Entretien avec Bernard Schmid par Marion von Osten et Mica Gherghescu*
Marion Von Osten / Mica Gherghescu Dans la préfiguration de la recherche et de l’exposition Architectures de la décolonisation, une question de très grande importance s’impose, à savoir comment le moment de la décolonisation a changé à la fois les concepts théoriques, les notions politiques et les pratiques artistiques dans l’espace occidental. En même temps, la guerre d’indépendance en Algérie a exercé un effet extraordinaire sur les mouvements sociaux et les mouvements pour les droits civiques dans le monde entier. La solidarité manifeste de mouvements comme les Black Panthers s’est montrée telle que des figures comme Eldridge Cleaver¹ ont émigré en Algérie.
Bernard Schmid Je pourrais juste ajouter que le film La Bataille d’Alger qui a été tourné après la guerre de libération d’Algérie et a été présenté, en 1965 me semble-t-il, par Gilles Pontecorvo au festival de Venise, a beaucoup influencé le mouvement des Black Panthers. C’est un film qui montre à la fois la torture exercée par le pouvoir colonial français, et les pratiques de guérilla du mouvement de libération.
MVO / MG Aujourd’hui, à un moment de rupture, on assiste à l’extérieur de la France au surgissement d’une immense forme de solidarité. On pourrait même affirmer que les mouements anticoloniaux en Algérie et ailleurs ont fonctionné comme des modèles pour la nouvelle gauche européenne. Comment décririez-vous cette relation et cette influence exercées sur la gauche et sur les mouvements sociaux français émergeant dans les années soixante ?
BS Cette influence était énorme ! J’irais même jusqu’à dire que la crise politique profonde de mai 1968 en France est difficilement imaginable, telle qu’elle a existé, sans l’alliance de mouvements contestataires qui a été préfigurée pendant la guerre d’Algérie. À ce moment-là en effet, il y a eu en France des ruptures au sein de la gauche : la position du Parti Socialiste, au gouvernement de 1956 à 1958, était clairement une position de soutien à la guerre coloniale. C’est Guy Mollet, alors Président du Conseil (l’équivalent de notre actuel Premier Ministre), qui envoie les conscrits en Algérie. François Mitterrand est Ministre de la Justice et c’est lui qui fait guillotiner des combattants FLN (Front de Libération Nationale) pour la décolonisation, y compris d’ailleurs un militant européen, Fernand Iveton, un communiste qui avait combattu aux côtés de ses camarades arabes et berbères.
Le Parti Communiste français, alors deuxième parti politique après avoir été le premier en termes d’importance électorale, de nombre de militants et de sympathisants, est officiellement favorable à la décolonisation. En même temps, c’est un parti qui, pour différentes raisons liées aux intérêts de l’Union Soviétique ou aux alliances recherchées avec le PS et la SFIO (Section Française de l'Internationale Ouvrière), freine des mouvements contestataires un peu trop décidés par rapport à la guerre d’Algérie. Par exemple, les premiers mouvements appelant à la désertion des appelés pour l’Algérie sont condamnés par le PC comme « aventuriers ». Néanmoins, des militants de la base du PC y participent ensemble avec des communistes libertaires, des anarcho-communistes, ou des trotskystes. Peu nombreux, ils parviennent quand même à déclencher des mouvements de protestation spectaculaires pour l’époque, qui trouvent de nouveaux alliés chez les chrétiens de gauche, très actifs dans la dénonciation de la torture à travers l’ACAT (Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture) et le journal Témoignage Chrétien, et chez des socialistes et des communistes dissidents. Cela débouchera à la fin des années cinquante sur la création du PSU (Parti Socialiste Unifié) qui sera, dix ans plus tard, l‘un des porteurs du mouvement de mai 1968. Il y a donc une alliance entre communistes en rupture de rang avec un appareil stalinien autoritaire, socialistes critiques, chrétiens progressistes, anarchistes, trotskystes… La branche maoïste n’existe pas encore, mais cette constellation préfigure ce qui sera le noyau intellectuel et politique du mouvement de mai 68, auquel s’ajoutent des millions de jeunes gens, ouvriers, étudiants et lycéens. Mais la colonne vertébrale, c’est une critique intellectuelle qui a été formulée notamment par le journal Socialisme ou Barbarie, qui jouera lui aussi un rôle, à partir de la fin des années cinquante, pour les soixante-huitards.
