L'Europe, espace de traduction: la politique de l'hétérolingualité par Boris Buden, Birgit Mennel et Stefan Nowotny (eipcp) (traduit par Virginie Schmidt)
Le présent texte a pour objet d’avancer quelques idées générales qui sous-tendent le contexte de la recherche et des activités à venir dans le cadre du projet L'Europe, espace de traduction: la politique de l'hétérolingualité. Début septembre 2011, les Laboratoires d’Aubervilliers accueilleront un atelier qui rassemblera différents acteurs sociaux œuvrant dans la commune d’Aubervilliers et ses alentours. Cette rencontre constituera sans doute l’un des éléments majeurs du projet.
Nous partons d’un constat somme toute banal : quelle que soit sa forme (voire son absence de forme) «finale», l’Europe ne peut exister sans traduction. Si tous s’accordent sur ce point, très peu sont conscients de l’immense portée de cette idée. Plus rares encore sont celles et ceux qui sont préparé/es à envisager la traduction, notion autrement modeste liée à la pratique linguistique et littéraire, comme jouant un si grand rôle dans la formation de l’Europe en tant que projet politique. Étienne Balibar est l’un d’eux. Il a radicalisé la question de la construction de l’Europe en tant que démocratie. La création d’un espace public européen commun en est bien sûr une condition sine qua non. Cependant, pour qu’un espace public qui fonctionne soit constitué, quelle langue faudra-t-il parler? Anglais? Français, allemand, castillan? (Mais pourquoi pas slovaque, letton, maltais, ou bien encore arabe, chinois ou wolof? En effet, toutes ces langues sont parlées en Europe…)
Puisque cette question, si essentielle pour la future Europe, se réfère très manifestement à un champ hétérogène de pratiques linguistiques qui ne peuvent s’entendre comme les simples «exercices» de codes linguistiques donnés, on ne peut limiter la réponse qui s’y rapporte à une langue nationale unique. Selon Balibar, la construction d’une démocratie transnationale s’oppose ouvertement à la notion de monolinguisme sur laquelle même les démocraties prétendument les plus développées sont fondées. C’est pourquoi il suggère un modèle différent: d’après lui, la future langue de l’Europe ne peut s’imaginer qu’en termes de «pratiques sociales de la traduction», c'est-à-dire dans un système en évolution permanente lui-même composé de coutumes linguistiques différentes et en constante interaction. Ainsi, la notion de traduction, ou ce qui est souvent désigné comme «traduction culturelle», permet d’envisager la vision d’une nouvelle société transnationale ou postnationale, de son espace public commun, de sa vie politique démocratique, et des formes futures de son système culturel et éducatif. Selon Balibar, le concept de traduction pourrait même raviver et avancer la cause de l’émancipation universelle à l’échelle mondiale. Que ce soit d’un point de vue historique ou contemporain, on peut toutefois s’interroger: quels sont, en effet, les liens entre traduction et politique?
Théories de la traduction et la question du politique
Depuis les débuts de la réflexion théorique moderne sur la pratique de la traduction littéraire (principalement), la traduction s’est vue assignée une tâche socio-politique évidente. Cette assertion s’éclaire très nettement à la lumière des théories du Romantisme allemand, où la traduction est définie comme un ensemble de moyens constitutifs à la formation d’une communauté culturelle nationale. En bref, la notion de traduction y est associée à l’idée de la nation comme communauté de langue unique, et donc comme communauté spirituelle (Humboldt). La théorie classique binaire de la traduction et ses termini technici (l’original et sa traduction comme production secondaire, la fidélité de la traduction, l’étrange et l’étrangéité, la domestication, etc.) correspond totalement à l’idée d’un monde vu comme un agrégat de communautés linguistiques et culturelles présentant d’irréductibles différences. Selon ce modèle binaire, la tâche de la traduction ne se limite pas à l’acte d’établir et de faciliter la communication entre ces communautés, elle participe plutôt à leur création, c'est-à-dire qu’elle contribue activement et résolument au soi-disant processus de construction de la nation.
