Partager

 
 
 
 

Cisambule par Lou Forster


Le «money shot» est la scène dans laquelle un acteur porno éjacule. La rémunération étant liée à l’enregistrement de l’éjaculation elle a donnée son nom à cet instant qui désigne du même coup l’échange marchand entre le producteur et l’acteur. Par extension le money shot désigne dans l’industrie du porno: 1 / le point culminant et la fin de l’action dramatique du film; 2 / le point de convergence entre la fiction construite par le film et l’excitation qu’il est censé provoquer chez le spectateur. Il symbolise donc cette limite vers laquelle la relation du spectateur avec le personnage tend à devenir une relation avec l’acteur. La fiction créée par le film fait place dans le money shot à une pseudo-identité des jouisseurs. Cet instant fait donc culminer le complexe dramatique dans sa totalité car il conjoint le processus marchand (tournage, rémunération, achat) et la relation avec le spectateur individualisé (visionnage, jouissance) par l’intermédiaire de la fiction. Par ailleurs $Shot est une pièce de Jennifer Lacey¹.
Dans la réflexion que suggère ce titre s’articule un des enjeux propre au travail de Jennifer Lacey. Comment les oeuvres peuvent-elles articuler leur processus de création et un modèle public? Plus spécifiquement, comment faire pénétrer les formes et les outils développés pendant le processus au coeur des échanges sociaux?

Les «soins aesthétiques» que proposent Jennifer Lacey, Barbara Manzetti et Audrey Gaisan dans le cadre d’I Heart Lygia Clark articulent, à travers la forme d’un soin corporel proposé à chaque spectateur / client, les pratiques thérapeutiques expérimentées au cours de deux autres projets, mhmmmm (2005) et Projet Bonbonnière (2004). Des compétences développées dans le travail de création (et qui ont donné lieu à des oeuvres) s’actualisent ici dans une forme ready made. Cette forme fait ainsi pénétrer dans l’intimité d’un corps déjà travaillé par les échanges marchands. Dans Les assistantes (2008), la production du spectacle est directement assurée par l’organisation du temps de travail qui a été expérimentée lors du processus de recherche. La division du temps de travail (changement de tâche tous les ¼ d’heures) inspirée des méthodes fouriéristes, a été mise en oeuvre par les danseuses pour produire des matériaux, des outils et un mode de vie avant de devenir la structure dramatique du spectacle. Ainsi le spectacle s’organise-t-il comme le travail nécessaire à la production d’un bien (le spectacle conçu comme un service); et le rapport spectateur/danseuse est seulement institué par la relation d’échange.

Dans chaque cas, les oeuvres mettent donc en jeu des échanges marchands pour actualiser des outils développés pendant le processus de recherche. Jennifer Lacey introduit ainsi des pratiques expérimentales dans les complexes individu-machine-échange développés par l’industrie des services qui tendent à normer les pratiques et à réifier les interactions humaines. On comprend dès lors la place stratégique que peut avoir une réflexion sur le money shot comme paradigme de ce type d’échange.

L’autre versant de cette recherche est une attention particulière aux conditions sociales de production du savoir pour essayer de générer de nouvelles pratiques. Ainsi les processus qu’elle développe se référent régulièrement à leur structure de production. Pour Les assistantes, elle évoque l’envie de «se situer dans la réalité de la situation de production». «Pour produire, en France ou en Europe, on est en résidence (la plupart du temps, dans des centres chorégraphiques) et on vit ensemble. Cet état de fait a été une matière première de recherche»², il a conduit à une organisation spécifique du travail qui est devenu la matrice du spectacle. C’est également le cas pour un workshop donné en août 2010, dans le cadre de l’un des festival de danse les plus renommés d’Europe, ImpulsTanz. Ce festival propose, au-delà des spectacles, un très grand nombre de formations adressées principalement aux professionnels. Il contrôle non seulement le dispositif de production et de diffusion des oeuvres mais également une partie du réseau éducatif. Dans ce cadre, Jennifer Lacey propose aux participants du workshop de prendre à tour de rôle les positions de professeurs et d’élèves pour se donner cours les uns aux autres. À la situation d’échange institutionnalisé elle substitue ainsi des techniques collectives d’empowerment car les élèves sont amenés à expérimenter «l’ensemble des processus et des recettes par où chacun des membres d’un collectif acquiert, grâce aux autres et avec les autres, une capacité propre de penser, de sentir, de décider qu’il n’avait pas individuellement»³.

