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Tartuffe d'après Tartuffe de Molière
Discussion collective

Chaque vendredi, l’équipe du Théâtre Permanent et celle des Laboratoires se réunissent une heure pour discuter du développement des répétitions de la pièce en cours d’élaboration l’après-midi. Nous publions ici la transcription remaniée de ces réunions hebdomadaires qui ont concerné les cinq premières semaines de création de Tartuffe d’après Tartuffe de Molière.


VENDREDI 9 JANVIER

Gwénaël Morin 
Nous avons vu hier le film de Murnau (1), que je vous invite tous à regarder parce qu’il met les idées au clair. Je vous invite aussi tous à lire Tartuffe parce que ça vous permet de savoir de quoi il retourne. C’est une pièce géniale.

Géraldine Charmadiras
J’ai entendu dire que vous projettiez une mise en scène muette...

Gwénaël Morin 
Pour faire muet il faut d’abord faire parlant. Dans la mesure où nous sommes des acteurs, non des messies, nous n’énonçons pas une parole qui mérite d’être dite plus qu’une autre. Il s’agit de voir comment on prend la responsabilité de la parole et comment nous sommes transformés par le fait de dire ces mots-là, singulièrement. Ce qui m’intéresse en tant que spectateur, c’est d’entendre ce qui est dit, et de voir aussi comment celui qui le dit est transformé. Qu’est ce que cela provoque chez lui? Comment se positionne-t-il pour parler? etc.
Je pense à l’écriture de Molière. Il note des comportements humains. C’est plus une façon de noter que d’énoncer des choses. Ce qui serait formidable, c’est dans un premier temps de lire et de dire ce qui est écrit pour s’en détacher et pouvoir... le danser, pour aller vite. Quel corps et quelles relations entre les corps peut produire un texte?
Quand on sait à quel point Molière est brandi comme étant le fondement de la langue française moderne, dire que le théâtre n’est pas une histoire de parole mais une histoire d’acteurs m’intéresse. Muet ne veut pas dire que les amateurs de mime se régalent. Pour se payer le luxe de faire Tartuffe muet il faudra le passer au crible de la parole.

Stéphanie Béghain
Je ne suis pas tout à fait d’accord avec Gwénaël: Molière ne se réduit pas à la place des acteurs, Molière c’est un théâtre d’idées. Quand il monte Tartuffe il veut dire des choses précises sur la société dans laquelle il vit.

Gwénaël Morin 
Il veut surtout les agir, passer à l’acte, sinon c’est Diderot, c’est Voltaire, c’est un écrivain.

Stéphanie Béghain
Molière est un écrivain, il écrit en prose, en alexandrins, il produit une langue.

Gwénaël Morin 
Mais il écrit pour produire du comportement humain. C’est vrai que les alexandrins ne sont pas une chose à prendre à la légère, mais mettre un texte sur scène à un moment donné correspond au fait qu’il a quelque chose en plus que le fait d’être énoncé. Ce plus c’est qu’il est agi. Faire du théâtre n’est pas une façon ludique de faire de la philosophie ou des conférences. C’est quelque chose d’unique en soi où l’on voit des gens transformés par ce qu’ils disent et où le fait de les voir le dire nous apporte quelque chose sur le cœur des hommes, que l’on ne peut voir autrement. Écrire est une façon de... un outil, ce n’est pas une fin en soi. Qu’est-ce que ça apporte de le jouer? Soit ça n’apporte rien et ça ne vaut pas la peine de le jouer, soit quelque chose de singulier apparaît.

Tanguy Nédélec 
Cela signifie-t-il que vous envisagiez au cours des répétitions de découvrir que rien n’ap- paraît et qu’il faut laisser tomber?

Stéphanie Béghain
Nous avons fait un travail préalable aux répétitions au moment du choix des textes du Théâtre Permanent. Néanmoins, si la meilleure manière de raconter Tartuffe est de dire un autre texte, pourquoi pas.

