par Alice Chauchat
Alice Chauchat Pendant votre résidence en septembre dernier, vous avez rapidement choisi de travailler avec des scènes de nature morte plutôt que des scènes d'action. Quelle perception du temps désirez-vous créer avec une telle accumulation de moments suspendus ?
Cuqui Jerez Le fait d'imaginer de nombreux débuts possibles pour un spectacle qui ouvrirait sur une scène de nature morte produit exactement ce que tu décris : une accumulation de moments suspendus. Et ceci est très intéressant pour l'idée d'un début, parce que ça aide à reprendre à zéro, à revenir à une nouvelle possibilité à chaque fois. C'est comme si on rembobinait, comme si on jouait à effacer les moments précédents. Bien sûr, c'est impossible et cette impossibilité est intéressante parce qu'elle permet de ressentir le temps qui passe dans une direction tout en jouant à ressentir un temps multi-directionnel, et je trouve cette relation très amusante.
CJ Nous avons d'abord essayé les deux possibilités (scènes d'action et natures mortes), mais la situation de nature morte nous a rapidement semblé plus intéressante pour travailler le concept de version, dans l'idée des versions d'un début possible. Une situation de nature morte crée beaucoup d'attentes parce qu'on attend que quelque chose se passe, on attend l'action.
CJ Notre première idée était de ne travailler qu'avec la lumière sur scène, en utilisant le plateau sans personne, avec uniquement des accessoires. Mais ça ne nous a pas tellement convaincu, parce que nous voulions travailler avec les attentes, et le fait qu'il n'y ait personne sur le plateau n'allait pas assez loin dans cette direction. Alors nous avons essayé avec des scènes d'action, mais nous nous sommes rendu compte que dès qu'il y a de l'action sur scène, on la suit et on ne regarde plus tellement le reste, alors que je suis très intéressée par la manière dont l'espace se transforme. Alors on a essayé avec des actions en nature morte, et dans un sens ça a très bien marché, parce que cela produit beaucoup d'attentes et qu'en même temps on est capable de percevoir beaucoup de changements et variations dans chaque version.
AC Pendant votre résidence en septembre dernier, vous avez rapidement choisi de travailler avec des scènes de nature morte plutôt que des scènes d'action. Cependant, ces scènes créent du suspens. Comment considérez-vous « l'action » dans votre travail ? Où se passe-t-elle ?
CJ C'est une question intéressante parce qu'elle touche un dilemme que j'ai en ce moment. Dans un sens, je trouve étrange de ne pas avoir d'action sur le plateau, c'est quelque chose que je ne comprends pas encore très bien. Mais ça marche bien ; comme nous travaillons à imaginer de nombreux débuts possibles pour un spectacle, la scène de nature morte crée de fortes attentes et le spectateur se demande ce qui arrivera ensuite. Mais bien que ce soit très intéressant pour le concept, quelque chose me semble encore étrange là-dedans, même si l'action se situe plutôt entre les deux personnes en train d'imaginer comment le spectacle commencera, qui ne sont pas sur scène. Dans les derniers jours de notre résidence en septembre, nous avons commencé à tester une nouvelle direction de travail avec de l'action sur le plateau justement parce que ça nous semblait bizarre, cette situation avec le son enregistré et aucune action sur le plateau, elle nous évoque un film plutôt qu'une situation en temps réel et on trouve ça trop statique pour l'instant. Je ne suis pas si sûre que ce serait très amusant à jouer, au bout d'un moment... C'est pourquoi je voudrais y réfléchir un peu plus.
CJ Le suspens est apparu très tôt comme un outil qui nous permettait de créer de nombreux débuts.
CJ Le suspens était une découverte intéressante dans le processus, parce qu'il nous permet de beaucoup réfléchir à ce que signifie le terme d'attente.
CJ Le fait d'utiliser une scène avec un cadavre est très intéressant pour travailler avec le suspens, parce que nous avons toutes ces références au cinéma mais aussi parce qu'en tant que spectateur, on se demande ce qui s'est passé, comment cette personne est morte, etc...
