Quelques K de mémoire vive
Patrick Bernier et Carlos Ouédraogo
Quelques K de mémoire vive est un récit de vie artistique, le récit porté par le conteur Carlos Ouédraogo de l'activité de l'artiste Patrick Bernier dans le milieu de l'art, le compte rendu de sa participation à des expositions collectives comme aussi la description de projets non aboutis ou refusés. Chaque intervention ou projet fait l'objet d'un épisode indépendant. Ces interventions et projets ont tous trait à la notion d'hébergement. Ils consistent souvent en des échanges d'hébergement. Lieu d'exposition pour lieu de vie. Espace public pour espace privé.
Carlos Ouédraogo raconte en tant que Patrick Bernier ses expériences d'artiste en y mêlant son expérience de conteur. Carlos Ouédraogo est Patrick Bernier, le temps du récit, sans cesser d'être Carlos Ouédraogo.
Pas écrit, le récit est autant de l'artiste que du conteur. Le Je du récit, Patrick Bernier, artiste, est aussi Carlos Ouédraogo, conteur.
Quelques K de mémoire vive est un transfert de mémoire vivante, mouvante et instable.
Un processus continu d'aller-retour de la parole pour qu'émerge progressivement un Je, autant lui que moi.
Patrick Bernier ou le souvenir de Pérec
Patrick Bernier travaille depuis plusieurs années sur le thème de l’hébergement. La formulation d’un tel énoncé présuppose que l’artiste établit une sorte de plan de travail préalable. En réalité, le concept lui même prend du temps à émerger et ne se dessine véritablement qu’au terme d’une lente et difficile maturation. Savait-il où il se dirigeait?
La prestation dont il est question ici, Quelques K de mémoire vive, est une exposition sous forme «d’autobiographie artistique déléguée»: un conteur fait le récit des performances passées de l’artiste mais aussi de l’élaboration intellectuelle qui l’a conduit à les produire, tout en laissant la part d’inachevé dans l’oeuvre résonner. Le conteur ne dispose pas de texte préécrit, son récit est improvisé à partir de la parole reçue de l’artiste et intègre, à chaque prestation, des éléments témoignant de sa propre interprétation du récit. Patrick Bernier a confié la narration à un conteur africain qui peut ainsi, au fur et à mesure des prestations, choisir de rapporter le récit sur
le mode intemporel du conte ou encore de faire des parallèles avec des motifs traditionnels africains. Nous sommes donc dans une histoire en mouvement qui matérialise la dualité auteur/narrateur.
Le récit est celui d’un travail artistique sur l’hébergement [1]. Comment à partir d’un espace de vie restreint — somme toute, le détail prosaïque du quotidien, une chambre de bonne d’un pauvre étudiant fauché à Paris —, Patrick Bernier en est venu à proposer un échange (bons repas exotiques contre logis hospitalier) à ses amis, puis, comment il a systématisé cet échange avec desinconnus dans une démarche revendiquée comme artistique, imposant chez eux,
presque malgré eux, une certaine présence à l’art.
On ne sait pas sur combien d’années se déroule ce parcours et quelle est la durée effective de la conceptualisation qui débouche sur un rapport aux lieux particulier, noeud central de la problématique. Nul labyrinthe où on se serait perdu et retrouvé ici: l’idée, le pourquoi du parcours, ne semble pas se livrer jamais au hasard des rencontres de ces maisons et de ces gens. S’il est possible de le suivre sur la carte topographique, impossible néanmoins de parler de cheminement, c’est-à-dire de découverte progressive d’un sens à conquérir et, donc, d’une finalité probable au bout du chemin. S’il y a parcours, il est construit et réfléchi à partir d’un élément du hasard certes, mais récupéré et intégré à une démarche préalable, la rencontre permettant seulement une autre traverse. Patrick Bernier est donc «une série causale indépendante», du choc de ses rencontres naît l’événement: l’hébergement.