Gwénaël Morin 
Permettez-moi une métaphore maritime... Avant que le canal de Panama n’existe, les bateaux qui faisaient la liaison entre San Francisco et New York devaient passer par le Cap-Horn... Quand ils descendaient, les vents étaient portants et ils passaient facilement, mais au retour les vents étaient contre eux et parfois ils ne pouvaient passer. Le capitaine décidait alors pour parvenir jusqu’en Californie de rebrousser chemin et donc de faire le tour du monde. Nous serons peut-être confrontés à un moment donné au Cap-Horn et il faudra rebrousser chemin. Il ne s’agira pas d’abandonner mais de faire demi-tour, pour aller plus loin.


VENDREDI 16 JANVIER

Gwénaël Morin  
La première phrase de la pièce donne la situation: «Que d’eux je me délivre». Madame Pernelle est harcelée par les gens de sa famille qui à ses yeux sont tous des hypocrites. Et Tartuffe tombe bien, il va redresser la situation. On a affaire à une famille d’hypocrites, décrite comme telle par Madame Pernelle qui va également devenir hypocrite, au sens où plutôt que de faire le choix de les affronter et d’essayer de les changer directement, elle s’en remet à un intercesseur, l’intercesseur absolu: la religion. Au lieu de leur dire «je te change», comme le théâtre a l’ambition de le faire, au lieu de faire tomber son masque et de leur parler, elle dit «regarde ceci, c’est cela qui est bien et je t’explique comment il faut le regarder». Du coup, je repense au film de Murnau et à cette espèce de fonction d’ellipse qui fait cinéma dans le cinéma. L’ellipse est dans la pièce. C’est-à-dire que ce qui se joue entre Madame Pernelle et sa famille — une espèce de ribambelle, une sorte de pantalonnade un peu formelle exagérée inspirée par la Commedia dell’Arte — fonctionne comme une sorte de pré-spectacle, de pré-Tartuffe qui résumerait la pièce dans un fait quotidien de famille, presque anecdotique. Et Molière déploie l’événement de cette scène dans l’ensemble de la pièce et ça devient archétypal.
Un autre élément m’encourage à voir ainsi Madame Pernelle, on l’a vu dans Lorenzaccio, on l’a aussi identifié quand on lisait les pièces grecques, c’est la pythie, une vieille sorcière qui ne mérite pas d’être écoutée mais qui fonctionne comme une espèce d’oracle dont la forme d’adresse au monde est repoussante. Cette première scène contient Tartuffe.

Guillaume Baillart 
Je ne suis pas d’accord avec l’idée selon laquelle le théâtre, contrairement à Madame Pernelle, changerait le monde de manière directe. Le principe du théâtre est de mettre des masques.

Grégoire Monsaingeon
C’est le principe de l’hypocrisie générale qui est posé. Tartuffe arrive dans un monde hypocrite, il ne l’amène pas avec lui.

Gwénaël Morin 
Le théâtre dit qu’il est théâtre, qu’il triche. Libre au spectateur de l’accepter ou non. Tartuffe dit qu’il ne triche pas. L’efficience de l’objet d’art est de la responsabilité de celui qui le regarde. On ne peut pas se passer de l’artifice mais disons-le. Pour dire ce qu’il y a dans Tartuffe, j’ai besoin de jouer ce personnage. Le théâtre est un outil de connaissance du monde unique, où la coïncidence entre le sens et l’émotion est la plus fine possible. Ce qui est très difficile à atteindre, à moins d’avoir beaucoup d’entraînement, avec la lecture de la philosophie par exemple. L’émerveillement face à la théorie philosophique demande un long travail. Le théâtre, quand il est bon, parvient à faire coïncider ce qui est de l’ordre du sensible et ce qui est de l’ordre du sens. Il permet un accès à la vérité qui n’existe nulle part ailleurs, une illumination.
Nous confondons souvent l’effet avec l’acte. Nous avons regardé ce film de Murnau, lu l’article de Rancière, et débattu des sensations qu’ils nous ont procuré. Nous pourrions avoir tendance à nous donner ces sensations — celle d’un homme qui s’absente à lui-même — comme la chose à accomplir. C’est impossible. C’est nous qui, au cours du travail, avons eu cette sensation et qui avons été heureux de la partager. Mais nous devons mettre en place un certain nombre d’éléments qui produiront peut-être cela, mais nous ne devons pas chercher à le provoquer, sinon nous sommes morts. Nous ne sommes pas là pour analyser et dire que nous avons compris, même de manière ludique. Nous sommes là pour tenter de faire fonctionner entre eux des éléments, des signes, pour faire naître le désir chez le spectateur de produire du sens.