Avec l’abandon du binarisme des théories traditionnelles de la traduction et, par conséquent, du concept d’original (notamment dans le travail de Walter Benjamin), le rôle social et politique de la traduction a également été reconceptualisé: la traduction pouvait désormais être considerée comme un acteur majeur des stratégies de critique sociale et d’émancipation sociale, ou, plus généralement, humaine, inspirées par le Marxisme ou la psychanalyse. Sous sa forme de «traduction culturelle», elle a fini par devenir le concept d’une nouvelle culture transnationale et, en tant que telle, par inspirer un modèle postmoderne et, plus particulièrement, postcolonial, d’émancipation universelle (Homi Bhabha, Gayatri Spivak, ou Judith Butler ont proposé différentes versions de cette idée, laquelle a également été reprise et vulgarisée par de nombreux scientifiques culturels et critiques sociaux).
Toutefois, si elles représentent un contrepoint normatif à l’identification nationaliste et à toute revendication d’une identité pure et intrinsèque, les stratégies émancipatoires de ce genre manquent souvent de véritable articulation politique. Plus spécifiquement, c’est une forme politique capable de transformer une mission « culturelle » en une réalité historique réelle qui leur fait défaut. En d’autres termes, elles ne parviennent pas à remettre en question la forme toujours dominante de la réalité politique contemporaine, c’est-à-dire le modèle de l’État-nation. À plusieurs égards, même un projet supranational tel que celui de l’Union Européenne est construit sur les bases mêmes des principes de l’État-nation historique (en témoigne par exemple son énorme machinerie de traduction conçue pour garantir l’intégrité des langues nationales européennes par opposition à des langues seulement régionales ou des langues parlées par les migrants). C’est pourquoi, tant qu’il reste muet sur le plan politique, la vigueur avec laquelle l’antinationalisme s’exprime sur le plan culturel importe peu. La dépolitisation dont nous parlons ici peut être considérée comme une forme d’impasse pour les différentes stratégies d’émancipation contemporaines, y compris pour celles qui reposent sur la notion de traduction (culturelle). Il s’agit là simplement d’un autre symptôme du phénomène de culturalisation continuelle qui touche les questions socio-politiques, symptôme également typique de la théorie culturelle contemporaine. C’est pourquoi il semble nécessaire d’examiner d’un regard critique la notion de culture même dans ce qu’elle a de «politique», et non de soutenir aveuglément son caractère autoréférentiel, lequel est presque inévitable.
De fait, la notion de la traduction culturelle vouée à forger des processus d’hybridité culturelle, d’après la proposition de Homi Bhabha, échoue lorsqu’il s’agit de traiter des conditions sociales, politiques et existentielles des migrants et des post-migrants, lesquels font l’objet de différentes formes d’exclusion répressive et apparaissent aujourd’hui comme l’incarnation humaine de l’étrangéité intraduisible. De plus, cette notion dissimule et embellit les différentes formes d’exploitation auxquelles les (post-) migrants se trouvent exposés. C’est pourquoi nous considérons comme hyprocrite et politiquement erronée, toute romantisation visant à faire des masses migrantes une nouvelle « élite » transnationale des traducteurs culturels qui serait fidèle à la tâche de répandre l’hybridité, et donc à la mission de changement émancipatoire. En revanche, si l’on décide de s’intéresser plus particulièrement à la problématique de la migration, il convient de se concentrer précisément sur l’écart immense et inexploré entre les grandes promesses théoriques de la traduction (culturelle) et les «rêves brisés» qui en découlent dans la réalité politique.
Tout comme nulle initiative pratique ne peut espérer davantage que de contribuer au renforcement des pratiques sociales cherchant à réduire un tel écart, nous sommes pleinement conscients qu’aucune théorie ne peut, à elle seule, réussir à le combler. Il est primordial que la réflexion sur la traduction s’échappe des cercles fermés des communautés scientifique et artistique et atteigne un espace public plus large où des processus pratiques de traduction (linguistique, culturelle, idéologique, sociale, etc.) se développent dans les contingences de la vie quotidienne. Toutefois, pour les besoins du présent article, nous avons choisi d’introduire une notion qui conteste explicitement les formes politiquement dominantes de monolinguisme et de multilinguisme, et ne tombe pas dans l’écueil de la romantisation et des défauts politiques existant parfois dans les discours bienveillants sur l’hybridité culturelle.
