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Sur "Une performance en forme de livre" de Barbara Manzetti par Marian del Valle*


Chère Barbara,

J'ai décidé de transformer le texte que je t'avais envoyé, adressé aux lecteurs, en une lettre publique adressée à toi. Ce nouveau cadre me semble plus approprié et juste, il laisse mieux apparaître comment le texte est nourri par nos échanges et conversations.
Dans le document, je voulais mettre en évidence la dimension physique et charnelle de ton écriture, souligner combien elle s'appuie sur des expériences et vécus corporels. C'est pour cela que j'ai écrit d'abord sur la ponctuation qui caractérise tes écrits: les points.

    Les écrits de Barbara, rythmés par une spatialisation singulière, se
    constituent par des mots, seuls ou rassemblés en groupe, qui sont
    isolés et arrêtés par un point. Le texte se présente comme un vaste
    territoire composé de différents espaces séparés par des clôtures-
    point. Ces micro-contenants bien délimités, permettent qu'une écri-
    ture s'étale à l'horizontale (comme un corps allongé en repos,
    grouillant, endormi ou mort) et prenne place se répandant de point en
    point. Chaque point marque un nouvel espace gagné, une terra nos-
    tra, pour une prise de corps de l'écriture.
           
    Enfant. Guitare. Rouge.

    Les points, comme des barrages, empêchent le débordement des
    mots. Comme des ponts, ils séparent deux rives distinctes qu'ils
    aident aussi à traverser. Ils unissent (et éloignent) le corps d'un mot-
    phrase au corps d'un autre. Des points-barrières-alliances. Dans ces
    points-miradors, le lecteur peut faire une halte et contempler le pay-
    sage traversé.

    Quel parcours a suivi Barbara pour arriver à cette manière singulière
    de baliser son écriture-corps-affects-pensée-mémoire?

    Le texte, troué de points, est un espace en mouvement où tiennent,
    «ensemble mais pas mélangés», des éléments hétérogènes et diffé-
    rentes temporalités.

        (…) et du temps je prendrais le mouvement
        plus que le dépôt les restes les souvenirs,
        je ne garderai du temps que ce qui est vivant et qui avance vers
        et quand tu me demandes où est-ce que tu veux aller avec ce travail?
        quelle est ta destination?
        je te réponds vers la mort sure,
        c'est évident. (…)

        B. Manzetti, extrait d'un texte écrit au théâtre de la Bastille,
        novembre 2009
   
    Mais pas le point comme interstice, comme brèche écartant les mots
    les uns des autres, les empêchant de se tenir compagnie. Pas un
    point-béance par où le lien qu'ils entretiennent pourrait se briser, par
    où le lecteur risquerait de glisser, tomber et disparaître.

J'ai intercalé tes propres mots pour les mélanger aux miens. Je voulais mettre ensemble plusieurs registres d'écriture, faire cohabiter différentes paroles. La présence d'images est aussi très importante pour moi, celles que tes écrits me suggèrent, et parfois je me suis même laissée emporter par elles…

    Certains de ces mots-phrases, mis là comme des corps couchés,
    ressemblent à des reptiles au soleil, à une rangée de fourmis au
    travail. Quelques-uns ont plutôt l'air de corps définitivement immobili-
    sés ou de pierres chaudes (volcaniques?) alignées les unes à côté
    des autres dans un repos brûlant.

Dans une des présentations de ton travail tu as écrit que «le texte, comme la scène, est un espace possible pour le corps, sa réalité charnelle». J'ai tenté de visualiser cet espace du texte, et je me suis demandé, un «espace possible» pour quel corps, pour quelle réalité charnelle?

    Nous écrivons dans une langue qui dispose les lettres à l'horizontale, 
    qui fait émerger les mots de gauche à droite de la page, qui les étale
    allongés en rangées successives sur des lignes parallèles.
    Brigitte Colin, une praticienne de la méthode Rosen (lecture du corps
    par le toucher), me disait lors d'une séance, que nous n'avons pas le
    même corps à la verticale qu'à l'horizontale, que le corps qu'elle
    voyait couché sur la table de massage n'était pas le même que celui
    qu'elle venait de voir debout.

    Est-ce que le texte serait pour Barbara un espace possible pour ce
    corps couché qui n'a d'existence qu'à l'horizontale?? L'espace du texte
    serait-il le plus apte à révéler cette autre «réalité charnelle» du
    corps, celle qui va «vers la mort»?

Dans ce passage du corps que tu proposes, de la scène au texte, il y a des possibles qui disparaissent mais que tu réussis quand même à faire ré-émerger d'une façon surprenante.