Yvane Chapuis 
Quel est cet article de Rancière que tu mentionnes?

Gwénaël Morin 
Il s’agit d’un article (2) qu’il a publié sur le Tartuffe de Murnau. Il y est question de l’intrus: qu’est-ce qui s’interpose, qu’est-ce qui vient prendre la place laissée vacante par l’espace nécessaire au fait qu’on parle? Un média, quelque chose qui se met entre, qui s’immisce. Et pour Rancière, cette chose qui s’interpose entre Orgon et le monde est une ombre qui s’appelle Tartuffe. De la lumière se projette une ombre qui vient noircir les relations entre les gens, elles ne peuvent plus avoir lieu. Et quand il s’agit de faire du cinéma, c’est-à-dire de la photo 24 fois par seconde, la question de la source de l’ombre devient une question formelle cruciale. Et cette ombre qui devient une forme génère du sens, c’est une oeuvre d’art. Rancière déploie le sens, en se dégageant du sensible il construit un discours sur ce qu’il a ressenti face au film. Il quitte la sensation pour essayer de l’inscrire dans la raison. À sa lecture, nous sommes renvoyés à notre propre sensation de manière intelligente. Notre sensation prend de la valeur, parce qu’elle devient une construction de la pensée.

Yvane Chapuis
Pour votre part, vous êtes dans le champ du théâtre, et les alexandrins sont une forme particulière que vous disiez ne pas être à prendre à la légère. Qu’est-ce que cela signifie au juste?

Gwénaël Morin 
Les alexandrins sont une contrainte, ils contiennent quelque chose de l’ordre du pouvoir. Ce qui est intéressant, me semble-t-il, c’est leur perfection: comment arrivant dans un monde déjà créé, achevé, parfait, donc duquel je suis déjà exclu, puis-je inventer mon espace sans casser, sans abolir?

Guillaume Baillart 
Une contrainte est intéressante à partir du moment où l’on parvient à la dépasser, à s’en servir.

Gwénaël Morin 
Et cela peut prendre plusieurs formes. On peut lui faire allégeance, c’est-à-dire la faire fonctionner dans le plus grand respect d’une tradition notée par des experts. La contrainte devient alors une force, au sens où je suis capable de faire ce que tous les gens qui ont le pouvoir s’accordent pour dire que c’est ce qu’il faut faire. C’est une façon de faire partie du pouvoir. On peut aller chercher la force à plusieurs endroits, dans le fait de faire allégeance, de prolonger ou de faire opposition.

Barbara Jung 
La forme même de l’alexandrin génère une énergie particulière, différente d’un texte en prose.

Gwénaël Morin 
J’y vois une forme du pouvoir et une forme de refus de la liberté du comédien. Avec les alexandrins, tout se passe comme s’il était dit: «ne te soucie pas du sens, tu es là pour exécuter la forme». Comme un musicien dans un orchestre où il y a douze violons: «toi le violon, joue ta partition sans te soucier de l’ensemble, ceux qui ont la distance suffisante s’en chargeront». Il y a dans les alexandrins une façon de priver l’individu comédien de la responsabilité qu’il a à l’égard du sens de ce qu’il dit. Mais cela ouvre une autre forme de liberté bien entendu, celle de chanter, de faire de la musique, c’est-à-dire d’exercer une liberté là où c’est encore possible: dans les accentuations de forme, les accélérations ou les ralentissements de rythme.

Yvane Chapuis
Comment entendez-vous reprendre votre liberté alors?

