Le Journal des Laboratoires d'Aubervilliers 2016 2017
Beaucoup de nouveaux mondes naissent, tout le temps. Ils se construisent à la marge des systèmes dominants dont sont exclus ceux qui ne s’accordent pas avec la norme. Explorer la « Psychotropification de la société », comme nous l’avons fait lors de la saison 2015-2016 aux Laboratoires d’Aubervilliers, c’était ouvrir la porte aux invisibles et aux invisibilisés qui nous entourent. Ces derniers s’incarnent dans de multiples entités avec lesquelles nous devons composer, notamment les microcommunautés construites en réponse à des modèles qui ne leur correspondent pas – celles des entendeurs de voix, des trans, des prostitué-e-s, des consommateurs de drogues, des personnes atteintes de maladies rares, des personnes vivant avec des obsessions trop dérangeantes pour être révélées au grand jour et pour les partager comme des expériences qui pourraient se révéler communes à d’autres gens. Soit autant de puissances d’agir avec lesquelles nous devons composer progressivement un monde commun. À travers ces invisibles, c’est un autre rapport au monde qui se compose, nous amenant à considérer autrement les frontières qui nous entourent et à recomposer notre propre expérience.
Si, dans un premier temps, ce terme un peu barbare de Psychotropification, inventé pour l’occasion, nous a d’abord interloquées, il s’est révélé au final très évocateur pour pointer l’utilisation utrancière des médicaments psychotropes utilisés pour soigner les troubles mentaux. Un usage qui semble en effet servir les intérêts, dans le modelage abrutissant des êtres qu’il engendre, de ceux qui espèrent une obéissance sans dissidence des individus, de tous les individus qui composent la société. Nous avons ainsi, pendant une année, pensé ensemble les effets d’une médicalisation exponentielle des émotions, des situations et des conditions humaines, et renouvelé notre approche de la maladie et de la folie. En choisissant de tordre le langage pour fabriquer de toutes pièces cette expression de « psychotropification de la société », nous avons voulu explorer et inventer les bords et les profondeurs de cette expression et, dans la fiction dont elle est porteuse, mener l’effort de son explicitation et de son dépassement.
Depuis que nous avons lancé le projet du Printemps des Laboratoires, en 2013 — dont le principe est d’articuler recherches artistiques et théoriques, échanges ouverts à un large public via des formats d’ouverture publique qui s’inventent tout au long de l’année au gré des artistes et des personnes qui les traversent —, depuis presque quatre ans, donc, les thématiques que nous avons traversées n’ont eu de cesse de se faire écho. La question des communautés et du droit aux communs (Commun, Commune, Communautés, 2013) rencontre ainsi celle des formes d’art qui inséminent les mouvements de révoltes et de ontestations qui ont jailli notamment ces dix dernières années à travers le monde (Performing Opposition, 2015), laquelle rejoint la nécessité d’inventer d’autres modèles d’existence pour assurer sa survie, d’autres façons de considérer ce qui nous façonne intimement sans les réduire au silence et en acceptant toutes les formes qu’elles recoupent, des plus sacrées aux plus triviales (Psychotropification de la société, 2016). Le rapport entre art et travail et les expériences de l’art comme paradigmes d’un certain modèle de déconstruction de la valeur travail dans notre société (Ne travaillons jamais !, 2014) sont autant de feuilles de route qui mettent en lumière la volonté de ne pas se laisser enfermer et, surtout, de mettre en place les moyens concrets de réfléchir ensemble.
Le Printemps des Laboratoires #4 / © Ouidade Soussi-Chiadmi
Nous nous sommes donc attelées encore une fois, cette année, pendant les séminaires « pratiques de soin et collectifs » portés par Josep Rafanell i Orra, inscrivant la question de la gestion sociale du système de santé en dehors des dispositifs de contrôle et de normalisations des identités par la maladie. Ses invités ont partagé leur expérience de formes collectives de soin ou de résistance face aux dispositifs d’assignation à un statut de malade ou de déviant. À écouter leurs témoignages pendant un an, c’est notre langage qui s’en est trouvé transformé, en même temps que nos réflexes de désignation : la prohibition de la drogue et des travailleurs du sexe qui a tendance à précariser, et la pénalisation des usagers à conduire à plus de clandestinité, ont fait place à des pratiques d’autosupport et d’incorporations diverses.
