silvano Magnone