Barbara Jung
Je ne suis pas d’accord avec cette vision de la partition. Avant de s’adresser à des acteurs, il y a l’auteur des alexandrins. Il est le premier contraint. Ensuite, une partition produit un type de vibration, un type d’imaginaire, une qualité d’être de l’auteur auquel le comédien se relie. Ce n’est pas uniquement un outil de pouvoir.

Gwénaël Morin 
S’astreindre à restituer un texte en alexandrins peut suffire en effet.

Stéphanie Béghain
Un alexandrin est avant tout une rythmique, c’est douze pieds multipliés par un nombre de vers. Qu’est-ce qu’on choisit de faire apparaître? Le sens du texte ou le rythme? Il n’y a pas de règle préétablie. Il s’agit de se demander comment on considère cette forme de langage. La diction baroque par exemple ne travaille que sur la musicalité de l’alexandrin. Il y a des gens comme Bernardi qui ont révolutionné tout cela dans la seconde partie du XXe siècle en s’appuyant par exemple sur le verbe de la phrase, en le considérant comme l’acmé de l’alexandrin. Certaines phrases peuvent faire vingt-quatre alexandrins. On peut choisir de filer l’alexandrin comme une machine à écrire file le texte. On peut aussi filer le sens en donnant un mouvement d’amplification jusqu’à l’acmé du verbe et ensuite aller vers la conclusion du sens. Ce sont deux possibilités techniques et poétiques différentes.

Gwénaël Morin 
Je pense qu’une langue quelle qu’elle soit est une forme du pouvoir. Comment nous saisissons-nous de ce pouvoir? Et avec les alexandrins, la langue est particulièrement dessinée. Pourquoi? L’affrontement est d’autant plus clair que l’arme est brandie. Comme dirait le cardinal Cibo dans Lorenzaccio: «quiconque veut me braver en face doit avoir une armure solide et sans défaut».


VENDREDI 23 JANVIER

Yvane Chapuis 
Cela fait deux semaines environ que vous vous êtes engagés dans les répétitions de Tartuffe, vous avez jusque-là travaillé à la table comme on dit et êtes passés très récemment à l’action pourrait-on dire. Comment s’est effectué ce passage?

Fanny de Chaillé
Nous avons commencé hier une approche globale de la pièce dans l’espace.

Guillaume Baillart 
Nous avons essayé hier une scène sur tréteaux — une espèce de boîte — nous mettant en représentation dans un rapport théâtral classique. Il y a également deux autres espaces, une sorte d’autel et un meuble-bar.

Yvane Chapuis
Comment ces trois espaces sont-ils apparus?

Fanny de Chaillé
À travers des discussions. L’idée du bar intégré à l’espace de représentation est là depuis le début du projet du Théâtre Permanent.

Guillaume Baillart 
Dans le contexte du bar intégré, la boîte répond à la nécessité de rendre visible les personnages. Nous avions également besoin de sortir de l’espace de représentation de Lorenzaccio, quadrifrontal. Le côté farcesque de Tartuffe nécessite de voir les corps entièrement, tandis que dans Lorenzaccio, dans la mesure où nous sommes assis avec les spectateurs, la frontière entre les moments d’apparition et de disparition des rôles est un peu floue. L’intégration du bar, la convivialité qu’elle instaure, répond aussi à la dimension carnavalesque de la pièce.

Yvane Chapuis
Que s’est-il passé entre le moment où vous travailliez à la table et celui où vous décidez de passer à la mise en espace?

Fanny de Chaillé
Nous mettre à bouger devenait nécessaire.

Julian Eggerickx
Nous gardons néanmoins le texte à la main.

Fanny de Chaillé
Des hypothèses d’attribution des rôles apparaissent.

Yvane Chapuis
Comment ces hypothèses apparaissent-elles?

Fanny, Guillaume, Julian 
Sur des propositions de Gwénaël, mais elles sont réversibles.

Barbara Jung
Nous nous étions également donnés jusqu’au 24 janvier pour essayer des choses et pouvoir, à partir de cette date-là commencer à apprendre nos rôles.

Yvane Chapuis
Le 25 janvier commence votre semaine de relâche, cela signifie-t-il que vos vacances consisteront à apprendre le texte?

