L’espacement dans la parole désigne l’ensemble des phénomènes liés à une mise à distance remarquable soit d’items linguistiques chez un locuteur, soit entre participants à une conversation. L’espacement crée ou non des lieux disponibles à la participation (slot), ou au contraire à l’incompréhension.
1. Introduction: pourquoi dire «Là il y a un espacement»
§1 Soit: "L'espacement dans la parole"
Examinons cet énoncé avant d’en venir au terme même d’espacement à travers la référence à l’écoute d’extraits d’enregistrements audio de paroles. En posant comme principe de recherche d’extraits «quels extraits sont candidats à une formulation de type il y a de l’espacement dans cette parole», on propose d’emblée une relation métonymique: la parole est un contenant réifié, qui contiendrait de l’espacement; l’espacement est un objet contenu. Cela ne suppose pas cependant que d’emblée nous considérions (au moins d’un point de vue théorique) que l’espacement ne puisse «être» un vide. On peut créer du vide (quasi total) dans un contenant dont on aurait extrait les éléments constituant l’air. Si l’on fait l’analogie: peut-on trouver des cas où un lieu dans la parole serait le produit d’une extraction des éléments normalement présents? Cette première remarque nous permet d’envisager le terme d’espacement à la fois comme un processus (enlever, extraire, sans doute d’autres processus, en tout cas d’autres formulations à trouver) et comme état (i.e. le produit de l’extraction).
§2
De quoi pouvons nous être spectateur? Si nous pouvons examiner l’aspect processuel de l’espacement, c’est que nous pouvons examiner sa relation d’action avec le contenant c’est-à-dire avec la parole (à moins d’imaginer que l’espacement soit le produit de lui même, à moins d’imaginer qu’un vide puisse se former de lui-même dans une bonbonne hermétiquement close). Si nous pouvons examiner son aspect fini, ou faite chose, c’est que nous pouvons examiner le produit d’un processus. Ou bien le supposer, l’inférer est-il tolérable, suffisant? Et le fait de formuler dans le premier paragraphe (§1) «peut-on trouver des cas où un lieu dans la parole..etc.», nous attire inévitablement vers cette contradiction: est-il quelconque lieu dont on puisse dire qu’il est vide?
§3
Cependant lorsque l’on demande à un ami «il y avait qui à la soirée?» et que celui ci répond «personne», je (en tant que membre, ami) sais très bien qu’il y avait n personnes, en dépit d’une telle assertion. Mais je comprends qu’il n’y avait pas les membres possibles représentatifs d’un certain groupe d’individus. Il ne s’agit pas que d’une question de convention de conversation: cette assertion («personne») renseigne sur un découpage, on pourrait dire une mise en club d’individus (1). Ainsi lorsque je formule une intention méthodologique (un principe de recherche de collections d’extraits) comme «l’espacement dans la parole», je constitue une classe de phénomènes à propos de laquelle je peux garantir d’une part que ce sont des choses, et d’autre part que ces choses entretiennent des relations (au moins d’exclusion) avec d’autres classes contenues dans [parole].
§4
Par mesure de facilité jusqu’ici nous avons considéré le terme «parole» comme un équivalent de la phonation – il faudra s’en dégager. Cependant on voit déjà, si l’espacement est (ou peut être) un processus, que celui-là devrait être accessible si l’on assiste à celui-ci, c’est-à-dire si l’espacement est disponible à la remarque et rapportable, descriptible en tant que tel. Une première question méthodologique se trouve par suite réglée à travers ce simple (i.e. allant de soi) phénomène: je remarque des espacements parce qu’ils sont disponibles à mon observation (les problèmes pouvant être de donner une description de cette disponibilité, de cette observation, et de ces espacements), je remarque des espacements parce qu’il y a action significative (i.e. "digne d’être perçue") de découper, suspendre le flux articulatoire dont on connaît quelques propriétés conventionnelles quant au rythme, à la segmentation.