CJ Le fait de mettre en scène un cadavre nous a permis de beaucoup jouer avec le suspens de la scène de crime, et de penser à de nombreuses différentes versions de la manière dont cette personne a pu être tuée, ou comment elle est morte, et de la placer dans des scénarios très variés. Ça fonctionne plus sur un plan narratif.
AC Pendant votre résidence en septembre dernier, vous avez rapidement choisi de travailler avec des scènes de nature morte plutôt que des scènes d'action. Vous vous intéressez aux versions ; à quel point une nature morte peut-elle varier?
CJ Quand nous avons regardé des scènes de nature morte, nous nous sommes rendu compte que la perception de l'espace, des objets, de la lumière, des couleurs et des textures était plus intéressante parce que dès qu'il y a de l'action sur le plateau, on la suit et on ne regarde plus tellement le reste.
CJ Nous avons d'abord testé les deux possibilités, mais les scènes de nature morte nous permettent plus de travailler avec d'autres éléments du théâtre tels que la lumière, les objets, les textures et la couleur, ce qui est un des buts de ce projet. Je pense qu'une nature morte peut varier d'une infinité de manières et sur beaucoup de plans comme les plans esthétique, formel, narratif, sémiotique, spatial... Mais pour nous, il ne s'agit pas tant de trouver une infinité de possibilités que de montrer le choix en tant que processus.
AC Vous vous intéressez aux versions ; à quel point la même scène peut-elle varier dans l'esprit d'un spectateur ?
CJ J'adore les petites variations et la façon dont ces changements peuvent créer une réalité complètement différente, comme dans le jeu des sept différences. Ce qui m'intéresse, c'est le décalage entre une image et sa version. Le passage entre la référence qu'on a gardé en mémoire et cette nouvelle image.
CJ J'adore les petites variations et la façon dont ces changements peuvent créer une réalité complètement différente, comme dans le jeu des huit différences. Ce qui m'intéresse, c'est le décalage entre une image et sa version. Le passage entre la référence qu'on a gardé en mémoire et cette nouvelle image.
CJ J'aime beaucoup les petites variations et la façon dont ces changements peuvent créer une réalité complètement différente (comme dans le jeu des différences). Ce que je cherche, c'est le décalage entre une image et sa version. Pour observer comment la référence qu'on a gardé en mémoire passe à cette nouvelle image.
CJ J'AIME BEAUCOUP LES PETITES VARIATIONS ET LA FAÇON DONT CES CHANGEMENTS PEUVENT CRÉER UNE RÉALITÉ COMPLÈTEMENT DIFFÉRENTE (COMME DANS LE JEU DES DIFFÉRENCES). CE QUE JE CHERCHE, C'EST LE DÉCALAGE ENTRE UNE IMAGE ET SA VERSION. POUR OBSERVER COMMENT LA RÉFÉRENCE QU'ON A GARDÉ EN MÉMOIRE PASSE À CETTE NOUVELLE IMAGE.
CJ J'aime beaucoup les petites variations et la façon dont ces changements peuvent créer une réalité complètement différente (comme dans le jeu des différences). Ce que je cherche, c'est le décalage entre une image et sa version. Pour observer comment la référence qu'on a gardé en mémoire passe à cette nouvelle image.
AC Avec ce travail, les images se produisent dans deux « espaces » différents : dans l'imagination du spectateur et sur le plateau. Il y a une différence inévitable entre ces deux médias, mais vous variez aussi la manière dont une image racontée devient une image mise en scène. Peux-tu expliquer quelques-unes de ces variations ?
CJ Ce que je trouve intéressant dans le fait d'annoncer quelque chose avant de le montrer, c'est d'observer ce que la variation dans l'annonce produit sur l'imaginaire, combien d'informations on donne et de quelle sorte, si elles sont plutôt complètes ou incomplètes, subjectives ou je ne sais quoi d'autre, et ce que ça fait à notre projection de l'image.
Mais je pense qu'il y aura toujours du changement dans ce transfert, même si nous donnons beaucoup de détails sur l'image qui sera montrée, les spectateurs créeront ou projetteront toujours leur propre image avant de voir celle qui sera produite sur scène, alors il y a encore un écart de plus, là. Si je te dis que je vais te montrer une voiture rouge, tu vas d'abord imaginer ta propre voiture rouge et ensuite tu verras effectivement la voiture rouge que je veux te montrer, mais même si j'explique de façon extrêmement détaillée comment est cette voiture je pense qu'elle sera toujours différente de celle que tu auras imaginée, sans doute similaire, mais différente.