TOUS
Oui... Non!

Grégoire Monsaingeon
À la fin de la semaine dernière, nous avons commencé à avoir une vision commune de l’architecture de la pièce — que nous pouvons encore appeler une hypothèse mais qui est vraisemblablement ce vers quoi nous nous dirigeons. C’est-à-dire que nous savons que nous ferons le sacrifice d’un certain nombre de scènes, que nous réunissons l’acte 1 et le début de l’acte 2 pour former une première partie et que trois pôles se dégagent.

Yvane Chapuis
Comment les choix de coupes sont-ils faits?

Grégoire Monsaingeon
C’est le résultat de discussions. Gwénaël nous interroge beaucoup sur notre compréhension de la pièce pour vérifier certaines de ses intuitions. Ce qui nous irrite parfois. Parce que nous avons le sentiment qu’il ne nous donne pas d’emblée ses hypothèses. Nous avons eu une discussion à ce sujet au cours de laquelle le processus de travail est apparu assez clairement: Gwénaël avance une intuition, qui par définition n’est pas encore très claire et à laquelle nous tentons d’adhérer sans savoir précisément où nous allons. Et suivant les propositions de jeu que nous faisons, il voit apparaître plus clairement une hypothèse qu’il est alors capable de nommer et qui devient souvent évidente, partageable en tout cas.

Tanguy Nédélec
J’avais cru comprendre que Guillaume ne jouerait que dans Lorenzaccio, tu répètes pourtant Tartuffe, est-ce que cela signifie qu’en définitive tu poursuis l’aventure du Théâtre Permanent?

Guillaume Baillart 
Non, mais dans la mesure où je participe aux représentations de Lorenzaccio le soir, je participe également aux répétitions de Tartuffe l’après-midi. A priori, je vais répéter Damis, le fils de la famille, et Gwénaël reprendra le rôle.

Tanguy Nédélec
Comment vis-tu le fait de répéter un rôle sans le jouer?

Guillaume Baillart 
Pour l’instant ça va, je te remercie. Il est possible néanmoins que je l’interprète sur scène les premières dates, nous devons encore en discuter, mais ça n’est pas l’urgence actuellement.

Yvane Chapuis
Vous reviendrez donc en février, après cette semaine de pause, avec le texte su.

Fanny de Chaillé
Pas vraiment, pour ma part j’ai besoin de l’espace pour l’apprendre.

Guillaume Baillart 
Nous allons nous le mettre en bouche.

Grégoire Monsaingeon
Le fait qu’il s’agisse de vers, nous nous apercevons qu’entre le premier jour où nous nous sommes penchés sérieusement sur le texte il y a deux semaines et aujourd’hui, nous avons évolué à l’intérieur, nous commençons à...

Stéphanie Béghain
...à parler en vers.

Grégoire Monsaingeon
En effet, nous parlons en vers entre nous dans les loges. Non, mais nous commençons à sentir telle respiration, à savoir jusqu’où elle peut s’étirer, si nous pouvons nous appuyer sur telle ponctuation, etc. La langue de Molière nous paraît simplement moins saugrenue.

Yvane Chapuis
Peut-on revenir sur les trois pôles que vous avez dégagés?

Grégoire Monsaingeon
L’un est ce que nous nommons le carnaval de la famille, les masques. Nous avons regardé la peinture de James Ensor. Madame Pernelle fait la description de chaque membre de la famille. Elle dresse en quelques vers le personnage de chacun. C’est cette idée qu’évoquait Gwénaël lors de la réunion précédente: la première scène est la démonstration de toute la pièce. D’une certaine manière, Molière dit: «maintenant que vous savez tout, je vais vous montrer». C’est le règne de l’hypocrisie, il existe un espace entre les aspirations profondes de chaque personnage et le masque de leur représentation sociale.

Yvane Chapuis
L’hypocrisie généralisée est pour vous le sujet de la pièce?

Guillaume Baillart 
Nous essayons davantage de décrire, de comprendre la mécanique de la pièce, que d’en repérer le sujet.