§5
Maintenant, un nouveau problème: peut-on se désolidariser de la relation posée en §1, c’est-à-dire sortir d’une conception exclusivement articulatoire et phonologique de la «parole» et d’en tirer avantage vis-à-vis de nos observations de la relation entre les deux objets «espacement» et «parole». Ce problème ne réside-t-il pas au moins dans la préposition («dans»)? Que se passe-t-il en effet si nous proposons: l’espacement avec la parole. Première remarque, avec cette proposition on a toutes les chances d’envisager une relation non plus (bien que toujours métonymique) de contenu (i.e. il y a de l’espacement) à contenant (i.e. dans la parole), mais de co-occurrence. Voire de co-construction. Et de décliner les descriptions possibles de cette co-occurrence, de cette co-construction. La notion d’espacement s’associerait en effet à d’autres notions, qui permettraient alors de la définir et la classer plus précisément: espacement & silence, espacement & étirement, espacement & ponctuation, espacement & anticipation, espacement & isolation, espacement & interruption, espacement & suspension, espacement & dramatisation, espacement & réflexion, espacement & proxémie, espacement & respiration, espacement & contenu, espacement & anamnèse, espacement & virtualité, espacement & engagement.
Sans exclure les accidents, les troubles, on pourra dans toutes les autres classes proposées ci-dessus (à considérer que toutes ou parties sont justes, pertinentes) en dégager des effets (i.e. qu’est-ce que produit tel espacement), ainsi que des méthodes (i.e., comment est organisé tel espacement vis-à-vis de tel flux de parole) de et pour l’espacement.
§6
Revenons sur cette question de la disponibilité (cf. §4) et gardons le jeu en §5. Que se passe-t-il si j’emploie «l’espacement de la parole». Je crée ou suppose une relation génitive: c’est de (i.e. depuis) la parole que j’accède à l’espacement constitué comme trait général – la parole ainsi constituée en génératrice d’espacements. Car bien sûr de l’espacement il y en a toujours: construction d’unité (syntaxique, prosodiques, de construction de tour); respiration; rythme. Autrement dit j’accède à l’idée que l’espacement «appartient» à (n’est plus seulement contenu dans) la parole.
2. Associations: espacement & X
L’objet de cette partie est de donner à lire des sensations sur l’espacement tel qu’il se manifeste dans des extraits. Un peu plus loin la description se resserrera et proposera de conserver les associations clefs. Une partie de ces extraits a été utilisée pour la composition de la pièce sonore d’Eve Couturier en mai 2008.
Sous forme de liste au style volontairement brut, ce qui suit entend laisser trace d’un travail descriptif, la mise en notes de phénomènes complexes, des alternatives et interrogations liées aux incertitudes interprétatives, voire aux manques dus au type de données lui-même. Pour chaque extrait sont présentés le contexte global où la parole et ses espacements remarquables (remarqués) émergent, les sensations que ceux-ci procurent au descripteur, le tout sous la rubrique «cadre». Exempt de l’illusion objectiviste, le descripteur rassemble ces sensations dans une deuxième rubrique, celle des «associations». Pour des raisons évidentes de risques d’épuisement de la lecture, nous présentons ici une courte sélection de l’ensemble des extraits présentés soit dans la pièce d’Eve Couturier, soit lors d’Ouverture 1 (2), en janvier 2009.
• Extrait Entretien Juliette Binoche
[CADRE] Entretien avec Juliette Binoche, Cinéma Cinéma, INA 1986. Extérieur (café).
Format normé de l’entretien: alternance questions/réponses. L’espacement se situe dans le délai entre la question posée et la réponse: il flirte avec les limites du format, et, dans les réponses même, flirte avec les limites de la mutité. Timidité? Refus de la communication? Impossibilité de s’exprimer? Caprice de la personne interrogée? Réaction de replis face à la situation d’interview? Ou encore espacement comme expression d’un jugement muet sur la situation, sur les questions ou sur l’interviewer, à l’intention du public, sans passer par l’engagement qu’implique la parole?
[ASSOCIATIONS]
— espacement & engagement: étirement de l’espace(ment) entre la question et la réponse. On parle d’étirement parce qu’il y a une forme interrogative et que la question appelle une continuation de la parole: l’attente de la suite de la communication s’étire dans le temps.
— espacement & suspension: suspension donc suspens. Va-t-elle répondre? A-t-elle de quoi répondre? Est-elle présente au moment et à la personne en face d’elle? En situation d’interview, la réflexion de la personne interrogée peut se traduire par un espacement, une suspension de la parole, comme à d’autre moment, la réflexion peut être concomitante de la parole.
— espacement & engagement: justement, ici ce serait un contre-exemple, l’espacement comme signe d’un non-engagement dans la parole, dans la situation et dans le contexte.
• Extrait Candidature François Mitterand 1988
[CADRE] Interview de François Mitterand sur Antenne 2 le 22 mars 1988 à propos de sa candidature aux Présidentielles (studio télévision/INA).