    Successif/Simultané

    Dans la scène (ou espace public) plusieurs actions peuvent se
    dérouler en même temps et dans différents territoires. Cette
    simultanéité devient très restreinte dans l'espace du texte. Barbara
    réussit à interrompre, à mettre des obstacles au fatalisme de la
    linéarité et de l'ordre successif imposés par l'écriture en découpant
    cet espace en une multiplicité de micro-territoires séparés par des
    points. Une autre astuce qu'elle utilise est d'extraire (comme pour
    faire une essence) plusieurs fragments du texte écrit et de les
    déplacer dans un autre espace-contenant, dans un autre corps
    possible pour l'écriture: un jeu de cartes. Lors de la performance
    (20 mai 2011 aux Laboratoires), Barbara disperse les cartes (en
    mettant la face écrite contre le sol), les aligne dans une nouvelle
    rangée, parallèles les unes par rapport aux autres. Elles forment ainsi
    un nouveau texte, détaché ou troué autrement, qu'elle découvre et lit
    en retournant les cartes (une à une et sans respecter l'ordre dans
    lequel elles sont disposées), écriture qu'elle prolonge en ajoutant un
    commentaire ou des explications. Le tirage de cartes, sa lecture et
    son interprétation, dégage l'espace pour la performance et ouvre
    aussi, en l'élargissant, l'espace du livre en forme de performance
    (celui dont le corpus est en cours).

Il y a souvent dans tes écrits des références à des positions corporelles. Les plus abondantes sont celles où le corps apparaît allongé. J'ai repris des fragments où elles apparaissaient et j'ai écrit en résonnance avec eux?:

        «Tu étais allongé. J'étais allongée. Tu écrivais avant de
        dormir. J'écrivais en dormant.» (1)
        «Une phrase courte couchée des années sur une page.» (2)
        «Une disposition de nos corps en attente.» (3)
        «Je m'allongeais, je fermais les yeux quelque temps, je
        n'écoutais plus.» (4)
        «Des fois c’est en restant couchés qu’on avance le
        mieux.» (5)

        Barbara Manzetti, (1), (2), (3) extraits des textes donnés
        en main propre aux spectateurs aux Laboratoires d'Auber-
        villiers le 20 mai 2011. (4) extrait de Quatre Chemins, Le
        Journal des Laboratoires sept-déc. 2010, (5) extrait
        d'Entre chair et pétale, Le Journal des Laboratoires mai-
        juin 2011.

    Il y a des corps debout pleins de certitudes et des corps qui se pen-
    chent, s'abandonnant au doute. Il y a aussi, dans la danse comme
    dans l'écriture (et dans la mort), des corps couchés, interrogeants.
    Ces derniers ont une plus grande surface en contact avec le sol ou
    avec la page. Étendus, répandus, versés, les parties du corps ayant
    perdu toute hiérarchie, ils semblent être en état de question. Com-
    ment écrire avec un corps allongé ou en train de s'écouler?? Il nous
    faut parfois nous ramasser, faire l'effort de nous rassembler et un lieu
    pour pouvoir déverser sur un contenant (scène, livre, cartes, etc.)
    l'amas de «contenus» éparpillés. 

J'ai vu chez toi la photo d'une affiche d'Où Nul Théâtre-Théâtre avec cette phrase-manifeste: «d'abord le lieu», tu m'as écrit que c'est la première phrase de Cap au pire de Samuel Beckett. Tu insistes beaucoup sur l'importance vitale du lieu dans ton travail, comme témoigne, par exemple, le titre d'un de tes projets: Un lieu comme une personne. J'ai tracé une liste, en me servant de fragments de tes textes, des principales fonctions et rôles que tu sembles attribuer au lieu.

    Un lieu pour

    Pour appuyer l'écriture sur une surface, comme celle qu’offrent les
    tables disposées pour écrire dans les Laboratoires d’Aubervilliers et
    dans l’espace Khiasma:

        «L'espace est mon support et j'en dépends. C'est en
        même temps une destination et un point de départ.
        Comme pour la danse, mon écriture a besoin d'un sol,
        de murs, de portes et fenêtres.» (1)

    Pour appuyer l'écriture sur les déplacements dans une trajectoire:

                 Aubervilliers _________________________________Les Lilas
               41 rue Lécuyer                                                        15 rue de Chassagnolle
     ENFANT. GUITARE. ROUGE (une performance en forme de livre) ÉPOUSER STEPHEN KING  (2)

    Pour «s'accrocher à l'espace» et accrocher l'espace dans la page:

        «J'aménage dans l'espace qui aménage dans mon écri-
        ture.» (3)

    Pour avoir un point de vue et donner une position, une localisation à
    l'écriture:

        «Tu ne sais pas pourquoi d'ici tu ne vois que des pigeons.
        Tu n’entends que des moineaux qui grincent.» (4)
        «Sur le carrefour des Quatre chemins. Tu peux adorer ton
        quartier.» (5)

    Pour déclencher et rendre possible l'émergence d'une écriture (ou-
    verte au présent et réceptrice d'une mémoire):

        «Les portes, les fenêtres ouvertes sur ce qui peut arriver.» (6)
        «Dans ce présent. De Khiasma je souhaite plutôt ap-
        préhender les volumes complexes, d'invention et
        d'expérience. Je voudrais mettre l'espace visible au repos.
        Le solliciter à travers l'écriture. La mémoire spatiale.
        Laisser en mouvement l'identité du lieu, l'abandon-
        ner à l'imagination.» (7)

    Pour relier:   

        «Un lieu où peuvent se relier mon expérience intime et le
        quotidien du territoire local.»(8)
 
    Pour tenir «des conversations»:

        «Depuis deux semaines, je suis en conversation avec le
        travail de Sabine Massenet. De manière moins visible
        peut-être, je suis en conversation avec l'histoire quoti-
        dienne du lieu, ses habitants et visiteurs, leur engage-
        ment personnel dans son histoire présente.» (9)

    Barbara Manzetti, (1), (3),(6),(7),(8),(9), extraits du dossier Épouser
    Stephen King (2) écrit au pied de page du texte Neuf. Trois. distribué
    par Barbara dans les environs de Khiasma le vendredi 9 juin 2011, (4),
    (5) extraits de Quatre chemins, Le Journal des laboratoires, sept-déc.
    2010.

Les titres, avec lesquels tu nommes publiquement tes projets, te permettent non seulement de «rassembler les fragments vivants qui risquaient à tout moment d'être abandonnés», mais aussi de leur donner déjà, et par les mots, un corps pour s'incarner et pouvoir se développer. Comme toi, tes projets bougent et changent sans cesse, en engendrant de nouveaux auxquels tu donnes, infatigable, des nouvelles désignations-corps. Tous ces titres, comme des balises, aident à retracer ton parcours, tes métamorphoses:

    Nommer un article, un texte, un projet, lui donner une forme d'être
    présenté et présent. Le titre offre un espace unificateur, percep-
    tible, il permet de donner un contenant à des pensées pas encore
    concentrées dans une forme visible. Un lieu comme une per-
    sonne, Enfant. Guitare. Rouge, ENFANT GUITARE ROUGE
    (sans points), Quatre chemins, Entre chair et pétale, Un mé-
    got. Un gobelet. Une question, Épouser Stephen King, et les
    sous titres: Activations de Barbara Manzetti, Performance en
    forme de livre (rédaction en cours), une résidence d'écri-
    ture, résidence de recherche, etc. Des tentatives dynamiques
    de placer sous un nom (toujours provisoire mais qui laisse des
    traces), dans un cadre (assoupli), une démarche qui fuit et déborde
    LA FORME. Des noms-lieux pour des rendez vous (publiés, publics),
    pour des haltes partagées d'une trajectoire.

    Barbara nomade voyage de Pantin à Aubervilliers, de Pantin aux Lilas;
    écrit entre les Laboratoires d'Aubervilliers et l'espace Khiasma, va
    d'une table à une autre; déménage de résidence de recherche en
    résidence d'écriture; déplace son corps et ses idées de la scène au
    film, du film au livre, du livre au jeu de cartes, du livre à la perfor-
    mance et passe dans sa trajectoire d'une œuvre évolutive à un
    corpus en cours.

Merci Barbara pour résister et rester créative depuis toutes ces années, merci pour les stimulantes et toujours surprenantes formes que tu proposes, merci pour la richesse de ta recherche.

Je t'embrasse,
Marian.

Bruxelles, juin 2011



Texte publié dans le Journal des Laboratoires, sept-déc. 2011

ARF



* Marian del Valle est danseuse et chorégraphe. Elle fait actuellement un doctorat en art (danse) à l'Université de Nice Sophia Antipolis, au sein du laboratoire R.I.T.M. Sa thèse, dirigée par Marina Nordera et par José A. Sanchez, porte sur l'accompagnement et l'étude de trois processus de recherche. Elle a suivi, en tant qu'artiste et amie, la trajectoire artistique de Barbara Manzetti depuis 1993 et elle l'accompagne aussi en tant que chercheuse depuis 2008. Elle est chercheure associée aux Facultés Universitaires Saint Louis, Bruxelles et ATER Danse à l'Université de Lille 3.