Fanny de Chaillé
Nous procédons à une forme d’inversion, en faisant l’hypothèse que Tartuffe est peut-être un homme normal, qu’il est le seul sans masque.

Grégoire Monsaingeon
Nous sommes davantage dans une tentative de trouver des manières de nommer des repères que de se fixer des objectifs. Les deux autres pôles que nous avons repérés sont d’une part la fissuration des masques, la dislocation de la famille, le théâtre des ombres au cours duquel on entre dans les méandres de chacun; et d’autre part le petit théâtre que recrée Elmire pour apporter la résolution à la problématique concrète de dénoncer Tartuffe.

Guillaume Baillart 
Il ne s’agit pas exactement de «pôles», nous pourrions peut-être plutôt parler de «moments».

Grégoire Monsaingeon
La question concerne le rythme. Nous avons d’ailleurs pensé remplacer certaines scènes par des chansons. Pour l’instant, les deux autres «pôles» sont moins décidés. Par exemple, la mise en place du théâtre d’Elmire, la manière dont elle va faire apparaître aux yeux d’Orgon que Tartuffe lui a menti, n’est pas résolue.

Barbara Jung
L’arrivée de Tartuffe est un révélateur des failles de la famille.

Yvane Chapuis
Quels sont les points qui font débat entre vous?

Guillaume Baillart 
Ils sont nombreux et de divers ordres. Il en existe au niveau de l’interprétation du sens de certaines scènes mais aussi au niveau de la méthode utilisée pour parvenir à une interprétation de sens. La semaine dernière par exemple, nous avons fait de nombreuses hypothèses sur les motivations des personnages à réaliser tel ou tel acte de parole. C’est-à-dire que nous avons imaginé des choses qui ne sont pas écrites dans la pièce pour nous expliquer certains de leurs comportements. Il peut s’agir de données psychologiques ou bien archétypales. Stéphanie n’était pas convaincue par cette méthode, et préférait s’attacher seulement à ce qui est écrit et au fait de le jouer. Et en effet, pour ma part, ce n’est par exemple qu’en essayant de jouer la scène où Tartuffe prend Orgon dans ses bras, qu’un tel comportement me paraissait possible. Car à la simple lecture de la situation, je ne parvenais pas à m’expliquer qu’Orgon puisse être aussi crédule.

Grégoire Monsaingeon
À l’issue de toutes ces discussions à la table — ou plutôt à la chaise, parce que nous n’avons pas de table... —, le fait de passer sur le plateau permet de fabriquer une dynamique qui se résout dans l’action physique. Gwénaël, tu peux peut-être repréciser d’où viennent ces trois espaces que tu nous as invités à investir hier.

Gwénaël Morin 
Cela vient d’une image de carnaval d’Ensor, mais aussi du fait que le théâtre de Molière est évocateur pour moi de théâtre de quartier, de tréteaux, fait bon an mal an par des amateurs naïfs. Plutôt que rejeter tout cela, je m’y suis précipité. Il s’agit de ne pas couvrir «ce sein que je ne saurais voir». Il s’agit d’accepter une certaine bêtise dont on voudrait se défendre. C’est toujours plus simple de se définir par rapport à ce qu’on ne voudrait pas faire.
Il fallait également créer un espace d’apparition. Cette boîte permet d’amplifier les gestes. J’ai pensé que je devais essayer ce que j’ai toujours fui: cette capacité qu’a le théâtre, ou n’importe quel cadre d’ailleurs, d’embellir une image.


VENDREDI 6 FÉVRIER

Isabelle Fabre 
Où en êtes vous des répétitions de Tartuffe?

Stéphanie Béghain
Nous avons déjà consacré une journée et demie au transfert de Lorenzaccio dans le hall d’accueil, puisque nous l’avions présenté jusque-là dans un autre espace.

Gwénaël Morin 
Nous sommes dans la merde pour l’instant.

Stéphanie Béghain
Une distribution a été faite, mais elle est encore tenue secrète.

Guillaume Baillart 
Nous avançons vers la catastrophe. Les textes ne sont pas appris, les décors ne sont pas faits...