«Êtes-vous à nouveau candidat à la présidence de la république?» –espacement– «Oui». Espacement sous forme de suspens: le Président de la République dont le mandat est en cours va-t-il se représenter ou pas? Suspens pour la France, moment historique. L’espacement n’est pas long, il a la durée minimum permise en-deçà de laquelle il serait dans une sorte d’immaturité indigne de la conversation politique, et au-delà, dans une longueur qui confinerait à la moquerie envers les interlocuteurs présents (les journalistes) et non-présents (les téléspectateurs). Cet espacement a stratégiquement la bonne durée, comme on dit la bonne distance.
[ASSOCIATIONS]
— espacement & ponctuation: représentation sous forme de silence, de toute la réflexion préalable à la réponse.
— espacement & dramatisation: dramatisation due aux circonstances, attente courte mais intolérable (on pense aux résultats sportifs, d’examen etc)
— espacement & engagement: l’espacement ici est lourd de la réponse attendue dans ce contexte politique, il est teinté de l’engagement de celui qui va parler, il est articulé par le contexte de la parole.
• Extrait Foucault
[CADRE] Autoportrait, 1971 (entretien avec Michel Foucault, 21 avril 1971, Radio Canada)
Durant l’entretien, Michel Foucault parle avec véhémence, l’intervieweur l’interrompt alors par une question «choc», résumant sa pensée et la traduisant en proposition d’action. Il y a tuilage de la parole de Michel Foucault et de la question du journaliste, mais il l’entend, s’interrompt (espacement) et répond.
On sent toute l’énergie du discours générée par la véhémence de Foucault stoppée par la question, mais il saisit la perche qui lui est tendue. Ici l’espacement qu’il crée lui permet de reprendre ses esprits, et de rallier l’expression très forte («saboter l’état») émise par son locuteur à son discours, de prendre sa dynamique au compte de sa réflexion, de l’intégrer et de choisir pour cela de répondre de façon brève et décidée «oui, bien sûr» (précédé d’un court «euh»). L’espacement représente le temps nécessaire à l’esprit chauffé de Foucault d’effectuer toutes ces opérations, dans le temps de l’espacement. Trop rapide, on soupçonnerait une complicité avec l’intervieweur. Trop long, on le traduirait en hésitation et donc en auto-sabordage de tout ce qu’il a évoqué avant, en manque de conviction. Le «euh» l’aide aussi, il est l’émanation presque involontaire de la décision de répondre par l’affirmative. C’est un espacement de compression, ou plutôt de synthèse, pour ne pas perdre le fil du discours. Ce dernier change juste de forme en absorbant l’intervention extérieure, et sa réponse du coup se fond à la question, comme si Foucault lui-même avait formulé cette phrase: «je veux que les petits bourgeois sabotent l’état.»
[ASSOCIATIONS]
— espacement & suspension: durée assez conventionnelle de la suspension entre question et réponse, tirant presque vers espacement & dramatisation. D’abord, par la présence du monologue coupé brusquement par une question qui génère une tension et par la forme de résolution que provoque la réponse (oui: on va vers l’action «saboter l’état», un non demanderait des justifications, le oui est franc)
— espacement & action: ici, c’est la teneur du discours, sa dynamique, ce qui est en jeu dans l’échange entre les interlocuteurs et également dans le sens de ce qui est proféré qui est de l’ordre de l’action. C’est donc le croisement de deux régimes: celui du jeu du discours dans le temps (réflexion de Michel Foucault, résumé-question choc de celle-ci par le journaliste, avec ensuite engloutissement par Foucault), et celui du sens: «saboter l’état», verbe d’action, urgence, quasi appel à l’insurrection, faisant de cet espacement une articulation de l’action.
— espacement & engagement: «saboter l’état»: dernière expression avant l’espacement, et qui le provoque, est présente dans la parole articulée du journaliste, dans le silence/espacement de Foucault, et dans sa réponse «oui, bien sûr», trois degrés de la présence du sens dans la parole «totale», c’est-à-dire moments de non phonation compris.
1 son émission claire et articulée,
2 l’espacement synonyme de la réflexion/stratégie du destinataire,
3 la réponse, brève, elliptique et qui déployée donnerait: «oui, bien sûr les petits bourgeois doivent saboter l’état», ou encore «je veux saboter l’état». En effet, la formulation du journaliste: «...en somme, vous voulez...de saboter l’état?» est représentatif du tuilage entre sa question et le discours de Foucault, et deux questions sont contenues en une: «en somme, (le rôle que le petit bourgeois veut jouer est) de saboter l’état?» et «en somme, vous voulez saboter l’état?».