Je pense que c’est particulièrement vrai en France aussi pour l’autre coté de l’échiquier politique : on ne peut guère comprendre l’histoire ultérieure de l’extrême-droite en France sans la guerre d’Algérie, si on pense à la mémoire collective des militants du Front National. Pour l’anecdote, j’ai récemment assisté comme observateur au dernier congrès du FN. Lorsque j’ai demandé à certains délégués âgés, auprès desquels j’étais assis, d’où ils venaient, ils ont répondu « Aix », « Toulouse » ou « du sud-ouest de la France ». Mais entre eux, la question s’est très vite posée : « D’où vous venez réellement ? » et ce « réellement » désignait des localités en Algérie. C’étaient ces « autres », les Pieds-noirs français qui avaient quitté l’Algérie avec la décolonisation. Je pense que cette mémoire joue un rôle énorme dans un milieu situé à la charnière entre la droite et l’extrême-droite, qui a beaucoup contribué au succès du FN, avant de basculer en 2007 pour Nicolas Sarkozy.
Dans le monde, je pense aussi que la guerre de décolonisation de l’Algérie a galvanisé les mouvements de décolonisation, parce que c’est dans cette partie du continent africain qu’a eu lieu la lutte la plus dure, la plus acharnée, pour la décolonisation. D’ailleurs, vu les événements en Algérie, la France avait pris le devant dans d’autres pays, accordant une indépendance sous contrôle à ses anciens protectorats (la Tunisie et le Maroc en 1956), avec des régimes favorables (en tout cas pour le Maroc) au maintien d’un certain contrôle économique français. De Gaulle a fait de même pour une douzaine de pays de l’Afrique subsaharienne dont il a décrété l’indépendance en 1960, tout en maintenant le contrôle sur des régimes très souvent choisis. Seul le Cameroun subit à l’époque une guerre de décolonisation, méconnue et très violente.
Sur le continent africain et dans le monde arabe, l’Algérie représente la lutte la plus sanglante parce que c’est là que le pouvoir colonial bloque le plus le processus de décolonisation en soi, en partie parce que plus d’un million de colons européens y vivent. Ensuite, l’Algérie joue un rôle particulier dans l’imaginaire collectif : c’était le phare du christianisme implanté de l’autre coté de la Méditerranée, le phare de la civilisation européenne. Pour la droite et pour les nationalistes, le FLN est en outre abusivement assimilé au communisme. Ainsi, dans l’imaginaire des nationalistes et des ultranationalistes, l’Algérie risquait d’être emportée par un mouvement décrit à la fois comme musulman, donc islamique et barbare, et communiste.
MVO / MG Vous avez parlé de mémoire : la guerre d‘indépendance en Algérie a entraîné en France un climat de répression, de censure puis, après les évènements, une sorte d’amnésie. Le massacre du 17 octobre 1961 est probablement l’une des facettes les plus brutales, les plus sanglantes, et peut-être les plus médiatisées de cette histoire…
BS Non, pas médiatisée justement. On n’a commencé à en parler qu’en 1991 avec le livre de Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris, en référence à la bataille d’Alger qui s’était déroulée en 1957 et qu’on voit d’ailleurs dans le film de Gilles Pontecorvo. Le livre d’Einaudi a brisé un tabou, un silence absolu. Et ensuite le remarquable livre d’Anne Tristan, Le Silence du fleuve de 1995. Avant, c’était un tabou absolu. La version officielle affirmait qu’il y avait eu deux
morts, alors qu’il y en a eu trois cents. Deux morts qui, d’ailleurs, selon la version officielle, avaient été tués dans des échauffourées entre le FLN et un parti concurrent, le MNA (Mouvement National Algérien) de Messali Hadj, qui à ce moment-là n’existait quasiment plus sur le territoire de la France métropolitaine même s’il restait implanté dans certaines régions de l’Algérie². Mais pendant la guerre il y avait un black-out total, d’autant plus que la manifestation du 17 octobre 1961 rassemblait des Algériens seuls. Le PC a renoncé à participer en raison d’un désaccord politique sur les mots d’ordre, et la manifestation s’est déroulée sans le soutien européen. Une violence extrême s’est déchaînée, sous les ordres du préfet de police, Maurice Papon³. Les Algériens vivant en France métropolitaine étaient totalement isolés à ce moment-là. Pour des considérations liées à la politique internationale, le PC et la CGT ne se sont que partiellement engagés⁴.