Ma première fois avec un dramaturge poursuit par bien des traits cette recherche en intensifiant les relations entre les conditions sociales de production de savoir (processus) et leur médiation (inscription dans les relations sociales).

La contribution la plus apparente de chaque «dramaturge dilettante» était l’apport de méthodes et de matériaux qui venaient s’adjoindre, se mêler ou structurer les matériaux proposés par Jennifer Lacey: un solo de danse contemporaine, un texte poétique de réflexion sur l’histoire de la danse et ses propres qualités d’interprètes. Alain Kleiman, Cédric Schönwald, Philippe Zourgane⁴, Déborah Braun, Bruno Bonhoure et Laurent Golon ont enrichi ces matériaux et ces pratiques de leurs savoirs respectifs dans le cadre d’un dialogue réglé avec l’auteur. Chaque modèle public témoignait ainsi d’une assez grande diversité des approches et reflétait ce que Jennifer Lacey nomme de manière un peu emphatique des «conflits de contemporanéité»⁵. Si les conventions esthétiques d’une certaine forme de danse contemporaine pouvaient s’en trouver froissées, chacune des propositions aurait pourtant pu s’intégrer dans le champs des pratiques contemporaines des arts vivants. Il n’y avait pas à proprement parler de «choc esthétique», les collaborations avec les dramaturges ne créaient pas des formes foncièrement nouvelles, elles négociaient plutôt un jeu subtil d’identité et de différence avec les normes esthétiques. Les collaborations venaient, en effet, s’intégrer dans un champ où l’hybridation des pratiques est monnaie courante soit que l’on constate que le théâtre est souvent un espace «multi-média» susceptible de favoriser les rencontres, les collaborations ou les synthèses entre les arts, soit que l’on observe que le système de l’assurance chômage des intermittents du spectacle favorise une réappropriation du temps de l’activité dans des démarches d’auto-formation, soit que l’on réintègre ces pratiques dans le champ de la post-modernité.

La déterritorialisation des pratiques de chaque dramaturge venait plutôt remettre en cause la spécialisation du rôle de dramaturge. Réapparue dans la danse à la fin des années 80 cette fonction apparaît, dans le dispositif proposé par Jennifer Lacey, comme une forme de collaboration favorisant l’articulation de différentes pratiques dans le but de produire un spectacle. Les savoirs très spécifiques de chaque «dramaturge dilettante» venaient donc concurrencer ceux des spécialistes qui détiennent le monopole des procédures de création. Sur les identités catégorielles crées par les institutions, Jennifer Lacey démontre donc la primauté des affinités construites. On pourrait cependant regretter que la dénaturalisation de la fonction de dramaturge au profit d’une composition renouvelée des subjectivités singulières se soit fait dans une fonction où la spécialisation reste tout de même relativement faible.

ARF

¹ En collaboration avec Nadia Lauro (2000).

² Dossier de Presse Jennifer Lacey, Festival d’Automne à Paris 2008, texte en ligne: www.festival-automne.com

³ Isabelle Stengers, «Le Défi de la production de l’intelligence collective», entretien réalisé par Andrée Bergeron, in Multitudes, n° 20, printemps 2005, consultable sur http://multitudes.samizdat.net/Le-defi-de-la-production-d

⁴ Dont je n’ai pas vu la présentation

⁵ Cf. Le Journal des Laboratoires de septembre-décembre 2010, Confronter les contemporanéités correctes, entretien avec Jennifer Lacey pp.41-45.