mais qu'en est-il vraiment... ?
Entretien avec franck leibovici
par Érik Bullot
franck leibovici a été invité par Érik Bullot à intervenir lors de la deuxième séance du cycle Le film et son double, le 19 mai 2015 aux Laboratoires d’Aubervilliers. Sa conférence avait pour titre des cartes de conversation (une négociation). Ce présent entretien a été publié dans le Cahier C du Journal des Laboratoires édition 2015/2016.
1. le cycle du film et son double repose sur l’hypothèse du film performatif. faire un film avec des mots. cette hypothèse te semble-t-elle entretenir des liens avec la notion de documents poétiques que tu développes dans ton essai, des documents poétiques (1), qui fabriquent de « nouvelles énonciations » ? saurais-tu les rapprocher et les distinguer ?
le « film performatif » est, selon moi, une piste pour répondre à un problème des réalisateurs de cinéma expérimental (problème qui ne leur est d’ailleurs pas propre, les poètes en font également l’expérience) : devant la réduction des circuits de diffusion, et la disparition des publics de ce cinéma, une sensation d’étouffement peut prendre à la gorge – de moins en moins de possibilités de montrer son travail, ou dans des conditions de monstration tellement dégradées qu’une question comme « à quoi bon ? » peut légitimement surgir. un « film performatif » sous-entend qu’il faut pouvoir travailler dans n’importe quelle condition, avec ce qu’on a sous la main, et non pas en fonction de contraintes économiques ou sociales (attendre le grand soir pour vraiment s’y mettre). si les institutions redirigent leurs budgets vers l’événementiel culturel, aux dépens de productions moins immédiatement visibles, et favorisent des dispositifs comme celui des conférences, parce qu’elles imaginent ces dernières plus légères parce que discursives, alors faisons avec et posons-nous la question de savoir ce que serait faire un film avec des mots pour un tel dispositif. pour inventer cette autre façon de faire un film, il est nécessaire d’envisager le film non comme une liste de propriétés fixées par avance (caméra, acteurs, scénario/projecteur, salle noire, écran, spectateurs silencieux), mais comme un ensemble de pratiques et de médiations, comme une série d’actions et de collectifs. à partir du moment où on désinvisibilise des médiations ou des actions constitutives mais non explicitées de la pratique filmique, ou de sa diffusion, on peut redistribuer différemment les cartes. tu l’as excellemment montré lorsque tu as montré que, historiquement, projeter un film n’était pas l’exécution d’une tâche mécanique (appuyer sur le bouton d’une machine) mais relevait bel et bien d’une pratique, c’est-à-dire d’un répertoire d’actions, de degrés d’habileté d’un projectionniste, de compétences à acquérir, au point que lorsque le système s’est effectivement automatisé, des gens s’exclamaient : « à quoi bon se rendre dans une salle noire si ce n’est plus pour apprécier l’habileté du projectionniste »… ta perspective historique a donc fait surgir des figures et des pratiques qui avaient été invisibilisées, puis effacées de la mémoire collective.
la notion de document poétique est également née d’une situation de blocage. d’une part, des poètes, des artistes, des musiciens, des cinéastes avaient bien à l’esprit qu’un des enjeux majeurs à venir était l’élaboration d’outils pour faire face à une situation où la masse de données et son trop-plein allaient devenir notre lot ordinaire. avec le web, l’unité de référence n’est plus la phrase, ni le texte, c’est la base de données. or, les outils hérités permettaient une saisie efficace et une interprétation des textes, pris un à un (certains outils pouvaient produire un savoir très fin à partir de l’accentuation d’une syllabe dans un vers), mais ces outils devenaient inopérants lorsqu’on avait à faire face non pas à un texte, mais à 900 000 pdf d’un coup – souviens-toi de wikileaks. par ailleurs, la construction documentale de notre réalité était clairement engagée dans une hétérogénéité des régimes sémiotiques : les mots, les images, les sons produisaient ensemble des objets complexes – pas aussi complexes que notre ordinaire quotidien, puisque sauf à être lésé d’un sens, on parle, voit, sent, mâche, pense et respire tout en même temps, mais beaucoup plus complexes que ce que nous offraient là encore les outils d’analyse traditionnels : on traite d’une part les textes, d’autre part, les images, d’autre part encore, les sons. parfois, on s’interroge sur le rapport « texte/image », mais en prenant bien soin de partir de notions suffisamment fixées comme « texte » et « image », de manière à être certain de ne pas aller trop loin… second blocage auquel on faisait face, qui est un peu la traduction politique du blocage disciplinaire évoqué : les praticiens n’ont pas attendu d’autorisation de la part des critiques ou des professeurs pour faire ce qu’ils font, et bon nombre d’entre eux travaillaient depuis longtemps à partir de matériaux préexistants pour rendre compte des transformations en cours de notre monde, en considérant que les matériaux préexistants avaient ceci d’intéressant qu’ils portaient en eux ces transformations, qu’ils en étaient à la fois les acteurs, les vecteurs et les témoins. mais quand ces matériaux étaient, par exemple, politiques, des réflexes pavloviens bondissaient : « mais alors », nous disait-on, « vous êtes pour ou vous êtes contre ? décidez, tranchez ! » l’alternative était soit on fait de l’art pour l’art, compris comme pratique apolitique, taxée de « décorative » (un décor ne pouvant être, dans cette conception, politique), soit on fait de l’art engagé, dans une perspective activiste et militante. hors de cette situation binaire, point de salut. mais certains artistes voulaient simplement forger des outils susceptibles de rendre compte des transformations en cours, non devenir les petits soldats d’une cause, ni de s’enfermer dans une « jalouse pratique ». c’est pour pouvoir se créer un espace de respiration, un espace hors de cette dichotomie, que la notion de « documents poétiques » a été créée. elle permettait de proposer un autre vocabulaire, d’autres catégories de perception et de langage, de manière à ne plus nous obliger à parler dans des termes qui nous enfermaient, mais à l’inverse, à offrir aux gens la possibilité de parler avec d’autres mots, pour dire d’autres réalités.