Quelques semaines plus tard, le 8 février 1962, le PC et la CGT ont manifesté pour réclamer non pas l’indépendance, mais la paix en Algérie. Ce jour-là, au Métro Charonne, dans le 11e arrondissement de Paris, il y a eu neuf morts, six hommes et trois femmes. Les gens étaient bloqués par les grilles fermées du métro, et les policiers leur jetaient des gaz lacrymogènes, ou même, selon certains témoignages, des tables et des chaises. C’était un massacre mais qui, sans banaliser le fait, n’avait rien à voir avec celui du 17 octobre. Il y a eu un enterrement de ces neuf personnes tuées quelques jours plus tard, en présence de dizaines de milliers de manifestants. Dans l’imaginaire collectif du mouvement ouvrier français, principalement composé à l’époque de membres du PCF et de la CGT, c’est ça qui a pris toute la place parce que c’étaient des gens « à nous », auxquels il était facile de s’identifier. Pendant trente ans, quand on pensait répression et censure pendant la guerre d’Algérie, on pensait, à gauche, au métro Charonne. Cela a contribué à chasser, à refouler la violence autrement plus extrême du 17 octobre 1961. Mais je pense que si les pires aspects n’ont pas été médiatisés, ils sont restés présents, refoulés dans la mémoire collective.
En parlant de mémoire collective, lors des émeutes dans les banlieues en novembre 2005, le gouvernement de Dominique de Villepin et du président Jacques Chirac a mis en vigueur à partir du 8 novembre 2005 la loi du 3 avril 1955 : une loi datant de la guerre d’Algérie qui offrait tout un arsenal permettant notamment de censurer les médias (c’est aujourd’hui un peu plus compliqué à l’ère de l’Internet) ou encore l‘arrestation sans charge concrète de personnes qui présenteraient des risques pour l’ordre public. Cette loi permet pas mal de choses qui n’ont pas été mises en pratiques à ce moment-là, en 2005, sauf une : les couvre-feux. Un couvre-feu local a été instauré dans 26 départements, par exemple à Evreux, ville dont l’ex-ministre de l’Intérieur, Jean-Louis Debré, était le maire. On y a enfermé avec des barrières tout un quartier pendant huit jours, de 22h à 5h du matin. Le fait de remettre en vigueur une loi qui date de la guerre d’Algérie faisait appel à la mémoire collective, à la fois celle des « Français de souche » mais évidemment aussi celle des personnes immigrées, surtout d’Algérie.
MVO / MG Le cinéma a joué un rôle pivot à cette période. Des films contre le colonialisme comme Afrique 50 de René Vautier, qui a été interdit pendant plus de quarante ans. Vautier a même été incarcéré. Est-ce que vous voyez une continuité entre la censure exercée pendant la guerre d’Algérie et les politiques (actuelles) en France ?
BS Afrique 50 date d’avant la guerre d’Algérie, de 1950. René Vautier avait tourné dans ce qui était à l’époque l’Afrique occidentale française, l’A.O.F. Il a notamment montré les images d’un village qui a été détruit par la répression coloniale, dans ce qui est aujourd’hui la Côte d’Ivoire. Mais c’était le prélude à la guerre coloniale. Les colonies ont commencé à bouillonner dès la sortie de la Seconde Guerre Mondiale, au retour des dizaines de milliers de soldats de ces pays se sont battus et ont perdu la vie en Europe et pour la liberté de l’Europe. Et puis il y a eu le massacre de Sétif en Algérie le 8 mai 1945, puis celui de Guelma. Puis la répression militaire dans le Nord-Constantinois, après que des Algériens aient tué des colons. Ce qu’on voit dans le film Afrique 50 est un prélude à ce qui va se passer mais on n’est pas encore au plus fort des guerres coloniales qui se déroulent effectivement à partir de 1955 en Algérie, suite à la tentative de déclencher la lutte armée.