Extrait transcrit:
«La petite bourgeoisie s’est vu confier depuis le 18e siècle par la grande bourgeoisie capitaliste ça a été précisément d’être le relais et l’instrument de transmission de ce pouvoir capitaliste. Et bien puisque la petite bourgeoisie est là à ces relais de transmission du pouvoir le rôle que le petit bourgeois veut jouer le rôle que l’intellectuel petit bourgeois veut jouer dans l’université à la radio à la télévision etc c’est précisément de euh d’empêcher l’exercice de ce pouvoir de le brouiller de casser les les de rompre les connexions de produire des...»
«en somme vous voulez...de saboter l’état»
«euh... oui bien sûr»
— espacement & réflexion: comme dit plus haut, l’espacement sert la réflexion de Foucault, tout comme la question du journaliste, il en fait partie, il est plein de celle-ci.
• Extrait Masculin/Féminin 2
[CADRE] Mademoiselle 19 ans, Masculin Féminin, J.L. Godard, 1966, Arte-Le Monde. Interview factice entre Paul (Jean-Pierre léaud) et Madeleine (Chantal Goya), supposée avoir été élue Mademoiselle 19 ans, en prise extérieure (café).
L’espacement se situe entre une question et une réponse, ou plutôt dans un système de deux questions et de deux réponses. D’abord une question fermée, «pour vous est-ce que le mot réactionnaire à un sens?», réponse rapide sans espacement: «oui», puis la même question mais ouverte (et elliptique) : – «lequel?».....................espacement.........................réponse: – «quelle question!»
L’interviewée est élue Mademoiselle dix-neuf ans, et est précisément et uniquement interviewée pour cela. On pourrait dire: à cause de son âge. À partir de là, elle devient comme un rat de laboratoire sur lequel on fait des expériences, ici des expériences de langage. On lui pose des questions plus ou moins complexes, et on voit comment elle réagit. Dans l’extrait, c’est le sens du mot «réactionnaire». D’abord elle réagit vite: elle affirme qu’elle connaît ce mot. Quand ensuite, on lui demande de préciser, il y a espacement. Un espacement qui confirme ce qu’«on» peut penser à priori d’une jeune fille de 19 ans élue Mademoiselle 19 ans: elle ne sait pas, au fond, ce que veut dire «réactionnaire». Mais nous pouvons écouter la stratégie qu’elle déploie pour éviter de répondre et qui révèle son ignorance. Nous (le public pris dans la fiction) pourrons ainsi dire de cette jeune fille de 19 ans qu’elle est ignorante, mais maligne, ou rusée. Ici, l’espacement lui sert de temps de retournement pour organiser sa fuite de la situation de communication. De plus, elle se contredit: elle dit d’abord «oui», sous-entendu je connais ce mot et son sens, et ensuite, utilise une stratégie pour gagner encore un peu de temps: «Quelle question!» ton exclamatif, qui signifie qu’elle veut se mettre du côté de l’interviewer, le cobaye sort de sa boîte et vient se mettre du côté du laborantin (mais la boîte alors reste vide). Les paroles suivantes iront toutes dans ce sens, donnant le sentiment qu’elle endosse un costume trop grand pour elle, pour finalement ne pas répondre à cette question sur le mot réactionnaire, tout en donnant le sentiment que si elle répondait, cela serait complexe, long, chargé de sens (elle prend l’intonation idoine). L’espacement est ici en même temps vide et stratégique: il sert de révélateur de l’ignorance d’un des locuteurs, et de zone de quasi annulation de ce qui est en jeu dans l’interview par ce même locuteur;
[ASSOCIATIONS]
— espacement & silence: ici le silence associé à l’espacement est pris comme un signal plat, un désinvestissement du jeu question/réponse, une remise en question par l’interviewée des règles du jeu, qui prépare le refus de répondre qui va arriver.
— espacement & suspension: suspension entre question et réponse, trop longue, autant par rapport à une attente normée, que par rapport à la réponse rapide à la question précédente, et même aux questions précédentes (portant sur les thèmes de la propriété, de la richesse et du bonheur matériel). Suspension comme point d’orgue, pour marquer un changement de registre et de positionnement des deux locuteurs l’un par rapport à l’autre.
— espacement & isolation: permet d’isoler un point particulier révélateur du personnage, éventuellement stratégique dans la suite du film, fait avancer le point de vue du spectateur.
