Témoignage(s) en Version(s) par Mehdi Idir, spectateur assidu
«La seule chose que nous pouvons faire, c'est de recommencer…
Recommencer depuis le début… Donc, on va essayer de tout préparer
le plus rapidement possible… Il est 21h25, nous avons commencé
tard, mais nous allons prendre 10 minutes. Je suis désolée… Merci.»
Cuqui Jerez, The Real fiction
«On voit souvent la vie comme une progression linéaire. Mais c'est
une illusion car chaque jour, la vie nous offre de multiples choix.
Chaque choix mène à un autre chemin, crée une nouvelle réalité (…).
Un déjà-vu, c’est un aperçu momentané de l'autre côté. On sent qu'on
était déjà venu là avant, et c'est le cas, dans une autre réalité. C'est
un autre chemin, qu'on a déjà pris...»
Walter Bishop, Fringe, saison 1 – épisode 19
Noir.
Bien sûr, c’est une habitude dans tous tes spectacles de questionner la notion même de représentation. Quelles en sont les limites et comment en jouer ? Quelle est la nature de la relation qui se noue entre l’œuvre et le spectateur ? Comment joue-t-on aussi avec les attentes du spectateur ? Où commence la fiction et où finit la réalité ? Comme toujours donc, et depuis le temps que j’en suis spectateur, je dois m’attendre à tout, et pour commencer – même si je crois bien que c’est la première fois – à ce noir et ce silence.
Lumières.
Quelque part au milieu de la journée, au milieu sans doute d’une autre place, le soleil très haut, éclatant. Quelque chose comme la plage d’Ibiza, non ? C’est là, je crois, que depuis l’année dernière vit ta grand-mère… À Ibiza? À Ibiza??? Ce n’est pas sûr… Peut-être alors les bords baignés de lumière de cette piscine où s’entrechoquent les verres à cocktail, sous le regard jaune étincelant du fameux Tigre… Pour l’instant, cela ressemble plutôt à l’heure déserte, au point zéro de ce qui va devenir mon histoire, notre histoire, le premier regard que l’on jette de l’autre côté, qui nous relie et peut-être nous retient: moins que trois fois rien, vraiment rien, le vide…!
Noir.
Aujourd’hui encore, je cherche et je fouille sans vraiment comprendre comment, durant cette courte heure, cet intervalle aussi ouvert que bref, tu as pu à ce point me bouleverser et jouer avec moi-même. À propos, mais c’est quoi ce bruit???
Lumières.
C’est bien ce que je pensais, ce n’est manifestement pas la plage d’Ibiza… Même si ta grand-mère y est, on n’y croise quand même pas des chariots! Pour qui me prends-tu? Quelque part donc au milieu d’un autre espace, au milieu d’un autre temps qu’il faut avec rapidité reconstruire, dans la semi pénombre d’une arrière-salle, d’un magasin ou d’un hangar, dans l’entre-deux infini de ce qui après le montage deviendra ton lieu, ta maison, ton théâtre, ici. Et puis quoi, un simple chariot, comme ça, te semble un début possible?
Noir.
La réalité doit être ailleurs, au milieu de ce gué qu’il me faut à chaque fois traverser, à moins qu’elle ne soit définitivement logée au bout de la course du deuxième chariot qui s’ajoute et de tous les suivants, objets roulants non identifiés. Quelle différence y a-t-il entre un caddie et un diable? Vais-je m’y reconnaître comme tu me l’as promis? Quand cesseras-tu de jouer avec moi à défaire et casser tous les repères?
Lumières.
Règne de la multiplication des objets défiant toute logique de l’accumulation et d’abord la première: avec toi, un plus un dépassent allègrement le deux, la fusion est supérieure à l’addition… Pourquoi m’as-tu conduit dans cet infini croissant, dans cette déferlante matérielle, cet immense capharnaüm? Espères-tu que je m’y perde et que je m’y abandonne ou qu’il me submerge, à la manière d’un tsunami? C’est peut-être bien la plage d’Ibiza finalement, j’y reconnais le parasol de ta grand-mère…
Noir.
Comme je suis inquiet à chaque mi-parcours de cette boîte obscure, nourri des frayeurs qui pourraient apparaître… Inquiet aussi, lorsqu’il faut quitter l’écran noir – on s’habitue à tout! – et que se révèlent dans la lumière les effets des causes soigneusement cachées: un inventaire improbable, jusqu’à saturation, des séries, des familles, cela est sûr, qui roulent, qui contiennent, câblent, électrisent, pendent, tombent, s’emboîtent, rappellent un hypothétique quotidien… Et viennent sculpter l’espace, perpétuellement en train de se modifier, bien au-delà des objets qu’il contient, de leur famille ou du cadre dans lequel ils ont été posés.
Lumières.