Cette notion d’hétérolinguisme ou, plus précisément et telle que l’a développée Naoki Sakai, «d’adresse hétérolingue» se présente à nos yeux comme un puissant outil capable de reconsidérer et de réinventer non seulement des pratiques linguistiques, mais aussi des pratiques culturelles, éducatives et politiques qui répondent aux processus actuels de recomposition sociale et de nouvelles subjectivations.
Reprenons de façon synthétique les motifs théoriques qui nous ont amenés à adopter ce point de vue, pour ensuite terminer avec quelques suggestions pour aborder d'une manière différente les points évoqués ci-dessus. Comme l’a présenté Naoki Sakai, la notion d’adresse hétérolingue induit trois déplacements importants:
1) Elle ne part pas de la supposition de deux (ou plus) entités linguistiques préexistantes, entre lesquelles la traduction aurait lieu comme une activité qui leur serait postérieure. La traduction y est davantage entendue comme une relation sociale, comme une activité ouvrant un champ de pratiques sociales différentielles, même si celles-ci sont formées et guidées de différentes façons. Seule une certaine configuration et représentation de ces pratiques (dans le contexte de «construction de la nation», par exemple) autorise la construction d’entités linguistiques distinctes, supposées homogènes en elles-mêmes.
2) Pensée en termes de relations et de pratiques sociales, une recherche sur les processus de traduction ne peut se réduire au paradigme de la communication (lequel suggère l’existence de communautés données facilitant la communication d’une part, et des «échecs de la communication» entre ces communautés qui nécessitent le travail des traducteurs, d’autre part.) Elle doit plutôt partir de l’analyse entre différents modes d’adresse. Cette démarche exige toutefois une certaine compréhension des régimes et des pratiques d’adresse dans ce qu’ils ont de plus concret. Ainsi, tout comme les modes d’adresse hétérolingue doivent être étudiés au regard des relations sociales concrètes dans lesquels ils se produisent, il convient d’analyser ce que Sakai appelle (en opposition à l’adresse hétérolingue) « le régime de l’adresse homolingue » au regard des implications politico-sociales directes qu’il impose par sa manière de configurer et de former les interrelations entre différents sujets et différents groupes-sujets.
3) Puisque l’hypothèse d’entités linguistiques homogènes ne permet plus de fonder une interrogation des processus de traduction, les analyses ne peuvent se réduire à des «communautés» consistantes définies par des «langues communes». Dépassant ainsi largement l’idée de «contextes» (ou «origines») linguistiques ou culturels différents, l’étude de la condition hétérolingue doit donc tenir compte de divers types de langues hybrides, de langues brisées, de processus sociolinguistiques telles que le mélange des codes («code mixing») et l’alternance des codes («code switching»), ainsi que des différentes manières dont ces usages linguistiques sont façonnés par des facteurs politiques, sociaux, économiques.
Si la question de «l’Europe en tant qu’espace de traduction» (c'est-à-dire pas uniquement en tant qu’espace donné dans lequel la traduction a lieu mais en tant qu’espace-en-traduction dont le charactère spatial est précisément déterminé par des pratiques sociales traductionnelles) est affectée par ce type de déplacements, il devient particulièrement évident que le défi théorique lié à la perpective de l’hétérolinguisme appelle inévitablement et immédiatement un certain nombre de questions: quelles relations sociales nécessitent et déclenchent les pratiques traductionnelles dans l’Europe contemporaine? Comment, et sur quelles prémisses, ces pratiques traductionnelles sont-elles façonnées et représentées? Si les pratiques traductionnelles sont toujours liées à des modes d’adresse spécifiques, alors quels sont les modes d’adresse dominants dans l’Europe contemporaine (à qui s’adresse t-on, et qui est adressé de quelle manière lorsqu’il faut faire réaliser des tâches de traduction)? Dans le cadre «multilingue» confiné de l’Union Européenne, dans quelle mesure les régimes d’adresse homolingue se rapportent-ils à des pratiques émergeantes d’hétérolinguisme, particulièrement en ce qui concerne les processus de migration dépassant les confinements européens? Quelles pratiques linguistiques et culturelles évoluent dans une situation déterminée par des modes d’adresse homolingue ainsi que des modes d’adresse hétérolingue et, concrètement, comment sont-elles politiquement, économiquement et socialement façonnées?
Texte publié dans le Journal des Laboratoires de mai-août 2011