Oui, Vautier était un pionnier. D’autres militants ont ensuite été incarcérés en grand nombre pendant la guerre d’Algérie, notamment ce qu’on appelait les « porteurs de valises », qui allaient apporter une aide matérielle au FLN, des papiers ou parfois des armes, ou qui aidaient à la collecte de fonds. Il y avait des réseaux de militants anticolonialistes qui étaient démantelés avec des gens envoyés en prison pour des années, comme le réseau Jeanson, le réseau d’Henri Curiel. Mais René Vautier a été l’un des premiers à dénoncer fortement le colonialisme avant même les guerres coloniales et a payé personnellement un prix fort.
MVO / MG Pour revenir à l’actualité brûlante, on voit en ce moment le changement radical qui se déroule en Égypte et dans beaucoup d’autres pays nord-africains. Il semble que les jeunes sont très actifs dans ce mouvement de contestation parce qu’ils sont excédés par le pouvoir des anciens régimes oligarchiques. On a assisté à la montée de la contestation en Tunisie, en Algérie, en Égypte, maintenant en Libye. Quelles étaient leurs revendications alors et où en sont-elles maintenant ? Peut-on comparer avec le bouillonnement de la jeunesse en France ?
BS Le mouvement en Tunisie s’est déclenché le 17 décembre quand un jeune chômeur, Mohamed Bouaziz, s’est immolé par le feu (il est décédé le 4 janvier 2011 dans un hôpital de Tunis). Dès le lendemain, il y a des affrontements entre d’autres jeunes précaires et la police, qui s’étendent dans tout le pays au cours du mois de décembre. Les premières manifestations à Tunis ont lieu à partir du 25-26 décembre 2010. En France, c’est territorialisé. Dans un contexte très différent donc, on pourrait comparer partiellement ce mouvement des jeunes de Tunisie qui n’en peuvent plus et qui s’en prennent aux policiers et à certains bâtiments publics, aux émeutes de novembre 2005 dans les banlieues françaises. Il est vrai qu’en Tunisie, il est ensuite relayé par un mouvement syndical, de l’opposition politique, plus structuré, qui baigne dans le mouvement de masse d’une société majoritairement jeune, à la différence des sociétés européenne et française⁵. En France, le relais n’a pas eu lieu ; il est resté territorialisé aux banlieues pauvres, populaires, où il n’y a d’ailleurs pas que les filles et les fils des immigré/e/s qui participent⁶.
En raison de la structuration de la pauvreté en France, qui cantonne les gens dans certains territoires, il existe en Île-de-France une très forte proportion de filles et fils français issus de l’immigration, même s’il y a toujours eu des couches populaires « blanches » qui vivent aux mêmes endroits et qu’on voit peut-être moins parce que les médias se focalisent moins sur eux. Ce sont eux qui ont encore pu quitter l’Île-de-France quand le chômage a commencé à monter en 1965. En Île-de-France, une séparation s’est opérée au moment du premier grand plan de licenciement, quand on a licencié les immigrés d’abord et que les ouvriers blancs se sauvaient de certaines zones au commencement du basculement dans la misère. En 2005, une partie de l’extrême-gauche a essayé de reprendre le mouvement avec des syndicats comme la FSU ou l’Union syndicale Solidarité, mais il n’y a pas eu le même déroulé.
En Tunisie, comme l’opposition était muselée depuis des décennies, elle a pu construire sur les émeutes qui provenaient à l’origine des affrontements des jeunes avec la police, des jeunes qui tombaient sous les balles par dizaines dans les villes du centre et de l’ouest de la Tunisie, à Sidi Bouzid, à Kasserine, à Thala. Sinon, la dynamique est difficilement comparable avec ce
qui se passe en Europe centrale ou en Europe de l’Ouest, où il y a des oppositions structurées, des réseaux – syndicaux ou autres – qui canalisent les mouvements de contestation. Dans des pays où tout était bouché parce qu’il n’y avait pas de liberté d’expression sociale et politique, il est sûr que cela a contribué à créer l’irruption, à cause d’une énergie qui était bloquée et qui s’est libérée d’un seul coup.