Cette idée de série est intéressante parce qu’elle fait le lien entre trois données indissociables dans ce travail:
1. L’impression que le hasard est une donnée présente mais non dominatrice. Intégré en quelque sorte dans une mathématique propre qui pousse l’auteur vers son idée.
2. Le temps est lui aussi sérié: pas de temporalité marquée dans le récit sinon celle de la mémoire et du conte autrement dit, à la fois dans le vécu incertain, mais réel dans ses marques mêmes, et dans l’atemporalité universelle.
3. L’espace lui même est une série puisqu’il s’agit d’en élaborer une liste dans ses vides, ses combinaisons mises en abyme virtuellement et surtout dans son apport social et culturel.
L’artiste est impliqué dans ces trois dimensions: il dompte la causalité, fait l’interface du passage du temps avec sa mémoire et épuise le lieu et ses résidents.
Le rapport avec Perec se fait naturellement. La mémoire dans les multiples projets autobiographiques de Perec est spatiale avant tout. Parce qu’il ne sait où sa mère est enterrée, ni où elle est morte d’ailleurs, parce qu’il est juif donc errant ou exilé par culture, il consacre les lieux comme madeleine du souvenir.
Dans W ou le souvenir d’enfance, «le lieu central d’où est sorti ce livre» se révèle effectivement un lieu au sens propre puisqu’il s’agit de la page centrale, marquant la rupture dans l’alternance des récits de fiction et d’autobiographie, sur cette page figurent trois points entre parenthèses. Le lecteur, déjà en proie à un long et difficile travail de déchiffrement des micro raccordements entre ces deux récits, doit alors comprendre que le passage coupé est en fait celui que Perec ne maîtrise pas, cette mort sans objet, sans espace. Ce lieu décide, de par sa présence, du retournement du récit de fiction qui devient chapitré en numéro pair alors même qu’on entre à W, cité de toutes les horreurs, métaphore des camps.
L’incertitude de la mémoire chez Perec est liée à une impossibilité de parole sur l’émotion. Une écriture blanche en apparence. Dans les lieux d’une fugue, l’ordre du récit suit l’ordre du souvenir affleurant la surface de la mémoire. Cet ordre est lié au souvenir des lieux traversés lors de cette fugue à dix ans à la date supposée où il comprend que sa mère ne reviendra pas, (souffrance toujours présente mais non explicitée dans le texte).
Perec avait conçu encore un autre projet autobiographique intitulé justement Lieux.
Deux descriptions — l’une autobiographique, l’autre neutre — d’un même lieu. Douze lieux. Une fois par mois pendant douze ans: [(12 x 2) x12] x 2.
Pour Perec, la mémoire est donc spatiale: est-ce le cas pour Patrick Bernier? La perspective a été déplacée puisque l’autobiographie est en retrait et que le mouvement de l’ensemble ne semble pas aller en remontant le temps mais plutôt dans son avancée, chaque hébergement apportant un élément de plus, et non de moins. On reste quand même sur l’impression d’un pirate arrivant sur un île habitée et déçu de voir le trésor découvert avant lui: Patrick Bernier cherche donc quelque chose dans ces lieux, est-ce sur lui même ou sur les autres? Et si l’autobiographie permettait grâce à la mémoire de lier les deux?
Perec intervient encore comme «souvenir» dans l’utilisation de l’apologue dans le cadre autobiographique. Dans W ou le souvenir d’enfance, le récit de fiction de W permet certes de dire l’indicible mais, en tant que contre-utopie, il porte une visée argumentative évidente qui montre qu’une contre-utopie vient d’être réalisée effectivement au xxe siècle. En tant qu’apologue, W dépasse la dimension individuelle pour rejoindre l’universel. L’insertion de conte africain, laissée au libre vouloir du conteur, dans le récit autobiographique de Patrick Bernier joue le même rôle. Lors de la prestation du 18 octobre 2003 à la Ménagerie de verre, le conteur, Carlos Ouedraogo, avait ainsi décidé d’intégrer un conte traditionnel du Burkina-Faso, celui du tyran qui se croyait le plus sage et qui était démasqué par le fou hilare du village.