Nous admirons des réseaux tels que le « réseau des entendeurs de voix » (REV), qui cherche à dé-médicaliser et dé-stigmatiser le phénomène de l’écoute des voix, à fuir les diagnostics qui ignorent l’histoire des personnes diagnostisées, et à redonner la parole et le pouvoir de gérer leur vie à ceux qui en ont été dépossédés par les autorités médicales. En lieu et place de la criminalisation et de la victimisation s’est installé le désir d’être attentif et d’offrir une place aux multiples pratiques de soins existantes et de construire de nouveaux lieux, comme autant de zones d’autonomie temporaire à défendre, quitte à fabriquer des « zones grises », entre légalité et illégalité.
C’est aussi à travers les ateliers de lecture que nous avons développé notre réflexion et les outils pour décrypter les dispositifs d’assujettissement au diagnostic médical et de pathologisation des expériences. Nous y avons reconnu comme fondamentaux et pertinents les liens que certains oeuvrent à mettre en place dans leur parcours personnel. Au fur et à mesure des ateliers s’est dessinée une bibliographie, qui nous a emmenés sur les pas du neurobiologiste François Gonon ou d’Ivan Illich, afin de contrer la vision génétique et biologique de la maladie psychiatrique à laquelle s’accroche la recherche, dangereuse parce que nécessairement réductrice. Nous avons abordé les questions de liberté, d’addiction et d’éthique de la décision avec la philosophe Avital Ronell, qui proclame, avec Walter Benjamin « un droit des nerfs ». Grâce à Vinciane Despret, nous avons décidé de faire confiance aux fantômes ; à Fernand Deligny, de fabriquer des réseaux de présence ; à Tim Ingold, de tisser des lignes de fuite. Paul B. Preciado nous a ouvert la voie des mutations engendrées par l’ingestion de biotechnologies, complexifiant l’identité sexuelle – une réflexion que nous avons poursuivie avec le psychiatre et psychanalyste Harold Searles – avant de finir par explorer, avec Deleuze et Guattari, des modes d’existence en deçà ou au-delà de l’individu, dans la rencontre de nos meutes intérieures.
Nous accueillons, dans ces pages du Journal des Laboratoires, certains des auteurs étudiés, et invités lors de l’événement final du « Printemps des Laboratoires #4 », en juin 2016 : un texte de Tobie Nathan sur l’ethnopsychiatrie qui passe par une déconstruction des pratiques psychanalytiques et leur décolonisation, de Jean-François Chevrier qui revient, de manière synthétique, sur ses recherches autour de l’hallucination artistique, et de Florent Gabarron Garcia, qui écrit, en quelques lignes, l’histoire de la psychothérapie institutionnelle, qu’il relie à l’histoire populaire de la psychanalyse. Enfin, le collectif Dingdingdong témoigne des formes singulières imaginées pour traiter de la maladie dégénérative d’Huntington, un temps surnommée « chorée de Huntington » à cause des gestes aléatoires et incontrôlables qu’elle provoque. Nous avons souhaité retranscrire également une discussion entre Magali Molinié et Pticarus, venus nous parler du réseau des Entendeurs de voix franciliens dont ils sont membres actifs, après avoir mis en place, pendant cinq jours, dans le cadre du projet de Dora García, un « Café des voix » à Pantin. C’est aussi l’occasion, dans ce premier cahier du Journal, de livrer les enjeux de la performance de l’artiste Grace Ndiritu, qu’elle poursuivra en présence d’un groupe de recherche constitué de chercheurs, de cuisiniers et d’artistes, en juillet 2017.