Je pense qu’au premier moment en Tunisie, en Égypte, tout le monde était d’accord pour réclamer la fin des régimes en place, parfois depuis plus de trente – quarante ans. Au début, les slogans étaient : « Dehors ! », « Casse-toi ! », « Dégage ! », en français c’était le dernier qui dominait. Ensuite, ils ont été repris d’abord en français par les jeunes d’Égypte qui utilisaient Internet et Facebook. Maintenant c’est dans toutes les manifestations des pays arabes, en arabe : « Irhal ! ». Derrière ce consensus sur ce qu’on ne voulait plus, il y avait une volonté de démocratie, de liberté d’expression, le refus de la peur de tortures, d’arrestations, d’arbitraire ; mais aussi des revendications sociales. Cela y compris parmi les couches moyennes, parmi des avocats qui ne souffrent pas de pauvreté mais réclament la défense des droits de l’homme. La question sociale est moins explosive en Libye, parce que la population est peu nombreuse et que le pays s’appuie sur les richesses du pétrole, bien que la situation des jeunes soit très difficile. Les manifestations ont commencé en Libye 1. parce que des logements sociaux étaient livrés en retard à cause de la corruption, et 2. parce qu’il y avait des avocats et des magistrats qui avaient fait un mouvement à Benghazi, la deuxième ville du pays, pour libérer un avocat qui avait défendu des familles mortes lors d’un massacre en prison à Tarabulus / Tripoli en 1996.
MVO / MG Croyez-vous que la révolution d’aujourd’hui reste une étape / une phase du processus de décolonisation ou plutôt un effet de la dynamique transnationale de migration et globalisation ?
BS Cela peut être les deux. Evidemment il y a une dimension mondiale, liée à l’évolution des technologies de communication. C’est la première fois qu’un mouvement prend des dimensions continentales et transcontinentales en aussi peu de temps. Là, contrairement aux pays de l’ex-URSS par exemple, ce sont des pays qui n’ont pas de centre commun. Les images et la dynamique sont passées d’un pays à l’autre, jusqu’à Djibouti par exemple, un pays africain en marge du monde arabo-musulman. Des mouvements s’annoncent le 7 mars en Angola, un pays ni arabe ni musulman. Il y a aussi eu aussi une marche de Congolais aux cris de « Kabila dégage ! » samedi 19 février dernier à Paris, à Château Rouge. Au Gabon, il y a un mouvement universitaire très fort dont on parle très peu en France malgré une forte répression, parce que c’est une des pièces maîtresses du dispositif du contrôle néocolonial français en Afrique : le Gabon est un pays avec une faible population mais avec beaucoup de richesses du sous-sol. En Chine, on compte trois tentatives de faire des manifestations, d’autres tentent de s’organiser sur Internet, malgré une police qui veille.
Avec le développement mondialisé des technologies d’information et de communication, l’étincelle fait le tour du monde plus vite, mais il est vrai aussi que le feu ne prend pas partout en même temps. Évidemment, cela prend là où il y a une proximité, non seulement géographique, mais aussi linguistique, qui fait que des chaînes de télévision, Al Jazeera ou Al Arabiya, transmettent les images, les messages des manifestations dans lesquelles d’autres se reconnaissent facilement. Même si la différence de situations est très forte entre le Bahreïn par exemple, où il y a des manifestations énormes à l’échelle du pays, et le Maroc, à 3000 km de là, où des manifestations ont eu lieu en février et où il y en aura d’autres à la fin du mois puis le 20 mars. L’Algérie est un peu différente : la mayonnaise ne prend pas pour des raisons qu’il faudra discuter, en particulier parce que c’est un pays traumatisé par la guerre civile dans les années 1990. Le RCD, parti politique algérien libéral, a essayé de coordonner le mouvement sans mot d’ordre social, mais les gens se méfient de tout ce qui est classe politique en Algérie. Alors qu’il y a déjà eu des émeutes les 6 et 9 janvier, ainsi qu’en 2010 (les chiffres disponibles indiquent respectivement 9 000 et 11 500 émeutes à l’échelle du pays, tout au long de l’année), mais localisées, sur des besoins élémentaires. Là, pour la première fois, en janvier 2011, des émeutes en lien avec l’opposition politique ont eu lieu dans le pays entier, avec 800 blessés et 5 morts. C’est un chaudron qui englobe plusieurs pays arabes, le Bahreïn, le Yémen, l’Égypte, la Tunisie, la Libye maintenant, dans une moindre mesure le Maroc (où il y a eu 5 morts dimanche dernier, 20 février, lors d’une manifestation qui a rassemblé 100 000 personnes). Il s’agit donc certainement d’un mouvement transnational et on verra si cela enclenche des dynamiques en Angola, par exemple.