Stéphanie Béghain
À un mois de la première de Lorenzaccio nous étions à peu près dans le même état, donc tout va bien.

Gwénaël Morin 
Nous en sommes au stade du gosse qui a reçu un vélo à Noël, qui a lu le mode d’emploi, qui monte dessus et qui commence à se faire mal dans le jardin. Nous en sommes là, il n’y a pas grand-chose à ajouter.


VENDREDI 13 FÉVRIER

Yvane Chapuis
Que s’est-il produit ces deux dernières semaines dans le cadre des répétitions de Tartuffe? Nous en étions restés au fait que vous aviez défini trois espaces de jeu et que vous étiez prêts à vous engager dans l’apprentissage du texte?

Guillaume Baillart 
Au niveau de l’apprentissage du texte nous n’avons pas menti, nous l’apprenons et nous commençons à le savoir.

Grégoire Monsaingeon
En revanche, il ne reste plus qu’un espace.

Gwénaël Morin 
Nous nous concentrons sur un théâtre de tréteaux. Au jour d’aujourd’hui, il y a un plateau qui fait 10 mètres par 2,50, donc une configuration plus traditionnelle que prévue.

Yvane Chapuis
Qu’est-ce qui a engendré la disparition des deux autres espaces?

Gwénaël Morin 
Le bar et l’autel reviendront peut-être. La scène sur tréteaux est ce qui reste, après expérimentation, d’une idée de cabane comme peut en réaliser Paul McCarthy, une sorte de maison pensée comme cadre d’apparition de tous les stéréotypes bourgeois. Et puis la scène est devenue suffisante et cela devient plus abstrait avec des moyens élémentaires. Nous nous rendons compte qu’avec un podium et des rideaux, nous parvenons à articuler le texte de Molière, ou, en tous les cas, à en donner une lecture possible.

Yvane Chapuis
À présent que le cadre est défini — que sa taille réduite limite considérablement les déplacements corporels et de fait limite probablement l’écriture de la partition physique au jeu des acteurs — que les coupes dans le texte ont été effectuées, que les rôles sont distribués, quels sont les éléments sur lesquels vous vous concentrez?

Gwénaël Morin 
Nous nous tournons de plus en plus vers un Tartuffe en trois actes qui pourrait être le Tartuffe fantasmé, celui du premier texte, celui que personne ne connaît puisque le manuscrit a disparu. Nous nous concentrons ainsi sur trois points de l’histoire. L’invitation de Tartuffe par Orgon chez lui, qui provoque des péripéties dans la famille. Orgon décide de donner sa fille en mariage à Tartuffe et chacun s’y oppose. À cela se greffe l’amour sincère (ou pas) de Tartuffe pour Elmire, la femme d’Orgon, et le bannissement du fils d’Orgon.

Stéphanie Béghain
Tout se passe comme si une opération — l’arrivée de Tartuffe — qui devait faire le bien de la famille produisait l’inverse, la faisait éclater à travers la saisie de ses biens. C’est en fait à l’accession à la propriété de Tartuffe que nous assistons.

Grégoire Monsaingeon
Notre travail actuellement est d’être de plain-pied dans l’articulation des scènes, dans une mécanique très rudimentaire d’espaces pour essayer de faire des schémas des déplacements des corps.

Gwénaël Morin 
Nous essayons de voir comment un corps qui s’interpose peut devenir le lieu de décharge de la colère de l’un et du désir de l’autre. Nous essayons de rendre les choses lisibles. Pour l’instant, je ne fais aucun travail de direction d’acteur, nous cherchons à mettre en place un cadre que nous devons élaborer le plus vite possible pour qu’il soit possible ensuite à l’intérieur pour chaque acteur de déployer au maximum, moins sous ma direction que sous mon oreille bienveillante, son interprétation des personnages. Il s’agit d’établir un cadre très précis sur lequel nous serons collectivement d’accord de sorte que la liberté des acteurs puisse ensuite s’épanouir.

Stéphanie Béghain
Penses-tu qu’il soit raisonnable que tu joues?