CJ C'est une question intéressante, surtout quand on travaille en collaboration avec d'autres personnes (dans ce cas, c'est nous, les deux personnes qui parlent). Même si on parle de la même chose, chacun projettera une image différente, et c'est exactement ce que nous faisons; l'un de nous propose un début possible et l'autre dit qu'il ou elle l'avait imaginé différemment, et alors nous montrons les deux possibilités. Mais en même temps, les spectateurs ont une autre projection de l'image décrite.
CJ À mon avis les images se produisent dans trois espaces : dans notre imagination (l'imagination des deux personnes qui parlent et imaginent différents début), dans l'imagination du public et enfin sur le plateau.
AC Êtes-vous intéressés par la construction d’une narration au fil du spectacle ? Comment les versions construisent-elles une histoire ?
CJ Nous ne savons toujours pas si nous voulons construire une narration ou pas. Ou à quel point la narration devrait être narrative. Pour l'instant nous restons à chaque fois dans le même moment, au tout début. Nous travaillons sur les choix, pour montrer de nombreux choix différents d'une unique scène, la première scène. L'accumulation de possibilités (ou de choix possibles) crée une sorte de narration, mais nous ne savons pas encore jusqu'où ça peut ou doit aller. Parfois, nous faisons un petit pas en avant et nous décidons de quelque chose, nous décidons que quelque chose restera dans la pièce hypothétique que nous imaginons, et quand ce choix est lié au suivant cela crée une narration. Mais nous avons encore besoin de chercher beaucoup là-dessus, pour mieux le comprendre.
CJ Je ne suis pas sûre d'être tellement intéressée par la création d’une histoire à travers les versions, ou du moins je ne sais pas ce que cette histoire pourrait être. D'un autre côté, je pense qu'une histoire se crée entre les gens qui imaginent la scène. Alors dans un sens je pense que le plan des deux personnes qui imaginent la scène est plus narratif que ce qui se passe sur le plateau.
CJ Je pense que l'aspect narratif des versions est une question d'accumulation, c'est le fait de voir une possibilité après l'autre qui crée une narration avec le temps, pas nécessairement une narration très "narrative", mais une narration quand même.
AC Je pense que différentes narrations se développent dans la pièce : l'histoire de ceux qui parlent, l'histoire de la scène, l'histoire de la transposition d'une scène décrite à une scène présentée en sont trois. Est-ce que vous considérez le jeu que joue le public, en connectant ces trois plans, comme un autre fil narratif ? Si oui, peux-tu le décrire ?
CJ Dans un sens, oui, mais je le vois comme le texte que le public produit. Alors je pense que ceci est le texte écrit par le public, pas par moi.
CJ Oui, mais je pense que ce n'est pas moi qui écris ce texte, que c'est la lecture du public qui produit un texte, de sorte que le public écrit ce texte, pas nous. Il y a toujours ce texte que chaque spectateur écrit par sa propre lecture.
CJ Oui. Je pense que c'est là que le public a son espace, c'est donc un texte, mais ce n'est pas mon espace, c'est l'espace dans lequel le public navigue à travers ces narrations différentes en liant les choses comme il veut. Je pense que c'est l'espace d'une expérience qui crée l'écriture, pas l'inverse.
CJ Oui, je pense que cette narration est créée par le public. Bien sûr, avec les retours du public nous comprenons mieux ce que cette narration peut être, et nous pouvons l'orienter dans une direction ou une autre, mais je trouve important de laisser cet espace aux spectateurs pour qu'ils puissent la produire comme ils veulent.
CJ Oui et non. Je pense que c'est quelque chose que le public peut lire ou pas. Je pense que c'est très personnel et subjectif, la manière dont on lit le travail, et le genre de connexions qu'on peut faire entre ces plans.
Entretien réalisé par e-mail en anglais, en novembre 2010
Traduction : Alice Chauchat
Initialement publié dans le Journal des Laboratoires janvier-avril 2011