Un deuxième cahier est confié aux deux artistes en résidence depuis novembre 2015, Silvia Maglioni et Graeme Thomson, dont la pratique fait largement écho aux réflexions menées autour de la psychotropification, auxquelles ils ont pris part de manière particulièrement active. Leur projet cherche à habiter la dimension infra, « dans le sens de la rupture de règles et de codes établis, avec celle d’action infra comme forme d’intervention qui se déroule en deçà et au-delà du domaine de l’action », à travers un grand nombre de propositions textuelles, sonores et visuelles, faisant une grande place, dans un premier temps, à la matière noire du cinéma, puis s’orientant progressivement vers un désapprentissage du langage. À chaque fois, et les entretiens et retranscriptions de séances publiques de ce cahier en rendent compte, il s’agit d’ouvrir la recherche à l’expérience collective.
Silvia Maglioni et Graeme Thomson, Dark Matter Cinema, 2016 /
courtesy des artistes
Le troisième cahier reviendra sur le projet d’exposition de l’artiste plasticienne Katinka Bock qui s’est développé entre 2015 et 2016 depuis Aubervilliers jusqu’à Toronto, au Canada, où prendra forme une nouvelle étape de son projet Zarba Lonza au Mercer Union, en 2017. À ce projet, qui s’est développé en relation avec les commerçants d’Aubervilliers autour de l’échange, du don et contre-don, fait écho celui des écrivains Yoann Thommerel et Sonia Chiambretto qui se sont installés aux Laboratoires depuis janvier 2016 avec leur Groupe d’information sur les ghettos (le G.I.G.). Partant du constat que le mot ghetto s’est largement propagé dans les discours politiques comme une manière de stigmatiser sans distinctions des zones géographiques, des communautés, des comportements, des identités sociales et minoritaires et des modes d’existences, le G.I.G. s’est développé toute l’année en compagnie d’habitants d’Aubervilliers, de chercheurs et d’étudiants pour travailler à l’écriture de questionnaires qui complexifient cette question du ghetto, tout en la ramenant à l’expérience personnelle et subtile des personnes qui ont accepté de se prêter au jeu du questionnaire. Ce cahier livre ici des extraits des différents questionnaires, et un entretien avec les deux auteurs qui y exposent les ramifications artistiques, politiques et sociales que recoupe un tel projet.
Katinka Bock, Zarba Lonsa, Aubervilliers, 20015 / © Katinka Bock
Le dernier cahier poursuit une réflexion entamée dans le Journal de l’année dernière autour de la danse et des recherches qui y sont menées en dehors du seul espace du plateau, des formes qui impliquent entre autres de caler ses modes de production à la plasticité des pratiques elles-mêmes, non de la contraindre. À travers la pratique singulière de trois artistes, la danse apparaît, plus que jamais, plurielle. Chez Pauline Simon, elle est le lieu d’exploration de l’Apocalypse, puissant moteur à fictions. Pour Marinella Senatore, l’endroit de cristallisation et de représentations de savoir-faire partagés. Pour Claudia Triozzi, tantôt lieu d’auto-archivage, tantôt lieu d’hospitalité où inventer une nouvelle pédagogie de la recherche. En guise d’ouverture (et de promesse) à toutes les expériences que cette édition du Journal des Laboratoires, nous l’espérons, ouvrira, nous laissons le mot de la fin à Donna Haraway :
« Pour ma part, je veux des histoires. Avec tous les descendants infidèles des dieux célestes, avec mes compagnons de litière qui se vautrent avec moi dans de riches embrouilles inter-espèces, je veux fabriquer une agitation critique et joyeuse. Je ne résoudrai pas le problème mais penserai avec lui, me laisserai troubler par lui. La seule façon que je connaissance pour le faire est d’en appeler à la joie créatrice, à la terreur et à la pensée collective ». (1)
Alexandra Baudelot,
Dora García et
Mathilde Villleneuve
Le Journal des Laboratoires est disponible aux Laboratoires d’Aubervilliers (41 rue Lecuyer, 93300 Aubervilliers) et peut également être téléchargé sur le site internet : http://www.leslaboratoires.org/editions
1./- Donna J. Haraway, « Sympoièse, sf, embrouilles multispécifiques, gestes spéculatifs », in Didier Debaise, Isabelle Stengers (dir.), Gestes spéculatifs, « Colloque de Cerisy », Dijon, Les presses du réel, 2015.