Du film performatif
Erik Bullot
On assiste actuellement dans le champ du cinéma expérimental et de l’art contemporain à de nombreuses performances qui tentent de remplacer le film par son simple énoncé sous la forme de conférences illustrées ou de lectures. Des fragments d’un film à venir (photographies, documents, fragments de scénario) sont présentés en guise du film lui-même. On ne peut que s’interroger sur ces nouvelles formes. De quoi sont-elles le symptôme ? La conférence illustrée s’inscrit assurément dans le tournant pédagogique de l’art, féru de didactisme et d’utopie éducative, mais traduit aussi, par la projection d’images en mouvement et l’évocation d’un film à venir dont elle n’est que l’esquisse, un déplacement du cinéma vers des formes dissociées de son socle technologique [1]. Le cinéma n’est plus rivé à la séance traditionnelle. Il ne se définit plus par la seule réunion d’un public, d’une salle obscure, d’une durée fixe et d’une projection réglée. Il s’actualise, pour reprendre l’expression de Pavle Levi, « par d’autres moyens » selon des remédiations parfois rétrogrades en empruntant ses modalités à des formes ou des médiums plus anciens [2]. On peut observer à loisir ces effets de migration et de métamorphose. Le cinéma change de corps. Je pense par exemple au projet d’Uriel Orlow, Unmade Film. Face à l’impossibilité éthique de tirer un film de son sujet qui supposerait de mettre en regard le trauma de la Shoah et la destruction d’un village palestinien, l’artiste choisit de déconstruire le paradigme filmique en disséminant son projet artistique dans différentes installations inspirées par la logique du cinéma : les repérages, le storyboard, le script, la partition, la voix off, les répétitions, la mise en scène, la conférence-performance [3]. Le film est désormais à venir, témoignant d’une indétermination essentielle du médium. Le cinéma a-t-il d’ailleurs jamais bénéficié d’une véritable assise ontologique ? Ne s’est-il pas toujours défini par la migration et le déplacement de ses usages ? On assiste aujourd’hui à la reconfiguration de formes oubliées ou latentes de son histoire, notamment par le retour du bonimenteur qui accompagnait de ses commentaires et de ses récits la projection des films avant l’institutionnalisation de la séance autour des années 1915. Cette part longtemps refoulée de l’histoire du médium, désormais activée à nouveaux frais, nous invite à réfléchir sur la nature performative de la séance de cinéma dont le projectionniste fut aussi l’un des agents. Dans le sillage du cinéma élargi (expanded cinema) et de la critique institutionnelle, ces conférences performées ou bonimentées tendent à produire une relation renouvelée avec le public.
DÉFINITION. L’expression film performatif insiste et rencontre un certain succès. Mais comment la définir exactement ? L’adjectif performatif emporte avec lui deux significations : l’une, proprement linguistique, selon les critères proposés par Austin, relative aux verbes performatifs qui réalisent une action par le fait de leur énonciation, selon des conditions sociales déterminées, à l’instar des verbes baptiser ou promettre, la seconde relevant du champ plus général de la performance artistique depuis les années 1960. On assiste chez certains artistes ou cinéastes à une pratique performative du cinéma à la jointure de ces deux significations. Difficile de totalement séparer ces deux définitions : la performance au sens artistique, qui insiste sur la primauté de l’événement et de l’expérience, emporte une dimension performative au sens linguistique. Le performatif ne s’applique plus seulement aux actes de langage mais caractérise aussi nos conduites sociales, politiques, sexuelles [4]. Il s’agit ici de performer le film en son absence. Le choix des qualificatifs adoptés par les artistes pour définir leur performance traduit la relative instabilité du format : conférence, conférence illustrée, conférence performative, projection, conférence-performance, conférence non-académique. Observons dans un premier temps ce que le film performatif n’est pas en le distinguant d’une conférence, d’un film, d’une pièce de théâtre ou d’une performance.
CRITÈRES.
— 1. Le film performatif emprunte souvent la forme de la conférence par la présence d’un orateur ou d’un lecteur face à un auditoire. Notons la présence éventuelle de certains éléments propres à la dramaturgie de la conférence : table, lampe, ordinateur, micro, lutrin, verre d’eau, écran de projection —; position assise ou non du conférencier —; choix ou non d’une amplification de la voix. L’artiste peut choisir d’exhiber les outils techniques de sa conférence (réglages en direct, présence du bureau de l’ordinateur sur l’écran), devenu lui-même une manière de projectionniste, d’appariteur ou de bateleur, à l’instar des séances de Jean-Marc Chapoulie, ou au contraire de présenter une continuité visuelle sans heurt ni rupture, véritable film augmenté de sa seule parole, à l’instar d’Alexis Guillier ou de Rabih Mroué. Sans doute la présence du corps de l’artiste, la place de la parole, l’adresse au public, la possibilité d’un débat à l’issue de la séance accusent-elles la dimension performative de la conférence qui réfléchit ses propres conditions de possibilité en parcourant une archive (Graeme Thomson et Silvia Maglioni), en évoquant un film à venir impossible et virtuel (Uriel Orlow), en confondant fiction et document (Alexis Guillier), en analysant des images trouvées sur YouTube (Rabih Mroué). La forme du métalogue batesonien affleure en filigrane [5]. Peut-on imaginer, comme le suggère Franck Leibovici, la simple conversation comme film performatif ?