D’un côté, il existait, comme chez Perec, des micro raccordements entre récit autobiographique et récit de fiction (comme par exemple, le roi du conte et la rencontre de Patrick Bernier avec le personnage despotique du château des webbeurs dont le pseudo est The King), et de l’autre, la mise en perspective du conte rejaillissait sur l’autobiographie: qui est le plus fou dans cette histoire d’hébergé-hébergeant?
Il y a cependant un usage de l’hébergement proprement autobiographique dans ce texte récapitulatif de tout une (et déjà un peu longue) vie d’artiste. En fait, la performance même du texte relève de l’hébergement. En choisissant un comédien noir, conteur africain, pour parler à sa place, l’artiste s’invite encore, symboliquement cependant, chez les autres. Et pourtant nous sommes cette fois, plus dans un échange d’hospitalité car si Patrick Bernier s’héberge dans une autre culture, dans une personne, dans une autre voix, il y a tout de même comme une ruse de l’histoire autobiographique qui se joue ici.
Le spectateur anonyme ne perçoit pas immédiatement que le conteur en question raconte une histoire faussement autobiographique puisque le «je» utilisé est bien celui de Patrick Bernier et non le sien. En effet, au début, les circonstances qui amènent la démarche artistique (la confection des plats exotiques) semblent tout à fait correspondre à ce qu’on suppose être la culture de la personne en face de nous: cet homme à l’accent chantant et à la chemise type boubou doit effectivement confectionner de tels plats. L’identification fonctionne donc à plein. Elle se poursuivra en fait jusqu’à la fin si les spectateurs n’ont pas identifié l’auteur en question dans la salle. En effet, un passage du récit précise directement que le «je» utilisé est bien celui de Patrick Bernier. Ceux qui l’auront déjà identifié sauront alors qu’il y a un jeu de distance entre le conteur et l’artiste, et la perspective sera déjà déplacée à cet instant.
Les autres attendront la fin de la prestation lorsque Carlos Ouedraogo demande à l’auteur de venir saluer. Ils ont été spectateurs d’un hébergement et s’en rendent compte à rebours, dans une ultime mise en abyme du récit.
Cependant, un aspect autobiographique intervient également dans ce choix, et il n’est jamais explicité. Cet hébergement symbolique n’est pas pour le coup le fruit d’une causalité indépendante… Carlos Ouedraogo n’est pas seulement l’hôte de Patrick Bernier, il est bien son double.
Il faut pour le comprendre, comme pour tout projet autobiographique, posséder en tant que lecteur les clefs biographiques. Connaître la vie de l’auteur pour savoir, quand dans son récit, il va se tromper (et pourquoi), quand il mentira par omission (et pourquoi), quand il se jouera de nous (et pourquoi). Pour les spectateurs qui auront ces clefs, la perspective autobiographique de la performance sera renforcée car le choix du conteur africain peut alors se comprendre de par les origines métissées de l’artiste, origine problématique puisque métis à la peau blanche, invisible donc, doublement étranger en quelque sorte. Un jeu de cache-cache avec la peau, avec le «je» bien sûr.
1 – L’épisode de Quelques K de mémoire vive que relate ce texte renvoie à l’exposition Lascaux 2 à la Villa Arson à Nice en 1999. L’épisode présenté au Jeu de Paume le 20 mars 2009 à l’invitation des Laboratoires d’Aubervilliers est plus récent. Il concerne un projet initié par Patrick Bernier en 2003 pour une exposition à Chisenhale Gallery à Londres et qui s’est développé jusqu’en 2008 avec Projet pour une jurisprudence, en collaboration avec Olive Martin
(cf. www.leslaboratoires.org).