il arrive que la formulation d’un problème public en vienne à ne plus produire que des impasses. que l’on choisisse l’un ou l’autre terme de l’alternative, ça bloque. un document poétique est un dispositif d’écriture (sans restriction de médium) qui permet de traiter les matériaux produits par ce problème public, en les connectant de manière différente, afin d’en proposer de nouvelles représentations, et donc de reformuler différemment les questions qui le constituent.
document poétique et film performatif ne sont donc pas exactement sur le même plan. leur naissance, ou raison d’être, relève d’une situation de blocage analogue, et tous deux travaillent à redécrire leurs matériaux constitutifs pour produire de nouvelles situations (et améliorer nos compétences respiratoires, d’une certaine façon), mais je ne sais pas – à toi de le dire – si le film performatif vise explicitement, comme c’est le cas pour le document poétique, la production d’une forme de savoir – autre qu’un savoir sur lui-même, sur ce qu’il est ? le document poétique, lui, vise explicitement le « dehors », la situation qui a produit les matériaux qui le constituent. c’est une machine à produire de la redescription, il n’est pas une fin en soi, qualité que l’on a pu attribuer à l’œuvre d’art.
ainsi, un film performatif peut être un document poétique, ou ne pas l’être. et inversement, un document poétique peut emprunter la forme du film performatif, comme il peut emprunter beaucoup d’autres formes. ainsi, la question que je te poserais : une fois dépassée la sidération qu’un film peut être fait, tout ou parties, de mots, le film performatif est-il pour toi un format ou un médium, ou est-ce autre chose ?
2. le document poétique emporte-t-il avec lui une dimension performative ?
tout à fait. et cela, sur plusieurs plans. tout d’abord, mais cela est propre à tout type de document, si on considère qu’un document n’est pas un support matériel où viendrait se déposer de l’information, tel un pollen venant ensemencer une fleur, mais une « technologie intellectuelle » (au sens de jack goody), alors un document est une sorte de feuille de route qui contiendrait des actions gelées à réactiver (un peu comme les « paroles gelées » de rabelais). on pourrait dire qu’un document est un action-freezer, ou n’est rien d’autre que des frozen actions. en cela, par les actions qu’il porte (transporte/comporte/supporte), il est constitué de différentes temporalités. il est à activer comme une partition est à exécuter : le document contient des actions, des acteurs, des institutions, des instructions implicites. « donnez-moi votre siège ! » pour une carte d’invalidité dans le bus, « laissez-moi passer la frontière ! » pour un passeport, etc. ce genre de documents indexicaux ne fonctionnent qu’en situation. hors contexte, ce sont des textes, rien de plus. mais si on y prête suffisamment attention, on peut en voir surgir toute une série d’actions et de pratiques, toute une population qui demeurait invisibilisée tant qu’on intimait au document de répondre à la question de l’auteur, doigt sur la couture.
un document poétique possède les mêmes propriétés, mais relève de surcroît d’une sorte de niveau 2, car il est souvent composé d’un assemblage de plusieurs documents, ou fonctionne comme la redescription d’un document unique, en faisant, par exemple, passer l’arrière-plan de ce dernier au premier plan, ou en en modifiant les focales ou les régimes d’activation. il produit ainsi, ou rend visibles, de nouvelles connexions entre les éléments du document ou dans le parcours d’implémentation du document retraité. il faut donc, là aussi, activer ou faire fonctionner un document poétique selon des règles qui lui sont propres pour qu’il produise ses effets, et mette au jour ses nouveaux chaînages, c’est-à-dire de nouvelles représentations.
