Formes de vies et écosystèmes des oeuvres d'art, entretien avec Franck Leibovici par Grégory Castéra
 

Lundi, 10h, dans la cuisine d'un appartement.
 
Grégory Castéra  Bonjour Franck
 
Franck Leibovici  bonjour
 
GC  Nous ne nous sommes jamais vu aussi tôt.
 
FL  oui. c'est difficile.
 
GC  As-tu encore beaucoup de rendez-vous aujourd'hui?
 
FL  je suis né fatigué.
 
GC  Allons-y. Tu veux du thé?
 
FL  non, juste de l'eau.
 
GC  Aurais tu des précisions à apporter sur la notion de formes de vies, suite aux premières réponses qui te parviennent de l'enquête?
 
FL  peut-être... il faudrait éclaircir un point. l'enquête ne relève en rien d'une demande de confession autobiographique, ni d'une demande d'explication causaliste. d'une part, "j'ai eu un enfant, cela a changé ma vie", d'autre part, "le marché de l'art est terrible, l'économie prescrit tout", voilà deux types de réponse qui manqueraient le sujet. parce qu'elle est liée à des pratiques, et qu'elle implique des interactions, une "forme de vie" est quelque chose de toujours déjà publique et collective. c'est cela qu'on demande aux artistes de représenter. on ne cherche pas de modèle explicatif (de grandes raisons) - on tomberait alors dans des sociologismes un peu fragiles - on veut simplement arpenter un territoire opaque, dont on ne connaît ni la façon dont il se compose, ni les modalités de fabrication, ni le fonctionnement. en somme, on demande aux artistes de rendre compte d'une promenade dans leur écosystème...

GC  Si je comprend bien, il s'agit plus de décrire un écosystème que de donner des explications sur une pratique. Plutôt que l'exemple que tu cites "j'ai eu un enfant, cela a changé ma vie", il pourrait s'agir de décrire comment le rapport à son enfant est constitutif de sa pratique - je pense par exemple aux rapports à l'apprentissage ou au fait de réserver du temps pour sortir avec son enfant...

FL  voilà. dans ton exemple, il s'agirait de voir comment la pratique intègre l'enfant, et non le thématise.
 
GC  Est-ce que tu inclues dans les formes de vies les manières de fabriquer collectivement une oeuvre ? Je pense aux modes de production dans la performance, mais il me semble que cette remarque peut s'appliquer à toutes les pratiques artistiques. C'est d'ailleurs un des fondements de notre projet de direction aux Laboratoires d'Aubervilliers, défendre le fait qu'une pratique artistique est nécessairement collective.
 
FL  effectivement, la performance a peut-être, ces dernières années, particulièrement explicité ces modalités, les a rendues saillantes (alors que, lorsqu'on peint un tableau, ces éléments sont beaucoup plus impliqués, ou implicites), mais, en définitive, cela s'applique à toutes les pratiques artistiques.
 
GC  Oui. Au delà du processus de "fabrication" d'une oeuvre et des personnes que ça implique directement, l'écosystème dont tu parles pourrait se matérialiser dans les connaissances et les pratiques qui sont mobilisés au cours de ce processus. Je pense à des manières de reformuler le projet quand on le présente, à certaines attitudes qui se développent plus ou moins tacitement et contribuent à créer une "ambiance de travail", à des manières de prendre et laisser la parole (qui impliquent des distributions de rôles au sein d'un collectif), des changements dans les manières de "nourrir" une recherche au quotidien.
 
FL  tout à fait. mais comment représenter une "atmosphère"? comment l'expliciter, au-delà de l'écriture de la formule chimique des gaz qui la composent? je me souviens qu'il y a quelques années, google avait créer une petite application qui s'appelait "zeitgeist". je dirais qu'elle visait à répondre à la question: "et vous, si vous aviez à représenter l'air du temps, comment vous y prendriez-vous?". google avait essayé de faire de son mieux, avec ses outils, pour répondre à cette question.
mais il ne s'agit pas simplement, avec notre enquête, de représenter un état rigide, fixé une fois pour toute. il y a toute une série de questions qui vont avec, et qui cherchent à rendre compte du processus : que faut-il pour pérenniser un écosystème ? quels "soins" faut-il lui apporter ? en français, on parle de "maintenance", mais les anglais ont un plus joli terme, ils parlent de "sustainability": how to make it sustainable? comment le rendre viable... on pourrait aussi formuler les choses en terme d' "exercices": quels exercices requièrent vos pratiques ? l'exercice, spirituel ou physique, a ce caractère quotidien, constitutif, selon moi, de l'écosystème. une autre formulation possible serait peut-être aussi: quel type d'ascèse impliquent vos pratiques? - si l'on accepte de prendre le terme d'ascèse dans un sens large (un sportif a une ascèse de vie, c'est-à-dire, un régime, un emploi du temps, etc. un artiste aussi)
 
GC   ... Reprendras-tu du thé?
 