— 2. Le film performatif peut partager certains traits propres à la séance cinématographique : la présence d’un public, l’horaire, l’obscurité de la salle, la projection sur un écran. Il recourt très souvent à la projection d’images, fixes ou animées, en présentant les extraits d’un film à venir, les ruines d’un film inachevé ou les fragments d’une archive, mais celle-ci est toujours accompagnée d’une parole ou d’une bande sonore en direct. Film bonimenté, en un sens, qui renoue avec le cinéma des premiers temps. La projection toutefois n’est pas une condition nécessaire. Le film performatif peut aussi emprunter la forme d’une simple lecture (pensons aux lectures de Marcelline Delbecq) ou d’une série d’instructions proposées aux spectateurs, performatif au sens strict en réalisant le film par son seul énoncé, dans le prolongement des travaux de Fluxus ou du lettrisme qui déconstruisent le protocole de la séance de cinéma en invitant le spectateur à produire son film imaginaire singulier [6]. L’artiste peut alors disparaître au profit d’instructions ou de consignes données aux spectateurs qui performent le film selon un protocole plus ou moins respecté.
— 3. Le film performatif participe du théâtre ou du spectacle vivant. Le choix des éléments de décor, les éclairages, le costume de l’artiste, l’activation (éventuelle) d’un script, la part de jeu, mais surtout la communauté formée par l’interaction entre le conférencier et le public rappellent les conditions d’une représentation théâtrale, même si le choix d’une intonation neutre, l’exhibition des paramètres techniques de la séance lui confèrent souvent un certain brechtisme, à la manière dont certaines expériences théâtrales contemporaines explorent les formes didactiques de la leçon, du colloque ou du débat. Sans doute ce retour du théâtre, longtemps refoulé dans l’histoire du cinéma, rappelle-t-il combien ce dernier entretient une relation originelle avec le spectacle forain et l’univers des attractions. Évoquons aussi les lectures de scénario par des acteurs ou, mieux encore, la présence de comédiens actualisant un film sur scène, jouant ou mimant une séquence, rappelant l’exercice de films sans pellicule proposé par Lev Koulechov à ses étudiants de cinéma dans les années 1920, performances théâtrales en regard d’une caméra virtuelle [7]. Il ne s’agit pas toutefois d’opposer la présence du film performatif à la médiation technologique. Le film performatif emporte sa part de technique par le recours aux outils : ordinateur, amplification sonore, projections. Le jeu même du conférencier prend parfois des allures d’automate, comme le suggère l’usage du micro ou du playback. Mais la boucle de rétroaction formée par la présence d’un public reste un élément déterminant du film performatif.
— 4. L’activation du film en direct par l’artiste, la mobilisation de son corps, la nature assez unique de l’événement, même s’il est susceptible de nouvelles présentations ou de reprises, relèvent de la performance [8]. L’artiste convoque un certain nombre d’éléments (extraits de films, images fixes, lectures, enregistrements sonores, musique en direct) qui favorisent la cristallisation d’un film virtuel ou en puissance, aussitôt démembré à la fin de la séance, selon la métaphore du « cinéma explosé » proposée par Graeme Thomson. À l’heure de la dissémination du cinéma dans l’espace public, le film performatif accuse l’instabilité du médium, son atomisation et ses reconfigurations virtuelles, à l’image de notre navigation sur Internet qui renvoie davantage, selon les termes de Lev Manovich, à une promenade dans l’espace qu’à une organisation du temps. Soulignons d’ailleurs combien la plupart de ces films performatifs usent d’images trouvées, samplées et détournées, soumises à de nouveaux agencements et éclairages, selon la tradition du found footage. Au fil de digressions et d’associations d’idées, le film performatif actualise un ensemble éphémère de références érudites et de souvenirs personnels, d’images trouvées et d’archives sonores, qui n’existe que lors de son énonciation publique. Difficile dès lors d’en rendre compte : le filmage de la séance, les photographies de la performance, la publication du texte lu ou improvisé ne sont que des pis-aller qui reconduisent les débats critiques sur l’archive de la performance [9]. Que penser de la photographie d’une silhouette tronquée par le couvercle d’un ordinateur, parcimonieusement éclairée, devant un écran de projection ? Le film performatif peut-il donner lieu à une description comparable aux découpages proposés par une revue comme L’Avant-scène cinéma qui retracerait minutieusement les gestes et les déplacements du conférencier, son discours et ses intonations, les images projetées sur l’écran, les sons diffusés ? L’exercice s’avère rapidement vertigineux. Ne sommes-nous pas en présence, pour reprendre l’hypothèse de Raymond Bellour, d’un « texte introuvable », par l’activation d’une œuvre rétive à la description au moment où le film traditionnel est devenu, lui, grâce à sa reproduction et diffusion numérique, un objet désormais manipulable, lisible, propre à la citation [10] ? Plus récemment, Bellour reprend son hypothèse en se demandant si l’installation ne renouvelle pas les enjeux théoriques du « texte introuvable » [11]. À cet égard, le film performatif, actualisé au moment de sa présentation publique, pouvant donner lieu à variations et rajouts au gré de ses reprises, participe également du « texte introuvable » filmique.