3. la conférence peut-elle être assimilée à une carte ? vois-tu des liens entre parler et cartographier ?
tout dépend de ce qu’on entend par « conférence » et « carte ». si on veut dire qu’une carte est réductible à un plan, et qu’un plan n’est finalement qu’un programme, ou une liste d’instructions, alors la mise en équivalence suggérée revient à dire que faire une conférence, c’est finalement oraliser un plan préalablement écrit, en passant d’un format très particulier fait de titres et de sous-titres, d’un système de numérotation (I., 1., a.) à une syntaxe plus ordinaire faite de phrases, avec des idées générales et des exemples d’illustration. la conférence n’est ici que l’exécution d’un chemin de fer. mais les choses ne se passent pas toujours ainsi. il y a des conférenciers qui improvisent, ou qui ne suivent pas leur « plan ». certains en ont fait une pratique élevée au rang d’art. chez david antin, les improvisations sont le strict équivalent des improvisations de jazz (un thème, des variations, des phrasés replacés ou recombinés d’un morceau à l’autre).
de même pour une carte, on peut considérer qu’elle n’est que l’encodage et la mise en visualité d’un territoire déjà constitué, aux formes et aux entités bien arrêtées, bien stabilisées. le cartographe se contenterait alors de calculer des rapports d’analogie (si le lac mesure tant, alors, sur une carte à l’échelle 1/10 000, il mesurera tant). mais lorsqu’on passe des substantifs aux verbes d’action, c’est-à-dire aux pratiques, lorsqu’on ne dit plus « une carte ! », mais que l’on fait une carte, ou que l’on lit une carte, alors toute une série d’actions et d’interactions surgissent, inattendues, dont le déroulé nous est, la plupart du temps, inconnu. les cartes que j’ai présentées durant le cycle que tu as organisé aux laboratoires d’aubervilliers sont des « cartes de conversation ». c’est-à-dire qu’elles cartographient un échange, une interaction. durant la conversation, je note évidemment ce qu’on pourrait appeler les data, le contenu factuel du récit. mais une carte est avant tout une négociation : une fois la conversation terminée, et la mise au propre des data, je montre le diagramme à la ou les personnes pour qu’elles y réagissent : soit des termes qui devraient être côte à côte sont trop éloignés, soit des réalités vraiment distinctes se retrouvent trop proches, etc. ces suggestions de modification ont un effet sur l’ensemble du dessin, et il me faut alors tout redessiner pour tenir certaines règles (par exemple, les liens ne doivent jamais se croiser). après quelques allers-retours, on peut dire que la forme de la carte est le résultat d’une négociation collective (qui peut recommencer lorsque l’éditeur a lui aussi ses contraintes d’impression et de formats). alors, dans ce que tu entends par « film performatif », je serais curieux de savoir si une dimension négociée est incluse dans le format de la conférence (à l’instar de la situation de « faire un film »). pour cela, je crois qu’il faut se départir du régime proprement textuel (la conférence comme l’oralisation d’un texte pré-écrit, fût-il un simple « chemin de fer »), pour accepter un régime plus conversationnel. tant qu’on considère qu’une conférence, c’est du texte, qu’une carte, c’est du document au sens de data fixées sur un support, on demeure dans une réflexion abstraite, hors des situations ordinaires. dès qu’on commence à réfléchir en termes de pratiques, on s’aperçoit que les données se fabriquent « à la main », qu’il y a plusieurs manières de les fabriquer, et qu’on passe notre temps à négocier, quand on parle, quand on cartographie (et donc qu’on ne joue jamais tout seul). il peut exister un script, mais il n’est qu’une ressource parmi d’autres. sinon, il me semble que le terme de film performatif n’apporte pas grand-chose, et que le mot de « théâtre » suffirait (un acteur récitant un texte, avec un peu de multimédia, des projections, des sons, des passages au noir). [je dis cela, et je me dédis immédiatement parce qu’il existe suffisamment de formes expérimentales de théâtre aujourd’hui, qui n’utilisent qu’un script vague et se fondent sur d’autres protocoles de paroles. ce qui veut dire que la forme qu’empruntera le film performatif pourra toujours être rabattue vers des formes déjà existantes dans d’autres disciplines. ce ne sera pas nécessairement du
« jamais vu ». la question sera plutôt de savoir ce que le film performatif peut apporter, non pas au théâtre, mais au cinéma lui-même.]
le modèle conversationnel permet enfin de poser d’autres questions au « film performatif ». dans des récits ordinaires (2), on faisait ressortir des propriétés spécifiques que les œuvres d’art ont en régime conversationnel : durée de vie, augmentation par des œuvres ou par des idées, distribution et circulation de la parole parmi les locuteurs. ces questions ont-elles un sens pour le film performatif ?
4. le geste cartographique peut-il être assimilé à une forme filmique ?
là, c’est toi qui devrais répondre, car c’est toi qui as une pratique filmique conséquente. saurais-tu pointer toutes les situations de négociation incluses dans une forme filmique ? nous dessineras-tu une carte de toutes ces situations ? ce serait une autre image de faire un film. mais regarde-t-on également et écoute-t-on un « film performatif » comme on lit une carte ? pour une carte, plusieurs parcours sont possibles, car là encore, une carte n’est pas un texte linéaire, mais une image, et ses fonctionnements varient selon la situation et l’usage qu’on en a. cette non-linéarité et cette indexicalité à la situation existent-elles dans le « film performatif » ?
1/. franck leibovici, des documents poétiques, limoges, al dante, 2007
2/. grégory castéra, yaël kreplak, franck leibovici, des récits ordinaires, dijon, les presses du réel, 2014. www.desrecitsordinaires.villa-arson.org