FL  non, de l'eau.
 
 
Mardi, 15h, un échange téléphonique.
 
GC  Bonjour Franck.
 
FL  hello.

GC  As-tu un moment pour continuer notre conversation d'hier?

FL  mmm...
 
GC  Hier, nous avons surtout parlé de la production d'oeuvres. Ton projet va impliquer la constitution d'une communauté de praticiens qui discuteront de leur formes de vies et produiront des documents qui décrivent ces formes de vies. Quel serait l'enjeu du projet du point de vue du public?
 
FL  je dirais, qu'au final, c'est l'enjeu même du projet - même si la route est longue pour y accéder : au-delà d'un appel aux artistes à mobiliser des compétences d'invention de formes de représentation, l'idée serait d'arriver à modifier les façons de "voir" une oeuvre d'art. très "basiquement", ce projet aimerait travailler à modifier la "sensibilité" du regardeur: travailler à modifier les façons que nous avons de nous rendre "sensible à" une oeuvre d'art (nos dispositions à être sensible à), de telle sorte que lorsqu'on fait face à une oeuvre d'art, d'autres routines se déclenchent que l'opération standard de réduction à l'objet : plutôt, quelle forme de vie y-a-t-il derrière cela, ou plutôt autour de cela? de quel ensemble cet objet participe-t-il? on aurait ainsi peut-être une autre idée de ce qu'est un travail artistique (créer des formes de vie) - et cette autre façon de "voir" constituerait, de même, un critère discriminant. des travaux formellement très proches pourraient ainsi être complètement réévalués et distingués radicalement...
 
GC  Si aborder les oeuvres en tant qu'écosystème permet d'accorder moins d'importance à leur forme, cette approche ne disqualifie-t-elle pas toute dimension universelle d'une oeuvre, la rendant nécessairment dépendante de son contexte?

FL  ce n'est pas que moins d'importance est accordée à la forme de l'oeuvre, au contraire. ce que pointe le projet, c'est que la forme de l'oeuvre n'est pas celle qu'on croit! la forme de l'oeuvre ne se réduit pas à celle de l'objet exhibé, c'est celle de l'écosystème tout entier. or, s'il existe un tel malentendu, c'est qu'on ne sait pas comment représenter cet écosystème. on reste interdit : on ne sait pas à quoi ressemble la forme d'un écosystème... en clair, si l'on inclut, dans la définition d'une oeuvre, les pratiques qui la constituent, on ne sait pas à quoi ressemble une oeuvre... et moi, je suis bien embêté alors, parce que je ne sais plus ce qu'il faut que je regarde ni jusqu'où il faut que je regarde... la question sur l'opposition universalité vs. contexte est une fausse question, car il ne s'agit pas de dire ici que le contexte détermine tout, mais plutôt de suivre des pratiques, des médiations, des récits. quand on me dit qu'une oeuvre d'art transcende tout cela, transcende son écosystème, je veux bien, mais pour aller où? je voudrais juste savoir à quoi ressemble un écosystème, parce que cette forme de savoir me permet un rapport plus discriminant aux oeuvres que de savoir qu'elles se transcendent les unes les autres.
en fait, si on y regarde de près, on touche aussi à la définition de ce qu'est un objet : il n’est plus une essence fixe, existant de toute éternité, mais est défini par ses usages. il devient une sorte de continuum avec un  curseur à déplacer. l'objet regagne une certaine plasticité ontologique... en réalité, ce n’est pas une nouveauté, ça a toujours été le cas, mais disons que le modernisme a eu tendance à invisibiliser ces médiations qui constituent l’écosystème, quand ce projet vise à les expliciter, à leur donner une certaine opacité pour les rendre  palpables.
 
GC  Merci. Que penses tu que nous écrivions cet échange sous forme de dialogue? Une sorte de reconstitution de la forme de vie que nous mettons en place pour travailler ensemble?
 
FL  c’est vrai que le projet se développe en grande partie par les conversations initiées avec les artistes, après réception de la lettre. il avait d’ailleurs commencé par des conversations paresseuses avec christine macel, et tu vois, tu ne comptes plus tes tasses de thé. c’est une façon de travailler riche et souple à la fois. sa ressource est le temps que l'on passe ensemble. ah, je n'ai plus de batterie, et mon téléphone se transforme en four à micro-ondes pour mon oreille.


Entretien publié dans le Journal des Laboratoires mai-août 2011

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