DU PERFORMATIF. Proposons cette définition du film performatif : un événement, unique ou susceptible de reprises, qui actualise, à travers une série d’énoncés, verbaux, sonores, visuels, corporels, émis par un ou plusieurs participants en présence de spectateurs, un film virtuel, inachevé, à venir ou imaginaire. Situé entre les différents médiums — conférence, film, théâtre, performance —, le film performatif en exacerbe chacune des puissances par une « dénudation du procédé ». Réduit à son simple énoncé, il s’actualise sous les yeux des spectateurs en exposant l’ensemble de la chaîne de fabrication, de la simple intuition à sa cristallisation plastique, renvoyant l’artiste à la fonction de producteur. S’agit-il d’une forme renouvelée d’intermédia selon le terme proposé par Dick Higgins en 1966 ? Higgins analyse de nouvelles pratiques artistiques situées entre les médiums (il situe les performances de John Cage entre musique et philosophie, ou les poèmes-constructions de Filliou entre poésie et sculpture), mais également, prenant acte d’une profonde mutation sociale, entre l’expérience artistique et l’expression de la vie elle-même (life medium), abolissant la frontière entre l’art et la vie. Higgins conclut son manifeste par ces phrases éclairantes : « Le vieil adage n’a jamais été aussi vrai que maintenant, à savoir dire une chose ce n’est pas la faire pour autant. Simplement parler dans nos mouvements ouvriers du Viêt-Nam ou de la crise ne garantit rien contre la stérilité. Nous devons trouver les façons de dire ce qui doit être dit à la lumière de nos nouveaux moyens de communication. Pour cela, nous aurons besoin de nouvelles tribunes, organisations, critères, sources d’information. Il y a beaucoup à faire pour nous, peut-être plus que jamais. Mais c’est maintenant que nous devons gravir les premières marches. [12] » Il est frappant qu’il se réfère au performatif ou plus précisément aux échecs du performatif (« quand dire, ce n’est pas faire »), qui constituent une part importante des réflexions d’Austin, pour évoquer une situation politique concrète. En observant ses propres conditions de possibilité, le film performatif excède le champ autonome de l’art pour envisager son dehors. L’occupation d’un musée, d’un centre d’art, d’une bibliothèque ou d’un appartement privé participe de cet enjeu [13]. Peut-on interpréter certaines situations sociales critiques comme des films performatifs ? Par exemple, l’occupation du parc de Gezi à Istanbul en juin 2013. S’agit-il d’un film performatif avec ses assemblées générales et ses forums, sa dramaturgie proche du théâtre épique brechtien, son art du montage des images et des slogans, son renversement de la relation entre acteur et spectateur ? Sans doute le film performatif a-t-il pour ressort ultime de créer une communauté par l’instauration d’une nouvelle interaction avec le public. Politique du film performatif.