Gwénaël Morin 
J’ai commencé ce matin à apprendre le rôle de Cléante, et ça ne me fait pas vraiment peur, parce que je pense que ce personnage peut tenir de manière assez formelle. C’est un personnage récurrent chez Molière, qui pourrait être un succédané du choryphée, ou du chœur dans les pièces antiques, une espèce d’image interprétée comme le causeur, le moralisateur, qui intervient pour dire ce qu’il est bon d’en penser. Nous avons d’ailleurs d’abord imaginé faire un chœur de ce personnage, une articulation entre ce que tout le monde pense et l’influence que cela peut avoir. C’est un personnage à cheval, il a un pied par terre et un pied sur le plateau, il n’est pas réellement impliqué. Il aime parler, il aime mettre en péril les édifices idéologiques des différents personnages, mais sans implication. C’est-à-dire que si ce qu’il dit ne change rien ça ne lui fait pas mal. Il a un réel plaisir à dire et à exercer la forme de la parole, cela lui demande une grande maîtrise de la métrique et de la rythmique. C’est un hyper-technicien du verbe qui puise davantage sa joie dans l’exercice de cette dextérité que dans le fait de réussir par sa force à changer le cours des choses. C’est un peu comme un chanteur qui vient faire une démonstration de virtuosité. Mais en effet, pour ce qui est de la virtuosité en ce qui me concerne ne rêvons pas trop...

Stéphanie Béghain
En disant cela ce n’est pas à ta virtuosité que je pensais, mais au fait qu’un œil extérieur risque de nous manquer cruellement. Le déploiement de l’interprétation des personnages dont tu parles ne peut être laissé au hasard, il nécessite un accompagnement.

Gwénaël Morin 
Je suppose que Cléante, qui est à l’extérieur du plateau, me permettra de garder un oeil extérieur.
Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a plusieurs plans. Celui de l’image, avec les relations qui se tissent et se défont à l’intérieur de la famille sous nos yeux. Il y a aussi une sorte de plan technique tenu par le rôle de Dorine, la bonne, l’un des rares personnages à faire des apartés, à s’adresser au public, qui a accès aux portes dissimulées, aux confidences de chacun, qui telle une bonne qui fait tourner la baraque a le moyen de mettre en oeuvre le spectacle: ouvrir, fermer un rideau, allumer, éteindre la lumière. C’est celle qui produit des rapprochements, même si elle ne le fait pas délibérément. C’est elle qui dit à Tartuffe «attendez cinq minutes, Madame va venir», qui dit à Mariane: «tu dois parler comme ça», qui dit à Damis: «tu ne dois pas parler comme ci», etc. Elle n’a aucun rôle psychologique, c’est un personnage technique qui, dans le film de Murnau pourrait correspondre à la caméra. Et le troisième plan serait celui de Cléante, qui fait des commentaires, des pauses musicales, qui dit : «Bon! Récapitulons et voyons ce qu’il est bon d’en penser».
Je commence aussi à identifier tout ce qui dans la pièce est réversible. Molière inverse le rapport à la connaissance. Il fait de «regardez et vous saurez» «vous savez, alors regardez». «Tout croire sans rien voir» devient dans la bouche de Tartuffe «tout voir, sans rien croire». C’est notamment le cas d’Orgon qui voit tout mais qui ne croit rien. Et c’est ce qui nous conduit à une interprétation du personnage de Tartuffe rejoignant l’école Louis Jouvet, au sens où il est assez difficile de discréditer l’amour de Tartuffe pour Elmire. On peut dire qu’il n’a pas le droit de l’aimer parce qu’elle est déjà mariée, parce qu’elle est la femme de son ami, mais on ne peut pas dire qu’il ne l’aime pas. Il fait une déclaration d’amour à cette femme, et c’est nous, en ne le croyant pas, qui en faisons un menteur. Mais nous pourrions aussi aller jusqu’à lui donner une liberté qui paraît inacceptable.

 


 

 

 


 



 



 

ARF

1– Friedrich W. Murnau, Tartuffe, 1925.

2– Jacques Rancière, «Tartuffe muet» in La Fable cinématographique, Paris, Le Seuil, 2001.