• Extrait tarkoslepetitbidon
[CADRE] Christophe Tarkos, "Album Expressif, Improvisations et Lectures", Tome 1, Le petit Bidon, Editions cactus, 2001.
Espacements courts, mais réguliers, séparant des propositions indépendantes et subordonnées. Ce poème se situe dans une lignée poétique (Artaud, Lucas, puis Hubaut, Tarkos) qui est celle du flux de la parole, du flux de la pensée comme émergence de la poésie, la parole comme signe de la persistance du réel (comme la persistance rétinienne), qui s’autorise la répétition et la construction par concaténation. Dans ce contexte, l’espacement n’est plus le blanc de l’imprégnation de la musique des mots, mais plutôt retour en arrière, recommencement, nettoyage, essuie-glace de la formulation. Chaque phrase est poème, est condensation. Le sujet est «banal» (un petit bidon d’huile vide sur la table). Il y a très peu d’indications, pas de symbolique, pas de transcendance apparente. Chaque proposition est presque similaire à la précédente, et l’espacement joue comme réitération de la banalité, de la poésie de la banalité. Sachant que c’est une ruse de poète, une façon de nous faire croire qu’il n’y a pas d’inquiétude, de nous rassurer avant de nous manger (comme parfois dans la parole de Gilles Deleuze, le personnage de l’ogre peut apparaître (3), sous forme de l’irruption d’une tonalité différente de son ton habituellement aimable, autant ici, autre modalité, l’ogre pourrait justement être dans l’hypnose créée par la répétition, la scansion, générant l’inquiétude en soubassement).
[ASSOCIATIONS]
— espacement & ponctuation: Hybridation entre points final et points de suspension, espacement comme moment spécifique dans la révolution de la phrase, comme instrument d’un versus (sillon) dans le texte poétique.
— espacement & contenu: la répétition de tout ou partie de la proposition, avec légère modification à chaque fois est en même temps une façon de recommencer et de construire la parole poétique. L’espacement sert d’effacement, et de moment de fixation des constantes (bidon/table/vide/petit etc) dans la mémoire de l’auditeur.
• Extrait 01Johnwayne
[CADRE] MMMMM, Boris Achour, Sensitive, 2000, Monologue de Michel Prades, aphasique.
Flux de parole composé de trois éléments: phonation articulée, sons apparentés à l’hésitation (variations de «euh»), et espacements. Une valse en quelque sorte. Les moments de phonation sont pratiquement tous mono-syllabiques, très peu à trois ou quatre syllabes. Les «euh» sont plus ou moins étirés. Les espacements sont courts. Le découpage de cette parole contribue à rendre l’anticipation de l’interlocuteur impossible, car celle-ci en temps normal/normé s’appuie entre autre sur l’intonation, la vitesse d’énonciation, le groupement de mots, un nombre de syllabe qui permet de deviner le mot, en plus du sens. Mais ici tout est découpé régulièrement et finement et il y a très peu de modulation, créant une sensation de bégaiement mais sans répétition des syllabes.
Ici, nous sommes en prise directe avec ce qui est révélé de la parole par un disfonctionnement neurologique. Les «euh», le mono-syllabisme et les espacements vont tous les trois dans le sens non pas d’une recherche mnémique (une pêche dans une eau que l’on sait riche en poisson), mais d’une recherche de la venue du mot, «au jour le jour» (la pose de pierres devant soi pour construire le chemin). Une sorte de tic modelant le rapport au monde par le langage.
[ASSOCIATIONS]
— espacement & étirement: comme les «euh», les espacement servent à gagner du temps, ils sont la structure apparente de la construction de la pensée et/ou de la parole.
— espacement & suspension: espacement comme trébuchement de l’expression. Ou encore comme temps de rétablissement de la cohérence du discours: comme une barque emportée par le courant:
1 – parole (ou syllabe): la barque avance (il y a un rameur),
2 – «euh»: elle dérive,
3 – espacement: elle rejoint son itinéraire, reprend en 1 et ainsi de suite...
— espacement & anticipation: il n’y en a justement pas ici de possible pour l’auditeur, par l’émiettement des différentes unités dans cette parole. L’espacement serait plutôt associé à un présent de l’émergence de la parole, un assujettissement à son surgissement, sous peine d’être perdu (cailloux blancs du petit poucet), une parole à deux dimensions. Et ceci parce que très peu d’informations nous sont données à la fois, ce qui laisse soit le champ trop large pour anticiper, soit trop peu de possibilités pour le faire.