SOUSTRACTION. Ne prend-on pas le risque d’être au diapason de la liturgie néo-libérale, comme le suggère Graeme Thomson dans son entretien, en répondant aux critères d’efficacité et de compétence ? D’une certaine manière, l’artiste promeut son propre travail par sa performance, il en est le bateleur parfois essoufflé. Mais en substituant à la réalisation du film son énonciation, il s’agit d’un « film en moins », favorisant une logique du retrait qui déréalise le film par soustraction. Performer un film au sens strict, dans la logique de l’efficacité et de la compétence, supposerait en effet sa réalisation, aux moyens de budgets dispendieux de préférence, accompagnés d’un battage promotionnel conséquent. L’hypothèse du film performatif propose au contraire la soustraction du film à venir, son suspens, son différé, au sein d’une communauté éphémère. À cet égard, on peut s’interroger sur la pertinence de l’adjectif performatif. Convient-il d’inventer un nouveau terme qui se tiendrait en deçà de la réalisation ? À relire attentivement Austin, on mesure à quel point un performatif peut échouer si ne sont pas réunies certaines conditions : contexte pertinent, personnes appropriées, sens de la sincérité. Austin consacre plusieurs chapitres aux échecs du performatif qui ne répond pas seulement, loin s’en faut, aux seuls critères de l’efficacité et de la compétence. D’où la fragilité du film performatif en quête de ses conditions de possibilité, jamais assurées, toujours incertaines, soumis aux aléas et aux échecs. Sans doute le film performatif ne fait-il qu’actualiser des puissances latentes du cinéma, laissées en jachère, au gré de nouvelles situations historiques. Il serait intéressant à cet égard de rebrousser l’histoire du cinéma élargi, par exemple, ou du paracinéma, pour observer les occurrences passées du film performatif. Les instructions Fluxus ou les séances lettristes, notamment chez un artiste comme Roland Sabatier qui aura exploré de manière systématique la discrétion et la retenue, au diapason d’une sorte de neutralité filmique, participent déjà de cette forme, accusant une indétermination essentielle du médium, échappant à toute affirmation qui le stabilise ou même le réalise, toujours à retrouver ou à réinventer. Le film performatif procède à une remédiation rétrograde au moment où le cinéma se transforme : outre le retour du bonimenteur, apparition sur scène du projectionniste, instabilité du support filmique, situation renouvelée de dialogue avec la communauté des spectateurs, nécessité d’une adresse, production d’une situation. Le cinéma sera performatif, ou ne sera pas.
Erik Bullot aux Laboratoires d'Aubervilliers pour la première séance du cycle Le Film et son double, en avril 2015
_crédit photo : Ouidade Soussi-Chiadmi
1.- Cf. Thomas Clerc, « Le régime didactique de la performance », artpress 2, n°18, Performances contemporaines 2, 2010, p. 103-112.
2.- Lire Pavle Levi, Cinema by Other Means, New York, Oxford University Press, 2012.
3.- Lire dans ce même numéro du Journal des Laboratoires le texte d’Uriel Orlow, « Film performance, conférence performance ».
4.- Cf. notamment Judith Butler, Le Pouvoir des mots. Politique du performatif, trad. Charlotte Nordmann, Paris, Éditions Amsterdam, 2004.
5.- Rappelons la définition du métalogue : « une conversation sur des matières problématiques qui doit se constituer de sorte que non seulement les acteurs y discutent du problème en question, mais aussi que la structure du dialogue dans son ensemble soit, par elle-même, pertinente au fond. » in Gregory Bateson, « Métalogues », in Vers une écologie de l’esprit 1, trad. F. Drosso, L. Lot et E. Simion, Paris, Seuil, 1995, p. 27-88.
6.- Cf. Andrew V. Uroskie, Between the Black Box and the White Cube, Chicago, The University of Chicago Press, 2014, p. 51-83.
7.- Cf. Pavle Levi, « Notes about General Cinefication », in Cinema by Other Means, op. cit., p. 77-104.
8.- Rappelons combien la séance de cinéma fut longtemps considérée comme une performance à travers le rôle du bonimenteur mais aussi celui du projectionniste qui littéralement performait le film dans sa cabine.
9.- Nous avons aussi décidé, en accord avec les participants, de ne pas enregistrer les séances du cycle Le Film et son double, qui n’ont donné lieu qu’à quelques photographies. La préparation d’un volume sera l’occasion de réfléchir aux modalités de restitution : entretiens, photographie, commentaires critiques.
10.- Raymond Bellour, « Le texte introuvable », Ça cinéma 7/8, 1975, repris dans l'Analyse du film, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 40.
11.- Raymond Bellour, « Trente-cinq ans après, le “ texte ” à nouveau introuvable ? », in Images contemporaines, Luc Vancheri (dir.), Lyon, Aléas, 2009, p. 17-33
12.- Dick Higgins, « Statement on Intermedia », publié dans Dé-coll/age, n°6, Wolf Vostell (dir.), Francfort/New York, Typos Verlag/Something Else Press, juillet 1967. Traduction Louis Desrenards.
13.- Les 1 et 3 mars 2015, l’artiste Pierre Mercier réunissait quelques spectateurs dans son propre appartement, invités à abandonner leur téléphone portable dès l’entrée, pour prendre place dans une pièce plongée dans la pénombre, douée d’une atmosphère propice aux transformations, et assister à la projection de son film Promenade obscure accompagnée d’une bande sonore diffusée en direct.