Autre bouleversement, cette fois lors de ce qui ressemble à une fin de journée, à la nuit à peine tombée, l’oreille toujours inquiétée par son passage au travers de la chambre noire. Après nos jeux de pistes, au milieu de cet incroyable encombrement, après nos jeux de rôles, jusqu’à celui très drôle où je cherche sans relâche la trace que tu aurais pu laisser, tu apparais, perchée, comme à l’écart même de ton monde. Savais-tu ce que tu faisais en apparaissant? Savais-tu combien ce qui allait suivre garderait ton image comme «impressionnée» au milieu de la tour? Combien ta suspension dans les hauteurs de chaque poste que tu occuperais me rappellerait l’omnipotence de ces dieux «ex-machinés» qui dans les crépuscules baroques cherchent à impressionner?
Noir.
Quelle claque j’ai pris lorsque tu as surgi! Moi, du coup, un peu plus à ma place, j’ose à peine respirer, moins seul face à moi-même et sans doute plus inquiet encore: désormais, c’est le silence qui peuple notre obscurité. Pas vraiment de quoi se rassurer, au contraire… Et tout le temps d’imaginer n’importe quel monstre prêt à surgir des ténèbres. Ce qui a précédé a déjà tellement bouleversé toutes les règles que tu semblais avoir posées…
Lumières.
Tu ressembles, immobile, à la gardienne d’une antre magique qui masque son action de la lumière du jour et préfère agir dans l’ombre. Tu gouvernes ton monde, domines tous ces objets, à la faveur d’une télékinésie savante de l’obscurité. À moins que ton but suprême ne soit de me manipuler... Est-ce pour me séduire que tu me ressors le vieux coup de la pomme? Crois-tu qu’aujourd’hui, la leçon d’Adam puisse être oubliée? Penses-tu qu’en passant juste après aux chips, je n’y verrai pas la même ficelle? Tu auras beau faire des sons dans la lumière et, dans une autre de tes manipulations, lâcher tes cheveux telle Salomé pour me faire une danse revisitée des sept tee-shirts, je ne tomberai pas dans tes pièges: range ta shirtologie et toutes les références qui vont avec!
Noir.
Je sens que tu me prépares une autre surprise. Une à laquelle forcément cette fois, je ne m’attends pas. Un nouveau début, encore, qui ouvrira un autre chemin. Qu’est-ce que tu me réserves? Jusqu’où iras-tu? Quelle autre limite n’oseras-tu pas dépasser? N’es-tu pas capable de tout bouleverser?
Lumières.
Quelque chose de l’approche et de la découverte ou comme après une rencontre : toi et lui dans la pagaille d’une maison. Est-ce que vous emménagez? Est-ce que vous êtes déjà venus là comme au bord d’une fontaine? Comme au premier matin du monde, dans la vapeur nimbée du début du Temps. Vous êtes les premiers à pénétrer dans ces lieux; vous êtes les premiers à vous regarder. À vous offrir ces regards, à renvoyer tout ce que j’ai pu voir à un vaste prologue. Vous vous rapprochez, peu à peu, aussi de nous, réduisez les distances. Nous sommes déjà ensemble.
Noir.
Aujourd’hui encore, je cherche et je fouille dans mon oublieuse mémoire, agitée et perturbée de tout ce que j’ai pu éprouver au cours de cette «folle soirée»: comment moi, quand même pas le dernier des spectateurs – surtout de toi! – j’ai pu à la fois littéralement m’oublier, m’abandonner, me perdre et me découvrir autant à travers cette expérience.
Lumières.
Quelque chose de l’après cataclysme. Vous êtes là, presque dans le noir. Les lieux dévastés, déchiquetés par les grandes ombres, contrastent avec votre calme. Vous restez un temps silencieux, presque figés, comme quand on a partagé une tempête, quand on sait qu’on a échappé de peu au désastre et qu’il ne reste plus qu’un grand cercle sur l’eau. Plus tard, vos voix se font écho, avec la douceur du premier échange. C’est la première fois, le nouveau monde.
Noir.
Jeux de miroir, de répétition qui au-delà de ce numéro essaime partout, ici comme ailleurs, tire ou tisse les ficelles d’un piège où il est toujours plaisant de tomber, de retomber et de se laisser aller.
Lumières.
Après cela, vos voix nous reviennent, presque déjà familières, pour un nouvel épisode, un autre chemin, une nouvelle litanie. Cela devient presque drôle de vous retrouver à chercher entre vous l’essence des choses, comme par défi, encore une fois, par jeu. Une autre série. Vivante, câline, complice. Où l’un provoque volontiers l’autre, jusqu’à l’absurde. Où l’on pourrait rester si l’inéluctable ne venait tout éteindre.
Noir.
Quelle différence y a-t-il désormais entre toi et moi?
Lumières.
Aujourd’hui toujours, le trouble m’assaille et aucune théorie générale ou particulière sur mon «engagement» dans cette proposition ne semble sur le point de me l’expliquer.
Noir.
Paris, le 27 novembre 2011
Texte publié dans le Journal des Laboratoires janv-avril 2012