3. Espacement: logiques et méthodes.
§1
Puisqu’il est fondamentalement question d’espace(ment), il est question d’étirement, de délai, de différemment, de projection, d’attente, bref de temps. Cependant il ne s’agit pas du temps de l’horloge, d’une fragmentation arbitraire ou calquée sur une organisation des forces (astro)physiques; mais plutôt d’un temps humain, c’est-à-dire incarné dans des pratiques – un temps-ressource pour structurer des actions.
§2
On peut dégager un premier trait spécifique, l’espacement entretenant un rapport étroit avec la structuration du temps: l’espacement est une structuration temporelle du flux langagier selon des savoir-faires spécifiques, sensible à des contextes singuliers, et plus précisément à des cadres de pertinence révélés justement pour partie à travers la description de l’espacement (faite par un observateur plus ou moins familier avec ces cadres), et à travers la manière dont il est traité par les participants à l’activité enregistrée. Car comme dit plus haut (3.§1), on distingue une arena temporelle (le temps «physique» sur lequel l’humain n’a pas prise), du cadre temporel d’activité où le temps est segmenté, catégorisé, incarné à toutes fins pratiques (soit par l’acteur d’espacements, soit par l’observateur, l’auditoire, soit par les deux).
§3
Puisqu’il s’agit pour l’essentiel (i.e. si l’on exclut le pur accident, trouble) d’une ressource sémiotique, on peut tenter de dégager des «raisons stratégiques» vis-à-vis desquelles l’espacement constitue un trait déterminant. Dans Espacement & Silence, point de vide. Il est question d’expérimentation, de mise en genre, d’expression de gravité, de confidentialité, de censure: l’espacement pour modifier et marquer un cadre d’interprétation, pour suspendre le segment de parole et contenir son déploiement «en silence». Dans Espacement & Etirement, point d’absence interprétative chez l’auditeur. Contenir une attente; donner à évaluer l’espace supportable entre une question et une réponse selon telle ou telle variété de rencontre (entretien avec une «star», avec un universitaire non fast-thinker); structurer par allongement vocalique, maintenir, exhiber une position, un format participationnel: voilà ce qu’un usage de l’espacement peut contribuer à «faire sentir», faire comprendre. Dans Espacement & Ponctuation, l’espacement est vu comme configuration d’une production langagière à venir, indication, indice de contextualisation, sur la manière dont est traité ce qui vient; dispenser du «trois petits points», hybridation entre point final et points de suspension; ponctuer l’expression politique en des lieux de la phrase syntaxiquement interdits. Dans Espacement & Interruption, Ego marque une fluidité impossible, ailleurs une distillation d’injonction à la manière de formules adressées au vent; c’est aussi une marque d’attention à la réaction d’Alter. On trouve des traits communs avec Suspension: marquer un changement de registre, naviguer dans l’attente, le laisser-venir-la-parole.
§4
Espacement & Anticipation décrit une projection, une technique d’anticipation chez l’auditeur-participant, mais aussi un effet de perte de compréhension ou de son gonflement, des effets provoqués par la ponctuation, l’étirement, l’isolation, l’interruption, la suspension, la respiration: l’espacement est un principe actif aussi bien chez ceux qui le produisent que chez ceux qui le remarquent, l’évaluent (i.e. font de la proxémie ethno-linguistique). Si bien que l’effet d’an- nonce lié à l’espacement peut prendre une valeur (stratégie et effet) dramatique d’Engagement.
§5
Dans la majorité des cas décrits, l’espacement constitue non seulement une ressource pour structurer la parole en action, organiser l’activité qu’elle contribue à rendre visible, mais encore une (ethno)méthode se décrivant à mesure qu’elle se fait – révélant des raisonnements pratiques sur la manière dont la parole se répand, s’épanche, se disperse. L’espacement est donc bien une action en soi, une conduite interactionnelle et une ressource sémiotique répondant à des conventions d’usage, soumis à une renégociation et une réinterprétation à chacune de ses occurrences remarquables. Il a ses logiques, ses méthodes, et ses effets structurant tant sur le plan de l’organisation des pratiques verbales, que sur le plan de la compréhension de celles-ci.
1- Repris de Harvey Sacks, lecture «Eveyone has to lie » (1967), in Lectures On Conversation, 1992: Blackwell
2- Premier événement de l’Encyclopédie de la parole, saison 2, le dernier week-end du mois de janvier 2009 aux Laboratoires d’Aubervilliers
3- Claude Jaeglé, Portrait oratoire de Gilles Deleuze aux yeux jaunes, PUF, Perspective Critique, 2005.