MVO / MG Justement, peut-on émettre des prévisions sur ces dynamiques ?
BS Il faudrait être prophète ! Je n’oserai pas un pronostique général sur ce que cela va amener, y compris à l’intérieur des pays où des changements de direction ont lieu. Les répercussions sont mondiales, on le voit déjà avec la hausse des prix du pétrole. La question de la distribution des richesses va se poser d’une façon de plus en plus exacerbée. Cela va accroître les contradictions, y compris sociales.
Pour en revenir à votre question précédente, il s’agit dans une certaine mesure d’un mouvement de décolonisation, dans le sens où il s’agit de régimes mis en place immédiatement après la décolonisation par les puissances occidentales comme des bouchons pour ne pas laisser monter d’autres forces. Ben Ali et Moubarak avaient construit tous les deux des empires financiers, de même que Kadhafi. Ces pouvoirs étaient liés à la dynamique du capitalisme mondialisé et aux intérêts des puissances occidentales (il y avait des investissements russo-chinois en Égypte, mais le régime était majoritairement lié à l’Occident) ; la France dans le cas tunisien, l’Italie pour le cas libyen, les États-Unis pour le cas égyptien. Dans ce sens-là, elles contribuent à une sorte de décolonisation où les populations reprennent le flambeau initial des espoirs qui étaient liés au départ des puissances coloniales.
Entretien publié dans le Journal des Laboratoires de mai-août 2011
* Entretien réalisé le 23 février 2011 à Paris.
Bernard Schmid est né en 1971 en Allemagne. Arrivé en France (définitivement) en 1995, il a fait des études de droit en France et en Allemagne. Il détient un doctorat de droit de l'université de Nanterre. Actuellement co-responsable du service juridique du MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples), il est par ailleurs auteur d'articles ‒ en français et en allemand ‒ sur l'extrême droite, sur l'histoire et l'actualité de l'Afrique du Nord (et particulièrement l'Algérie) et le mouvement syndical. Il a publié plusieurs livres, dont le dernier portait sur la « Nouvelle Droite » et son « nouveau » racisme. Un livre sur la France et l'Afrique est en préparation.
Mica Gherghescu est historienne de l'art et doctorante au CRAL-EHESS. Elle est chargée de la coordination du projet Architectures de la décolonisation auprès de Marion von Osten.
¹ Leroy Eldridge Cleaver (1935-1998), militant des droits civiques et essayiste américain, fut un membre important du parti Black Panther (NDLR)
² Il est vrai que le FLN s’est ensuite débarrassé de ce concurrent pour implanter le modèle du parti unique avec la guerre d’indépendance, sous l’influence des militaires qui avaient pris le pouvoir en son sein. Dans l’esprit de certains dirigeants, c’était un état passager qui devait disparaître à l’indépendance, mais le FLN est finalement resté parti unique jusqu’en 1989. C’est une évolution qui est assez critiquable à l’issue de l’indépendance. (B.S.)
³ On connaît aujourd’hui le bilan assassin qu’il avait entamé durant la Deuxième Guerre Mondiale sous l’occupation nazie. Maurice Papon, après avoir été Secrétaire Général de la Préfecture de Bordeaux de 1942 à 1944, responsable de la déportation de 1700 juifs de Bordeaux et du sud-ouest de la Gironde, a aussi été préfet du Constantinois, zone où la guerre d’Algérie était particulièrement sanglante, en 1955. (B.S.)
⁴ Afin de ne pas compromettre l’équilibre de la Guerre Froide, l’URSS décourageait une opposition communiste radicale en France. (B.S.)
⁵ Même si la France est le pays d’Europe où existe la plus forte natalité ; mais les générations sont structurées différemment en Afrique du Nord (B.S.)
⁶ Celui qui a pris la plus grave peine de prison en 2005, quatre ans et demi, était un jeune « blanc » ou « de souche », Jeremy van Gent, d’origine flamande, pour avoir mis le feu à un magasin de meubles (B.S.)